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ART
Tiré du n° 06/07 - 2006

La Dernière Cène de Léonard de Vinci


Des années d’interprétations confuses et fantaisistes ont altéré notre façon de regarder ce tableau, dans lequel, en fait, l’auteur s’en tient fidèlement à l’Évangile de Jean. C’est presque un photogramme du moment le plus dramatique, celui où Jésus dit aux apôtres: «l’un de vous me livrera»


par Giuseppe Frangi


La Dernière Cène, Leonard de Vinci, Santa Maria delle Grazie, Milan

La Dernière Cène, Leonard de Vinci, Santa Maria delle Grazie, Milan

Quel regard jetons-nous sur le plus célèbre tableau de tous les temps représentant la Dernière Cène? Une question légitime après que des années d’interprétations confuses et fantaisistes ont altéré notre façon de regarder le chef-d’œuvre de Léonard de Vinci. Le best-seller de Dan Brown, qui fait de l’œuvre une lecture ésotérique, a déposé sur elle une sorte de patine déformante et réductrice. Elle n’est plus sous sa plume qu’un réceptacle de symboles indéchiffrables ou l’expression d’un théorème absolument improbable et en tout cas résolument anti-chrétien.
En réalité, dans ce grand tableau, Léonard reste, comme jamais dans sa vie, d’une fidélité profonde au texte évangélique. Sa Dernière Cène est comme un photogramme qui suit à la lettre Jean, chapitre 13, verset 24.
Comme nous le savons tous, nous nous trouvons dans le réfectoire d’un couvent; et, comme le voulait la tradition, à Florence surtout, il y avait souvent dans les réfectoires de grandes représentations de la Dernière Cène: il suffit de se rappeler les Cènes merveilleuses d’Andrea del Castagno, du Ghirlandaio ou d’Andrea del Sarto.
Engagé à Milan par Ludovico il Moro, Léonard importe cette tradition dans le réfectoire de l’église des dominicains de Santa Maria delle Grazie, qui était aussi l’église que le duc avait choisie comme “temple” de famille et dans lequel il avait projeté de se faire ensevelir avec sa femme Béatrice d’Este. Les échafaudages furent montés en 1495 et Léonard travailla à son rythme et dans son style: il écarta la fresque qui l’aurait obligé à adopter d’autres rythmes et peignit à la détrempe avec le résultat catastrophique que l’on sait.

Léonard invente un lieu vaste et spacieux prolongeant ainsi la pièce qui se ressent encore de l’étroitesse du gothique tardif. Mais dans cette salle qui semble tempérée par un merveilleux équilibre, Léonard introduit l’une des représentations les plus tendues et les plus dramatiques qu’ait connues l’Histoire de l’art.
Le grand artiste s’en tient en effet, avec la ténacité d’un chroniqueur, aux éléments du récit de l’évangile de Jean. Et dans ce récit, il choisit un instant, l’instant le plus déroutant et le plus angoissant. Jésus, assis à table, vient à peine de proférer l’annonce qui glace le sang dans les veines de ses commensaux: «En vérité, en vérité, je vous le dis, l’un de vous me livrera». Ces paroles résonnent aux oreilles des apôtres comme un coup de tonnerre et expliquent l’excitation qui s’est emparée d’eux. Comme des ressorts, beaucoup d’entre eux ont fait un bond sur leur siège. Des regards incrédules et teintés de soupçon parcourent la tablée. «Les disciples se regardaient les uns les autres, ne sachant de qui il parlait», écrit en effet Jean. Léonard lui fait écho, comme s’il était présent. Il fait la chronique de cet instant de désarroi en amplifiant le récit de l’évangéliste par un travelling sur tous les disciples assis autour de la table. L’artiste note dans le célèbre manuscrit Forster II, conservé au Victoria and Albert Museum de Londres: «L’un qui buvait, reposa sa coupe en tournant la tête vers celui qui avait parlé. Un autre croisa les mains et se tourna vers son compagnon, le regardant fixement… Un autre parle à l’oreille de son voisin et celui-ci l’écoute, il se tourne vers lui et lui tend l’oreille en tenant un glaive à la main… L’autre, en se tournant… renverse de sa main une coupe par-dessus son épaule. L’autre pose les mains sur la table et regarde. L’autre souffle sur une bouchée. L’autre se penche pour voir celui qui a parlé… L’autre se met derrière celui qui se penche et voit celui qui a parlé entre le mur et celui qui est penché».
Léonard concentre alors son gros plan sur un moment encore plus précis, celui que raconte l’évangéliste au verset 24. «Un de ses disciples, celui que Jésus aimait, se trouvait à table tout contre Jésus»: Jean se rappelle très bien ce détail puisqu’en fait, c’est de lui qu’il parle. Parmi les apôtres, personne ne sait comment s’adresser à Jésus, personne ne sait comment lui arracher le secret de ces terribles paroles. Thomas ne le sait pas, lui qui, de son doigt tendu (celui avec lequel il “touchera” le corps du Seigneur après la Résurrection) semble implorer des éclaircissements. Pas plus que Jacques, fils de Zébédée, qui, les bras grand ouverts, semble paralysé dans son effroi. Pas plus non plus que Philippe qui, un peu craintivement, pose ses mains sur sa poitrine comme pour dire qu’il n’a rien à voir dans cette affaire.

Seul Pierre, qui est doté d’un plus grand sens pratique et d’une plus grande expérience, sait ce qu’il faut faire pour sortir de cette situation angoissante. Aussi appelle-t-il Jean auprès de lui et l’incite-t-il à questionner Jésus. Il est conscient que Jean est l’apôtre préféré de Jésus, le seul. Léonard saisit cet instant précis dans un respect étonnant de la psychologie des personnages: Pierre a appelé auprès de lui Jean et lui murmure quelque chose à l’oreille. Et si la fresque était un film, nous verrions dans la séquence suivante la scène célèbre et partout représentée de Jean qui incline la tête pour la poser sur la poitrine de Jésus.
Pierre serre déjà dans son autre main, laquelle pointe derrière le personnage de Judas, un glaive. C’est un Pierre lucide et fougueux, prêt à tout pour défendre Jésus, comme il va le montrer quelques heures plus tard, au Jardin des oliviers, lorsqu’il tranchera avec ce glaive l’oreille de Malchus, l’un des soldats venus arrêter le Seigneur.
Mais le tremblement de terre que Jésus a provoqué par son annonce a déjà déterminé un ordre précis: Judas semble exclu de la série des apôtres, implacablement seul, avec sa maudite bourse remplie de pièces qu’il serre dans sa main. Il est présent, mais c’est comme s’il était déjà loin, irrémédiablement étranger, ennemi.
De cette façon, revue fragment par fragment, cette représentation de Léonard de Vinci que nous avons vu un nombre incalculable de fois, redevient ce qu’elle est réellement: une très fidèle reconstitution de l’un des moments les plus dramatiques de l’histoire humaine. Une reconstitution précise comme celle d’un chroniqueur; mais surtout une reconstitution exacte des dynamiques humaines, que seule l’intuition d’un génie pouvait réaliser. Et après avoir posé sur elle un regard finalement libre, il est difficile de penser que les choses ne se sont pas réellement et simplement passées ainsi…


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