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Tiré du n° 06/07 - 2006

Notes prises durant la quatrième leçon de don Giacomo Tantardini sur “Augustin témoin de la Tradition” Université de Padoue - Année universitaire 2003-2004 - Mardi 18 mai 2004

Colloques sur l’actualité de saint Augustin


Plus enim erat amicos docere humilitatem, quam inimicis exprobrare veritatem. Il était en effet plus important d’enseigner à ses amis l’humilité que de défier ses ennemis avec la vérité (Saint Augustin, Sermo 284)


par Giacomo Tantardini


L’incredulité de Thomas, Caravage, Postdam - Sanssoucis, Bildergalerie

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Vincenzo Milanesi,
Recteur de l’Université de Padoue

Je suis heureux de saluer les étudiants, les enseignants, les autorités et toutes les personnes présentes dans cette salle pour la conclusion de cette septième édition des colloques sur l’actualité de saint Augustin.
C’est un rendez-vous si familier pour l’Université et pour moi-même que vous me permettrez de dire très brièvement combien je suis satisfait de la formule de la lectio (qui est manifestement toujours appréciée), de l’organisation (qui regroupe des associations d’étudiants importantes et qualifiées) et de la réponse des autorités et des mass media mais également du public.
Réfléchir aussi longtemps sur un seul auteur est un fait singulier. Nous avons dit à plusieurs reprises que nous nous trouvons devant un grand non seulement de l’histoire de l’Église mais aussi de la pensée. Mais il n’est pas le seul à cumuler ces deux caractéristiques.
Saint Augustin semble, ces derniers temps, connaître, même dans les journaux non spécialisés, un succès particulier. On a beaucoup parlé de lui à l’occasion de l’exposition de Milan “Ambroise et Augustin” qui vient de se terminer mais il y a eu aussi le fait que la maison d’édition Città Nuova est arrivée à la fin de la monumentale édition et traduction italiennes de ses œuvres.
Mais l’insistance avec laquelle les quotidiens évoquent eux aussi la personne du saint semble aller au-delà de ces événements, aussi importants soient-ils. J’ai été particulièrement frappé, il y a une quinzaine de jours, par une série d’articles consacrés au saint d’Hippone par Il Sole 24Ore. Parmi les différents titres, il y en avait un qui me semblait fortement rappeler la façon dont saint Augustin a été lu dans nos cours ces dernières années: «“Seul ce qui réjouit l’esprit le nourrit”: c’est dans cette sentence que se trouve la clef de son actualité».
Et en effet, le personnage d’Augustin, grâce, entre autres, à la façon dont Tantardini nous a aidé à le redécouvrir ces dernières années, ne nous inspire pas seulement l’inévitable sentiment de respect et d’admiration que suscite un philosophe ou un théologien extraordinaire. On trouve en effet en lui, pour peu que l’on s’attarde sur ses pages comme nous l’avons fait ces dernières années dans les colloques, une fraîcheur et une nouveauté qui semblent lui appartenir en propre comme un don totalement personnel et particulier.
Je crois que le secret de la fascination qu’exerce saint Augustin réside dans cette fraîcheur que nous ont fait découvrir les leçons de ces dernières années et que c’est elle qui explique qu’ils aient été nombreux – enseignants et étudiants de toutes les facultés – à les apprécier. Et c’est surtout pour cela que je vous remercie et que je vous souhaite de continuer sur la route sur laquelle vous vous êtes engagés.
Aussi pouvez-vous compter dès à présent sur ma sympathie et mon soutien personnels ainsi que sur ceux de l’institution universitaire que je représente et qui sera heureuse de vous recevoir à nouveau tous, à commencer par don Giacomo, l’année prochaine, dans le grand amphithéâtre, pour le huitième cycle des lectures de saint Augustin.


