Ci-dessus, William J. Levada, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi
Un Consistoire pour la
création de nouveaux cardinaux est une mosaïque composée
d’un grand nombre d’éléments divers. Il y a en
premier lieu ce que l’on peut appeler les “actes qui
s’imposent”: les barrettes de cardinaux qui sont
conférées de façon presque automatique, parce que si
elles ne l’étaient pas, la mission de ceux qui ne
l’auraient pas reçue se trouverait tellement rabaissée
que serait compromise leur possibilité de se maintenir dans le
siège où ils se trouvent. Il y a aussi – mais la liste
n’est pas établie selon une échelle hiérarchique
de priorité – les exigences de la tradition selon laquelle
telle ou telle ville a historiquement joui pendant longtemps du
privilège d’avoir à la tête de sa
communauté catholique un cardinal, c’est-à-dire une
personne qui fait partie du cercle relativement étroit des hommes
qui peuvent se targuer du titre de conseiller du Pape. Par le passé,
quand la catholicité comptait aussi en politique,
l’attribution du cardinalat entrait dans les jeux diplomatiques et a
déterminé d’historiques négociations entre le
Saint-Siège et les têtes couronnées, celles
d’Europe surtout. Aujourd’hui, la nomination d’un
cardinal est accueillie par les gouvernements avec un enthousiasme formel
dans la majorité des cas; avec – accompagnant l’hommage
–, dans un bon nombre de pays en voie de développement
où l’Église constitue souvent une barrière
contre les ambitions et les pouvoirs sans frein, cette
arrière-pensée: “va-t-il me gêner
d’avantage?”; avec une hostilité et un ennui à
peine masqués de la part des régimes en conflit avec Rome;
avec indifférence ou presque dans l’Occident qui, comme le
sait très bien Benoît XVI, est en train de se transformer en
une terre de nouveaux païens. Mais continuons à identifier les
morceaux de la mosaïque. Nécessité, tradition, et puis
la vision “géopolitique” du Souverain Pontife et de ses
collaborateurs les plus étroits, domaine dans lequel une voix
dotée d’une plus grande autorité peut être plus
utile, une présence plus “noble” peut constituer un
élément de sécurité pour le
développement de l’évangélisation. Enfin, les
idées, les convictions, les connaissances, les intuitions de celui
qui est au fond le seul responsable du Consistoire, à savoir le
Pape. Le Pape, avec son caractère, son style et son agenda dont,
dans le cas de Benoît XVI, à ce qu’il semble, certaines
pages sont connues de lui seul, vu le profond secret qui accompagne son
règne.
Maintenant que la grille a été
créée, cherchons à déchiffrer les choix du Pape
qui ont été communiqués le 22 février dernier,
au terme de l’audience générale du mercredi, avec ce
visage souriant et ce ton de légère auto-ironie qu’il
lui plaît parfois de prendre comme pour dire: vous voyez ce
qu’il me revient de faire! Un petit Consistoire: quinze cardinaux en
tout, dont douze votants, pour atteindre le “plafond” (il a
clairement dit qu’il ne voulait pas le dépasser) de cent vingt
cardinaux, dans la perspective d’un futur, et espérons
lointain, conclave. Mais il est intéressant de noter qu’entre
le 24 mars – jour de la célébration du Consistoire
– et le 29 mai 2007 quatorze cardinaux atteindront quatre-vingts ans.
Ils sont nombreux à penser à la Curie que Benoît XVI,
qui fêtera ses 79 ans le 16 avril prochain, a l’intention
d’abandonner le rythme triennal introduit par le “jeune”
Wojtyla pour la création des cardinaux et de colmater les
brèches qui s’ouvrent dans le collège cardinalice par
des réunions plus fréquentes et un nombre plus réduit
de cardinaux à créer. Tout laisse supposer qu’une autre
“fournée” de cardinaux pourrait avoir lieu avant
l’été 2007. Ainsi, entre autres choses,
s’apaiseront les anxiétés et les déceptions
causées par les exclusions, importantes et relativement nombreuses,
de ce premier rendez-vous de Benoît XVI avec le Sacré
Collège. Ou, du moins, les perplexités. Car, de fait, il
n’était pas si évident de laisser sans pourpre
cardinalice les titulaires de diocèses aussi importants que ceux de
Paris, Barcelone et Dublin. Il est vrai que Paris a Lustiger mais,
malgré tout, ne pas donner de barrette à
l’archevêque en charge de la capitale de la fille
aînée de l’Église… Sans parler de la
très catholique (autrefois) Irlande ou de l’orgueil catalan.