don Giacomo Tantardini

Je vous remercie également tous pour la cordialité avec laquelle vous avez suivi ces rencontres en me pardonnant mes limites. Je trouve un peu de réconfort dans cette pensée de saint Augustin: «Melius est reprehendant nos grammatici quam non intelligant populi / Il vaut mieux que les intellectuels nous critiquent plutôt que les personnes simples ne comprennent pas»1. Je remercie en particulier Monsieur le Recteur, notamment pour les paroles qu’il nous a adressées aujourd’hui et pour son hospitalité si généreuse dans cette Université.
La lectio d’aujourd’hui devrait être une lectio brevis, ne serait-ce que parce qu’il s’agit de notre dernière rencontre et que le mois de mai est la période des examens, la période des pré-vacances. Je voudrais seulement lire deux passages. Le premier a été distribué à tout le monde, le second se trouve dans le livret que vous trouvez joint au dernier numéro de la revue 30Giorni2. C’est la transcription de la dernière leçon, la troisième de cette année.
Le thème de cette rencontre, des lectures d’aujourd’hui, pourrait être formulé ainsi. La dernière fois, j’ai fait allusion au fait que ce n’est pas nous qui sommes le sujet du témoignage chrétien mais Jésus-Christ. Le témoignage est le geste de Sa présence, vivante, agissante. C’est le témoignage de Jésus-Christ (cf. 1Co, 1, 6)3. Si donc le sujet du témoignage est sa présence vivante, agissante, en quel sens nous aussi, en tant que disciples du Seigneur, sommes-nous témoins de Lui, «témoins de Sa résurrection» (cf. Ac 1, 22)? La réponse à cette question est comme donnée par avance par la réflexion de saint Augustin que j’ai suggéré de placer sous l’illustration de couverture du livret édité par 30Giorni: «In parvulis sanctis ecclesia Christi diffunditur»4. L’Église du Christ se diffuse à travers de petits saints, à travers des enfants saints. Les deux lectures d’aujourd’hui tenteront de dégager les images et le contenu de cette expression. Enfants saints veut dire petits, personnes humbles5, sur le visage et dans les gestes quotidiens desquels se reflète la présence du Seigneur. Le témoignage chrétien est le reflet d’une présence. «Nous réfléchissons comme en un miroir la gloire du Seigneur» (cf. 2Co 3, 18).


1. Sermo 284, 6

Commençons à lire. Le premier passage est tiré d’une homélie qu’Augustin fit à Carthage. Il avait été invité par l’évêque de cette Église pour la fête des saints martyrs Marianus et Jacques, qui se célébrait le 6 mai. Augustin va à Carthage, préside l’Eucharistie et prononce cette homélie pendant l’Eucharistie. Le passage que nous lisons est la conclusion de ce sermon adressé à la grande communauté de Carthage. Par rapport à la petite Hippone, Carthage était vraiment une métropole.
«Propter nos pati voluit Christus. / Le Christ a voulu souffrir pour nous. / Ait apostolus Petrus: “Pro vobis passus est, relinquens vobis exemplum, ut sequamini vestigia eius”. / L’apôtre Pierre dit: “Le Christ a souffert pour vous en vous laissant un exemple, pour que vous puissiez suivre ses pas”. / Pati te docuit, / Il t’a enseigné à supporter la souffrance / et patiendo te docuit [comment t’a-t-il enseigné à supporter la souffrance?] / et il te l’a enseigné en souffrant lui-même sa passion. / Parum erat verbum, nisi adderetur exemplum. / La parole aurait été peu de chose si l’exemple n’y avait été joint. / Et quomodo docuit, fratres? / Et de quelle façon a-t-il enseigné, mes frères? / Pendebat in cruce, / Il était suspendu à la croix, / Iudaei saeviebant / les Juifs étaient en rage». Ici, le terme juifs indique seulement ceux qui, au pied de la croix, voulaient sa mort, car Jésus lui aussi était juif. Marie, sa mère, et les premiers disciples étaient tous juifs6. Juifs n’indique donc pas ici la totalité d’un peuple, mais seulement des personnes appartenant à ce peuple;
«in asperis clavis pendebat, sed lenitatem non amittebat. / il était attaché à la croix par des clous durs, mais il ne perdait pas sa douceur. / Illi saeviebant, illi circumlatrabant, illi pendenti insultabant; / Ceux-ci étaient en rage, ils aboyaient autour de lui, ils l’insultaient alors qu’il était suspendu à la croix; / quasi uno summo medico in medio constituto, phrenetici, circumquaque saeviebant. / le seul excellent médecin était au milieu des fous qui, tout autour, s’acharnaient avec rage contre lui [summo, qui est sans égal, sans pareil; medico, comme quelqu’un capabe de guérir leur cœur]. / Pendebat ille, et sanabat. / Il était suspendu à la croix et il guérissait [Mais comment guérissait-il?] / “Pater” inquit “ignosce illis, quia nesciunt quid faciunt”. / “Père”, dit-il, “pardonne-leur parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font”». Il guérissait ainsi en pardonnant. La nature humaine blessée par le péché originel peut être guérie non à travers une longue ascèse éthico-religieuse, mais à travers le pardon: «Père, pardonne».
«Petebat, et tamen pendebat»: Augustin parle en grand rhéteur. La conversion d’Augustin, comme c’est le propre de la conversion chrétienne, a exalté toutes ses qualités humaines, naturelles, y comprises celles qui concernent sa culture, ses compétences .
«Petebat, et tamen pendebat; / Il priait [demandait] et pourtant il était suspendu à la croix; / non descendebat / il ne descendait pas de la croix / quia de sanguine suo medicamentum phreneticis faciebat / parce qu’il faisait de son sang un médicament pour ceux qui, furieux, s’acharnaient avec rage contre lui. / Denique quia verba petentis Domini, eiusdemque misericordiam exaudientis, quia Patrem petiit, et cum Patre exaudivit; / À la fin, comme les paroles du Seigneur qui demandait miséricorde [«Père, pardonne-leur parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font»] étaient ausi les paroles de celui qui [comme Dieu] les écoutait, parce que [comme homme] il pria le Père et [comme Dieu] il exauça avec le Père [comme homme, il demanda pardon et comme Dieu, il exauça cette demande de pardon], / quia illa verba non potuerunt inaniter fundi / comme ces paroles ne purent être proférées en vain / post resurrectionem suam sanavit quos pendens insanissimos toleravit / après sa résurrection le Seigneur guérit ceux qu’il avait supportés pendant qu’il était suspendu à la croix, alors que, furieux, ils criaient contre lui».
Et c’est ici que commence le passage pour lequel j’ai lu ce sermon d’Augustin. Je voudrais faire une brève remarque d’actualité, On a parlé ces jours-ci – les autorités civiles y comprises, comme, par exemple, le président du Sénat [Marcello Pera]–, de vérité, de timidité dans l’affirmation de la vérité, de relativisme, et on a émis des idées que l’on est libre de partager ou non. Je voulais seulement dire que la grâce de la foi peut offrir une intelligence nouvelle du contenu, entre autres, des mots que le monde emploie, comme le mot vérité. Dans le passage d’Augustin que nous allons lire maintenant, vous pourrez saisir cette nouvelle intelligence des choses par rapport aux schémas du monde (cf. Rm 12, 2).