Ni des attentes de la Curie. Mais ici les choses deviendraient vraiment
très complexes; car le fait qu’à
l’intérieur du palais pontifical seules trois personnes
– William Joseph Levada, Agostino Vallini et Franc Rodé
– aient été honorées du titre cardinalice
autorise à penser que Benoît XVI a réellement
l’intention («comme un bon curé allemand» avait
dit le cardinal Lehmann) de procéder après Pâques
à une révision en profondeur du gouvernement central de
l’Église.
Benoit XVI
Est-il possible de discerner des lignes directrices
dans les choix opérés par le Pape? Nous allons essayer
d’indiquer quelques éléments qui mériteront
ensuite d’être approfondis. Le premier, évident, est
géographique: trois des neuf cardinaux diocésains
appartiennent à l’Asie: Chine, Philippines et Corée. Le
second, c’est le caractère d’un bon pourcentage des
futurs cardinaux: ce sont des combattants, des hommes habiles, capables de
se débrouiller dans la complexité du monde du
troisième millénaire mais qui ne craignent pas de prendre des
positions impopulaires ou de dénoncer des situations
d’injustice. Dans certains cas a peut-être joué
l’affinité doctrinale avec le Pape, lequel a montré
qu’il ne craignait pas de se fier à son jugement et à
son expérience. Il ne faut pas oublier, dans ce secteur particulier
comme dans les autres domaines du gouvernement, que pendant des lustres
Joseph Ratzinger a vu défiler devant lui, dans les visites ad limina, tous les
évêques du monde (et la Congrégation pour la Doctrine
de la Foi était une étape obligatoire, comme celle pour le
Clergé, durant le séjour romain); grâce à sa
mémoire, exceptionnelle, Benoît XVI a devant lui un
“échiquier” extraordinairement riche dans lequel il peut
pêcher – ou refuser de pêcher – ceux qui lui
semblent faits pour certaines tâches. Ajoutons que la
Congrégation qu’il dirigeait est celle où confluent les
signalements venant du monde entier, y compris ceux qui ne sont pas
particulièrement honorables. Et Benoît XVI n’est pas
homme à avoir des trous de mémoire.
L’Asie, comme nous l’avons dit, fait figure
de privilégiée, même si ce ne sont pas les chiffres
absolus qui ont motivé ce choix. Les catholiques à Hong-Kong,
3% de la population, sont une minorité comme en Corée du Sud,
où ils sont 6,6%. Et même aux Philippines, où ils
représentent la majorité (83%, unique pays à
majorité catholique en Asie avec le petit Timor oriental), les
chiffres absolus ne sont pas comparables à ceux du Vieux continent.
Mais Benoît XVI a regardé vers l’avenir. Et le
catholicisme asiatique semble beaucoup plus tonique que celui
d’Europe. Sur ces terres immenses, au moins la moitié de ceux
qui sont fidèles à Rome va à la messe le dimanche; le
nombre des baptisés (en majorité des adultes) augmente de 5%
par an. Les statistiques sur les “cadres” montrent qu’en
Asie on enregistre une augmentation du clergé et du personnel
religieux (plus 1422 en 2004), tandis que, dans la même
période, il y a en Europe une diminution de 1876 unités. Il
faut enfin souligner que l’Asie représente pour
l’Église le continent de l’avenir non seulement du point
de vue des pasteurs mais aussi de celui du troupeau: presque la
moitié de la population asiatique (qui compte au total 3,9 milliards
de personnes, les deux tiers de la population mondiale) est
constituée de jeunes au-dessous de 25 ans; sur ce continent vivent
80% des non-chrétiens du monde. Jean Paul II disait:
«L’Asie est notre tâche commune pour le troisième
millénaire»; une conviction que partage évidemment
Benoît XVI.