«Ascendit in caelum, misit Spiritum Sanctum; / Il monta au ciel, il envoya l’Esprit Saint / nec se illis ostendit post resurrectionem, / et il ne se montra pas de façon visible après la résurrection à ceux qui l’avaient crucifié, / sed solis fidelibus discipulis suis, / mais [il se montra visiblement] seulement à ses disciples fidèles / ne quasi insultare se occidentibus voluisse videretur / pour ne pas sembler vouloir presque défier ceux qui l’avaient crucifié. / Plus enim erat amicos docere humilitatem, quam inimicis exprobrare veritatem. / Il était en effet plus important d’enseigner à ses amis l’humilité que de défier ses ennemis avec la vérité». La vérité n’est pas une possession que l’on peut utiliser comme un défi. C’est une pure confessio, une pure reconnaissance7. Cette remarque de saint Augustin me semble avoir une actualité évidente et surprenante. Il était plus important d’enseigner à ses amis l’humilité que de défier ceux qui l’avaient tué, ses ennemis, avec la vérité.
«Resurrexit: plus fecit quam illi exigebant, non credendo, sed insultando, / Il est ressuscité, il a fait plus que ce que ceux-ci exigeaient, non pas en croyant mais en insultant / et dicendo: “Si filius Dei est, descendat de cruce”. / et en disant: “S’il est le fils de Dieu, qu’il descende de la croix”. / Et qui de ligno descendere noluit, de sepulcro surrexit. / Et celui qui n’a pas voulu descendre de la croix est ressuscité du sépulcre. / Ascendit in caelum, misit inde Spiritum Sanctum; implevit discipulos, / Il est monté au ciel, il a envoyé du ciel [du Père] l’Esprit Saint, il a rempli [de grâce] les disciples; / correxit timentes, fecit fidentes / il a corrigé ceux qui avaient peur [ils l’ont tous abandonné par peur. Augustin parlera de Pierre, de sa peur et de sa trahison. Il a corrigé, c’est-à-dire il a soulagé ceux qui avaient peur. Corriger dans le sens de soulager] et il les a rendus croyants en lui [confiants en lui]. «Petri trepidatio in fortitudinem praedicatoris repente conversa est. / Et la peur de Pierre, en un instant, [repente] a été transformée en la force du témoin». Ce repente [en un instant] est un des éléments les plus surprenants de l’événement chrétien. Je suis allé, il y a deux mois, voir les fouilles de l’ancien baptistère de San Giovanni alle Fonti, sous la cathédrale de Milan, où Ambroise, dans la nuit de Pâques 387, a baptisé Augustin. Au temps d’Ambroise, la cathédrale de Milan, dédiée à sainte Tècle, une martyre d’Asie Mineure, s’élevait sur l’actuelle piazza Duomo, et le baptistère se trouvait sous le parvis de la cathédrale actuelle. Après les fouilles, on a reporté sur une plaque de marbre les vers composés par Ambroise pour le baptistère dans lequel Augustin a été baptisé. Le poème se termine par cette image: «Nam quid divinius isto / qu’y a-t-il de plus divin que le fait / ut puncto exiguo / qu’en un bref instant / culpa cadat populi? / disparaisse la faute d’un peuple?»8. Puncto exiguo est identique à repente: en peu de temps, en un instant, dans le geste du Baptême, disparaît la faute de tout un peuple. C’est, en face de toute l’ascèse religieuse et morale, quelque chose de bouleversant. En un bref instant. Non pas au terme d’un long chemin mais en peu de temps. Et Augustin ne pouvait pas ne pas connaître l’hymne de Pâques composé par Ambroise, Hic est dies verus Dei, et ne pas en avoir été surpris. L’hymne de Pâques d’Ambroise est l’expression de l’étonnement devant le fait que le bon larron, le bon assassin, crucifié à la droite du Seigneur, entre immédiatement au Paradis. «... Iesum brevi quaesiit fide». Le bon assassin a cherché Jésus avec une foi petite, brève, d’un seul instant, «iustosque praevio gradu / praevenit in regnum Dei» et ainsi avec un petit pas, il a précédé tous les justes dans le royaume de Dieu. C’est cela le christianisme. Un instant suffit. Un instant de reconnaissance, de demande, supplici confessione: «Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton royaume» (Lc 23, 42). Il en a été ainsi pour cet assassin. Il en va ainsi pour chacun de nous dans l’instant du sacrement de la Confession. Repente. Ce n’est pas le terme d’une longue conquête, mais un instant de demande et de grâce9.
Puis Augustin décrit l’instant dans lequel Pierre est passé de la peur au témoignage.
«Unde hoc homini? / D’où vient cela à cet homme? [d’où vient à Pierre qu’il passe de la peur au témoignage, du fait de renier à celui de témoigner?] / Quaere Petrum praesumentem, invenis Petrum negantem... [presumere peut aussi ne pas être, disons, quelque chose de mauvais. Presumere veut dire pré-tendre quelque chose. Donc devancer. Prétendre quelque chose avant. Avant le don du Seigneur10] / Cherche Pierre qui présume et tu trouves Pierre qui nie, / quaere Deum adiuvantem, Petrum invenis praedicantem / cherche Dieu qui aide [la grâce de Dieu qui se penche vers Pierre] et tu trouves Pierre qui témoigne». Suit un passage sur la peur de Pierre et sur le fait d’être rendu témoin en un instant. En un instant / repente.
«Ad horam trepidavit infirmitas, / Quand vint le moment, la faiblesse [de Pierre] eut peur, / ut praesumptio vinceretur, non ut pietas deleretur / et cela pour que le fait qu’il prétende[le fait qu’il veuille devancer] fût vaincu, non pour que sa piété fût effacée». C’est très beau cela. En effet lorsque Pierre a trahi le Seigneur, il l’aimait. C’est quelque chose d’émouvant. Ils sont comme cela, les péchés chrétiens, les péchés de notre fragilité. Même quand il l’a trahi, Pierre aimait Jésus. Il l’a trahi par fragilité mais la pietas qui le liait au Seigneur n’a pas été détruite. Et cela, c’est quelque chose de surprenant. Péguy dit que la tragédie moderne, c’est que les péchés ne sont plus des péchés chrétiens11. Les péchés chrétiens sont des péchés et ils peuvent même être des péchés mortels, c’est-à-dire qui privent de la grâce de Dieu12, mais ils n’effacent pas ce dernier sentiment d’affection à l’égard de Celui qui a rempli le cœur de grâce et de joie.
«Implet ille Spiritu suo, / Jésus remplit de son Esprit / et facit praedicatorem fortissimum, / et fait un témoin très fort / cui praesumenti praedixerat: “Ter me negabis”. / de celui auquel, quand il présumait [quand il voulait devancer, fort de sa bonne intention], il avait prédit: “Tu me renieras trois fois”. / Praesumpserat enim ille de viribus suis / Pierre avait en effet présumé de ses forces [il avait eu confiance en ses forces] / non de Dei dono / non de la grâce de Dieu / sed de libero arbitrio / ma de sa capacité de choix. / Dixerat enim: “Tecum ero usque ad mortem”. / Il avait dit en effet [à Jésus, avant la Passion]: “Je serai avec toi jusqu’à la mort”. / Dixerat in abundantia sua: / Il avait dit dans son élan généreux: [in abundantia sua: je pense que l’on peut traduire cette expression ainsi: il n’y avait pas, en soi, de méchanceté dans sa présomption, elle était l’expression d’un élan généreux] / “Non movebor in aeternum”. / “Je ne vacillerai jamais” [ici Augustin cite le psaume 29]. / Sed qui in voluntate sua praestiterat decori eius virtutem / Mais celui qui, dans son dessein, avait donné à Pierre la splendeur de la vertu / avertit faciem suam, et factus est conturbatus. / a détourné de lui son regard et Pierre est tombé. / “Avertit” inquit “Dominus faciem suam”; / “Le Seigneur”, dit-il, “a détourné son regard”; / ostendit Petro Petrum / et ainsi il a montré Pierre àPierre», il a rendu évident à Pierre qui était Pierre, à savoir un pauvre homme qui trahissait. Il a fait voir à Pierre qui il était, quelle force avait sa bonne intention;
«sed postea respexit / mais après il l’a regardé / et Petrum firmavit in petra / et [le regardant] il a confirmé Pierre dans la pierre [dans la grâce de la foi]». Comme il est beau ce respexit. La foi de Pierre, les larmes de Pierre sont un reflet de ce regard. «Quem Dominus respicit salvat», dit saint Ambroise13.
«Imitemur ergo, fratres mei, quantum possumus, in Domino passionis exemplum / Autant que nous le pouvons, mes frères, imitons dans le Seigneur l’exemple de la passion. / Implere poterimus, si ab illo poscamus adiumentum, / Nous pourrons imiter cet exemple si nous lui demandons son aide, [les paroles que je vais lire décrivent toute la vie chrétienne] / non praeveniendo sicut Petrus praesumens, / non en devançant [non en voulant pré-venir, non en voulant aller au-delà de ce que le Seigneur donne] comme Pierre lorsqu’il présumait / sed sequendo et orando / mais en suivant et en demandant [en priant] / sicut Petrus proficiens / comme Pierre lorsqu’il marchait en grandissant». L’expression proficiens m’a frappé. Parce que l’on grandit ainsi. On grandit en ne voulant pas devancer. Dans la vie chrétienne, on grandit en suivant et en priant. En suivant la venue de la grâce et en demandant. On grandit ainsi. Et cela, par rapport aux critères du monde, aux critères, disons même, bons de la religion, de l’éthique, de l’éducation de la cité des hommes, est quelque chose d’incomparable14. Dans la vie chrétienne, on ne grandit pas en devançant quelque chose, en possédant en propre quelque chose. On grandit en suivant et en demandant.