C’est naturellement la nomination de Joseph Zen
qui a éveillé la plus grande curiosité; il est
probable – au moins à en juger par la réaction de
Pékin – que la nomination n’a pas été
préparée diplomatiquement; mais par ailleurs, font remarquer
les spécialistes, Hong-Kong jouit encore d’un régime
particulier; la pression externe sur la Chine (motivée par des
rancoeurs de nature commerciale) sur le plan des droits de l’homme,
et donc sur celui des droits religieux, s’accentue et le gouvernement
ne peut l’ignorer complètement; il n’était donc
pas opportun, même si on en avait eu le désir, de se laisser
aller à des réactions excessives. L’Église
catholique en Chine est entrée dans une nouvelle phase, les pas qui
seront accomplis dans l’avenir conduiront probablement à une
unité plus grande des deux “rameaux”. En ce sens, Joseph
Zen, qui a passé des années à enseigner en Chine et
qui connaît très bien les séminaristes, les
prêtres et les évêques de l’Église
officielle comme de l’Église souterraine, constitue pour
Benoît XVI le pivot qui permettra par la suite à ce processus
de se développer. Il a en effet déjà travaillé
à renforcer les rapports entre les deux rameaux de
l’Église dont il est profondément respecté; et
sa nouvelle dignité ne pourra que lui fournir une autorité
plus grande.
Le choix de Nicholas Cheong, archevêque de
Séoul, est lui aussi marqué au signe de l’avenir;
c’est un regard tourné vers le Nord, où un
régime d’une cruauté presque irréelle rappelle
une époque passée, celle de la guerre froide. Quant à
la décision de donner un cardinal à Manille
(c’était en un certain sens un “dû” pour des
raisons qui tiennent à l’histoire et d’autres à
la géopolitique ecclésiastique), elle prend une valeur
particulière dans l’optique de
l’évangélisation, celle de tout le continent. Les
Philippines, comme on le sait, sont un pays d’émigrants: il y
a des millions de travailleurs philippins dans le monde, et en
Asie aussi; et cela fait d’eux une force missionnaire
laïque de grande pénétration et efficacité,
également et jusque dans les pays – les pays arabes du Golfe
ou même en Arabie Saoudite – où le simple
témoignage de sa foi peut se teinter d’héroïsme.
Joseph Ratzinger à l’occasion de sa première messe en tant que cardinal, le 29 juin 1977,
avec Paul VI
Ce que pense Benoît XVI de l’Europe et de
l’Occident en général, du point de vue de la foi,
n’est un secret pour personne. Mais nous pensons qu’il est
important d’aller voir ce que disait le cardinal Joseph Ratzinger en
2004, dans une rencontre qu’a rapportée l’agence Zenit.
«L’Église ne peut en substance se reconnaître dans
la catégorie “Occident”. Ce serait une erreur du point
de vue historique, empirique, théologique. Du point de vue
historique, nous savons que le christianisme est né au croisement de
l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, ce qui est aussi une
indication de son essence interne. Il est né dans une rencontre des
cultures comme capacité, possibilité et défi
d’une synthèse des cultures et comme possibilité de
transcender les cultures en quelque chose qui est l’être humain
comme tel et qui précède et transcende les cultures. Au
début, l’expansion du christianisme s’est faite
également en Orient, vers la Chine, l’Inde, la Perse,
l’Arabie, et en Occident. Malheureusement, après la naissance
de l’islam, une grande partie de cette chrétienté
orientale a disparu. Mais pas complètement, car il existe des
éléments de ces chrétientés historiques qui
témoignent de son universalité; et la
chrétienté européenne se divise elle aussi en
chrétienté occidentale et orientale. L’extension de
l’Église qui se rapporte à notre culture est donc
très vaste et se divise en différentes cultures. Du point de
vue empirique, non seulement nous avons ce grand héritage historique
mais le christianisme est présent, avec des minorités dont la
force spirituelle est reconnue, sur tous les continents. L’axe de la
chrétienté se déplace toujours plus vers les nouveaux
continents, vers l’Afrique, l’Asie, l’Amérique
latine. L’Europe est encore une source essentielle pour le
développement du christianisme, mais elle commence à se
mettre en marge justement avec la discussion sur son identité…
Il ne s’agit pas d’une attitude politique dictée par le
besoin de ne pas perdre en Afrique, en Asie ou en Amérique latine la
sympathie pour l’Église, mais d’une attitude
théologique. L’Église ne peut se reconnaître
simplement comme Occident et elle doit toujours et de nouveau transcender
sa définition occidentale et s’étendre
réellement vers l’universalité, en se transcendant
surtout elle-même vers le divin, qui est la seule
réalité susceptible de créer une communication des
cultures». Cette lecture, si elle est faite par un homme qui est
cardinal et chercheur, est une lecture historique; mais si la personne qui
la formule devient le responsable principal de l’Église
catholique, elle se transforme immédiatement en une base de
stratégie. Et elle permet peut-être de deviner quelle
direction va prendre Benoît XVI.
Nicholas Cheong Jin-suk, archevêque de Séoul,
avec le cardinal Stephen Kim Sou-hwan, archevêque émérite de Séoul
Et nous en venons au second élément que
nous pensons avoir identifié comme l’un des plus
caractéristiques de ce Consistoire. Il est évident
qu’à Benoît XVI plaisent les combattants; des personnes
qui sourient beaucoup, qui parlent à voix basse, qui ne perdent pas
leur calme mais qui circulent toujours avec un fer (éthique et
théologique, bien sûr) au côté et qui ne
craignent pas de s’en servir si et quand c’est
nécessaire. Prenons, par exemple, Jean-Pierre Ricard,
président des évêques français et
archevêque de Bordeaux. Un Marseillais souriant mais un homme qui
n’a épargné ni discours ni interviews contre «les
effets pervers de la loi sur les symboles religieux», contre une
conception extrémiste de la laïcité, pour
défendre les droits des malades en fin de vie, contre les mariages
homosexuels et contre ce qu’il a défini comme les
«effets liberticides» de la loi française sur
l’homophobie. Il n’a pas craint d’écrire au
président Chirac (favorable aux Turcs) pour rappeler que la
candidature turque à l’UE doit être
«étudiée selon le critère, entre autres, du
respect de la liberté religieuse». Ce n’est pas tout:
membre de la Commission «Ecclesia Dei», la commission
née pour faciliter la pleine communion ecclésiale des groupes
les plus liés à la tradition, il a adopté des
attitudes de dialogue qui auraient été impensables il y a
quelques années encore, dans l’atmosphère très
idéologique de l’Église française. Ricard avait,
d’ailleurs, “sauté” le Consistoire de 2003; et
donc, comme l’attribution de plus d’une barrette par pays est
impensable, dans un “bouquet” aussi restreint, vingt-trois,
dont la nomination est récente, peut attendre le prochain tour.
Cañizares, archevêque de Tolède, plaisante sur le fait
qu’on l’appelle le «petit Ratzinger»; mais
s’il a de l’étoffe dans le domaine de la doctrine, il
possède aussi une grande capacité de dialogue, même
dans l’Espagne de Zapatero. De Carlo Caffarra on peut dire beaucoup
de choses mais pas qu’il craint d’exposer ses idées,
aussi discutables qu’elles puissent paraître au politically correct régnant.
Sean Patrick O’Malley, archevêque de Boston, est un homme qui
ne craint pas les situations difficiles: appelé une première
fois à remettre sur pied le diocèse de Palm Beach
bouleversé par le scandale de la pédophilie, Boston lui a
été confié tout de suite après, et ce
n’est pas peu. Il est inutile de parler de Stanislao Dziwisz, tant
est connu et aimé l’homme qui a partagé une grande
partie de la vie de Karol Wojtyla, qui fait vivre, même après
sa mort, la dévotion que l’on a pour lui. Il faut au contraire
rappeler, dans la ligne toujours des pasteurs qui ont été
appelés à affronter les défis cruciaux pour leur pays
(et pour l’Église), l’archevêque de Caracas, Jorge
Liberato Urosa Savino, qui livre, en première ligne avec
d’autres prélats de ce pays, la dure bataille pour la survie
de la démocratie au Venezuela. Il a en face de lui un adversaire
comme Chavez. Et ce n’est pas peu. Il ne faut pas oublier non plus
que les trois “Asiatiques” dont nous avons parlé plus
haut ont une trempe de lutteurs; ils ont des façons et des domaines
différents, mais ont en commun de ne jamais reculer devant les
"pouvoirs forts" qui se trouvent dans leur horizon et de ne
jamais accepter de compromis avec eux. Et pour terminer le tableau, il y a
William Joseph Levada. Même s’il a répondu, alors
qu’on lui demandait s’il serait un “rottweiler” de
la Foi: «plutôt un cocker spaniel», le nouveau
préfet a déjà quelque peu montré les dents,
soit en s’opposant à la requête des évêques
américains de renvoyer la sortie du document sur l’admission
des gay dans les séminaires soit dans des enquêtes
personnelles fort délicates. Et c’est là, semble-t-il,
exactement le style de Benoît XVI; il y a juste un an qu’il se
plaignait de «la saleté dans l’Église».