«Quando enim Petrus ter negavit, quid evangelista dicit, attendite: / Quand, en effet, Pierre renia la troisième fois, faites attention à ce que dit l’Évangéliste: / “Et respexit eum Dominus, et recordatus est Petrus”. / “Le Seigneur le regarda et Pierre se rappela”. / Quid est: “respexit eum”? / Que veut dire “le regarda”? [je ne sais pas si l’exégèse que propose saint Augustin de ce passage de l’Évangile est la plus exacte. Elle suggère en tout cas quelque chose qui est ce qu’il y a de plus émouvant du point de vue de l’expérience humaine] / Non enim Dominus in facie corporali eum tamquam commemorando respexit / Le Seigneur ne le regarda pas physiquement dans les yeux comme pour lui rappeler son péché». Comme c’est beau! Cela arrive aussi au père et à la mère face à leur enfant. On peut regarder l’enfant pour lui rappeler ses caprices. On le rend ainsi plus triste et on le confirme dans ses caprices. Le Seigneur n’a pas regardé Pierre ainsi, il n’a pas regardé Pierre comme pour lui dire: «Tu as vu? Tu m’as trahi». Il ne l’a pas regardé ainsi pour lui rappeler qu’il l’avait trahi.
«Non sic est: Evangelium legite. / Ce n’est pas ainsi: lisez l’Évangile. / Dominus in interioribus domus iudicabatur, / Jésus était jugé à l’intérieur de la maison, / Petrus in atrio tentabatur / Pierre était tenté dans l’atrium. / Ergo “respexit eum Dominus” non corpore, sed maiestate; / Et ainsi le Seigneur l’a regardé non avec son corps mais avec sa divinité; / non oculorum carnis intuitu, sed misericordia altissima / non avec le regard des yeux de chair, mais avec une très grande miséricorde». Le regard de la miséricorde est un autre regard15. Le regard de la miséricorde engendre le souvenir d’une beauté, d’une gratitude. Le souvenir de la première rencontre, de toutes les fois que Jésus, pendant ces trois ans, l’a regardé ainsi. Le regard qui rappelle le péché engendre au contraire le souvenir des péchés (cf. He 10, 3) et donc seulement une tristesse plus grande.
«Ille qui averterat faciem suam, respexit eum, et factus est liberatus. / Celui qui avait détourné son regard le regarda, et Pierre fut rendu libre». Il est beau ce factus est liberatus. «Ipsa est enim vera et sana libertas»16. Liberté sana, c’est-à-dire guérie de la blessure du péché. Liberté vera c’est-à-dire qui correspond à sa nature. C’est la liberté embrassée. C’est la liberté du désir satisfait, accompli.
«Ergo praesumptor periisset, nisi Redemptor respexisset. / Et ainsi Pierre qui avait présumé aurait péri si le Rédempteur ne l’avait regardé. / Et ecce / Et voici que [parce qu’il l’a regardé ainsi] / lacrymis suis ablutus, / lavé par ses larmes [larmes de joie, de gratitude pour avoir été regardé ainsi17], / correptus et ereptus praedicat Petrus. / corrigé et relevé, Pierre témoigne. / Praedicat qui negaverat; / Celui qui avait auparavant renié témoigne; / credunt qui erraverant. / et ceux qui auparavant s’étaient éloignés, croient. / Valet in phreneticis medicina illa sanguinis Domini. / Le médicament du sang du Seigneur est efficace pour les méchants. / Bibunt credentes quod fuderunt saevientes / En croyant ils boivent ce sang qu’ils avaient versé dans leur fureur».
C’était-là le premier passage. Augustin avait écrit dans les Confessions: «Pourquoi, Seigneur, m’as-tu fait lire les livres des philosophes néo-platoniciens? Pour que par la suite, quand j’ai lu l’apôtre Paul et quand tes mains ont soigné les blessures de mon cœur, je comprenne la différence inter praesumptionem et confessionem / entre le fait de présumer et celui de reconnaître»18. Confessio est la pure reconnaissance d’un événement présent. Gratia facit fidem19. Si c’est l’attrait d’un événement présent qui sucite la reconnaissance, la foi ne peut être utilisée comme un contenu avec lequel on puisse défier. Le regard de Jésus («Respexit eum et factus est liberatus») ne peut être quelque chose que nous possédons nous, avec quoi nous défions les autres. Comme elle est actuelle cette simplicité chrétienne, cette absence de défense chrétienne.


2. Sermo 213, 8

Lisons maintenant le passage contenu dans la note 53 de la page 27 du petit livre édité par 30Giorni. Augustin est en train de commenter le Credo des Apôtres qui contient tout ce qu’il faut croire20. Dans le petit Credo des Apôtres est contenu tout ce que nous devons croire. Augustin commente ici les dernières expressions.
«Iam quod sequitur ad nos pertinet. / Ce qui suit désormais nous regarde. / In* sanctam Ecclesiam». Vous voyez qu’à côté de In il y a un astérisque; c’est parce que dans de nombreux manuscrits In n’apparaît pas. Cela aussi est significatif. En effet, on croit en Dieu le Père, on croit en Jésus-Christ son fils unique, on croit dans l’Esprit Saint: on ne croit pas en soi “en” l’Église, on croit à “ l’Église”. On affirme une donnée. La foi est proprement seulement dans le Seigneur21. C’est pourquoi, dans de nombreux manuscrits l’In n’apparaît pas. Et ainsi nous aussi dans le Credo que nous récitons à la messe nous disons: «Je crois à l’Église, une sainte, catholique et apostolique».
«Sancta Ecclesia nos sumus / C’est nous qui sommes la sainte Église, / sed non sic dixi “nos”, quasi ecce qui sumus, qui me modo audistis. / mais je n’ai pas dit “nous” comme pour indiquer les personnes présentes, vous qui venez de m’écouter». C’est nous qui sommes la sainte Église. Mais ce n’est pas comme dire nous ici présents dans cette salle. C’est un nous dans un horizon qui confine au ciel.
«Quotquot hic sumus Deo propitio christiani fideles in hac ecclesia, id est, in ista civitate / Tous autant que nous sommes, ici, par la grâce de Dieu, de chrétiens fidèles en cette église, c’est-à-dire en cette ville [Hippone], / quotquot sunt in ista regione, / tous autant qu’ils sont[par la grâce de Dieu de chrétiens fidèles] dans cette région, / quotquot sunt in ista provincia / tous autant qu’ils sont


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