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L’HISTOIRE DE JOSEPH...
Tiré du n° 08 - 2006

Il pensait que c’était la gare d’arrivée, mais au contraire…


Ses anciens élèves racontent la dernière période d’enseignement de Ratzinger à l’Université bavaroise qui venait à peine d’être inaugurée. Entouré de l’estime de ses étudiants et de l’affection de ses frères, le professeur de Théologie dogmatique croit être arrivé à ce qui est pour lui la situation idéale. Mais Paul VI viendra bouleverser ses projets


par Gianni Valente


Une photo panoramique de Ratisbonne et du Danube

Une photo panoramique de Ratisbonne et du Danube

À Ratisbonne on vit bien. Le Danube qui coule lentement, les ruelles piétonnières et les tours patriciennes du centre historique, les chants liturgiques des Regensburger Domspatzen, le chœur des “moineaux du Dôme” qui accompagne les messes solennelles dans la cathédrale gothique Saint-Pierre: tout concourt à donner cette impression d’urbanité vivante et tranquille qui, héritée d’époques importantes, est le visage paisible et aimable de ce que l’on appelle la civilisation européenne d’Occident. Une touche de grâce ordinaire, accentuée peut-être par le destin qui a transformé plus d’une fois la ville en un avant-poste, une sorte de sentinelle qui s’est trouvée à la frontière avec d’autres mondes. Quand les Romains la fondèrent, on entendait dans l’ancienne Castra Regina les indéchiffrables langues des Celtes, avant que d’autres peuples venus de l’Est ne renversent l’Empire. Dans la seconde moitié du siècle dernier, à moins de quatre-vingt kilomètres de la ville bavaroise, passait la frontière avec la Tchécoslovaquie. La ville se trouvait donc sur la frontière qui séparait l’Occident de ce monde “autre” qu’était le socialisme réel.
En 1968, dans la ville voisine de Prague, le printemps de Dubcek est balayé par les chars d’assaut soviétiques, tandis que, dans les universités d’Occident, la révolte des fils de la bourgeoisie revêt l’habit de la subversion marxiste de l’ordre social. L’année précédente, l’État libre de Bavière a inauguré, à Ratisbonne justement, sa quatrième Université et, de l’avis de certains, la faculté de Théologie devrait avoir comme mission spécifique la confrontation avec l’univers communiste: il faut bien faire quelque chose, analyser avec une rigueur théologique toute germanique ces urgences de l’histoire que beaucoup, dans l’Église, commencent à interpréter comme les signes avant-coureurs de l’Apocalypse, comme les craquements d’un monde qui va s’écrouler. Il y a des gens qui voudraient dès le début confier la chaire de Théologie dogmatique de la nouvelle Faculté au professeur Joseph Ratzinger. Le brillant théologien du Concile, ce professeur estimé de tous, a quitté en 1966 la Faculté de théologie de Münster et a accepté l’”appel” de la Faculté de Tübingen pour se rapprocher de son Heimat, sa terre natale de Bavière, laquelle est toujours pour lui – et surtout pour sa sœur qui l’entoure de soins maternels – l’objet d’une poignante nostalgie. Heinrich Schlier, le grand exégète catholique venant du luthérianisme, ami de Ratzinger depuis les années où ils enseignaient ensemble à Bonn, l’a averti: «Attention», lui a-t-il dit, «Tübingen n’est pas la Bavière». Joseph et sa sœur Marie s’en aperçoivent vite. Mais, s’il est séduit par ce transfert à Ratisbonne en 1967, à l’ouverture de la nouvelle Université, il résiste pourtant à la tentation: il a débarqué depuis peu avec un déménagement considérable dans la prestigieuse citadelle de la théologie souabe et surtout il n’a aucune envie de se mêler de tous les problèmes technico-logistiques qui accompagnent les phases de rodage des nouvelles institutions universitaires. C’est ainsi que la chaire regensburghese de Dogmatique est confiée à Johann Auer, son collègue au temps de Bonn. Mais deux ans plus tard, au début de 1969, tout a changé. À Tübingen, les convulsions de la rébellion ont saboté, dans la Faculté de Théologie aussi, le cours ordinaire de la vie universitaire: cours, examens, réunions sont devenus un champ de bataille: «Je n’avais pas personnellement de problème avec les étudiants. Mais j’ai vraiment vu comment s’exerçait la tyrannie, sous des formes parfois brutales», dira Ratzinger à propos de cette période, dans son livre-interview Le sel de la terre. «Au début de 1969», raconte Peter Kuhn, qui était alors assistant de Ratzinger, «j’ai rencontré Schlier. Il m’a demandé comment se portait notre “chef” à Tübingen. Je lui ai répondu que les choses n’allaient pas bien du tout. Il m’a alors dit: “Ils ont décidé à Ratisbonne de créer une deuxième chaire de Dogmatique. Je connais bien là le professeur Franz Mussner, qui enseigne l’Exégèse du Nouveau Testament. Je pourrais lui faire savoir que Ratzinger a changé d’avis et qu’il pourrait être intéressé par un appel de leur part”. “Oui”, lui ai-je dit, “ce que vous pouvez faire, faites-le tout de suite”». C’est ainsi qu’après l’été 1969, Joseph Ratzinger rejoint ce qu’il pense alors être son poste définitif. «Je voulais poursuivre mes recherches de théologie dans un contexte moins agité et je ne voulais pas être entraîné dans des polémiques continuelles», écrira-t-il dans son autobiographie pour justifier sa fuite de Tübingen. Selon son ancien élève Martin Bialas, aujourd’hui recteur de la maison des passionnistes près de Ratisbonne, les raisons étaient autres: «Son frère Georg était devenu directeur des Domspatzen. Se transférer à Ratisbonne voulait dire que les trois frères Ratzinger pourraient finalement vivre ensemble. Je suis sûr que cela a été la raison décisive de son arrivée ici et non les polémiques théologiques». Dans le bourg de Pentling, où il va habiter avec sa sœur et où il se fera construire en 1972 une petite villa avec jardin, Joseph Ratzinger dit la messe tous les jours, y compris le dimanche. Sa sœur est toujours à ses côtés: «Voilà, Joseph et Marie arrivent», disent en plaisantant les paroissiens quand ils les voient déboucher sur le sentier qui mène à l’Église.

Ratzinger, l’œcuménique
Quelles que soient les motifs premiers de son transfert, à Ratisbonne, c’est une nouvelle aventure qui commence pour Ratzinger. La Faculté de Théologie remplace l’École des Hautes Études en Philosophie et Théologie du diocèse et, dans les premiers temps, elle hérite du siège de cette dernière, qui se trouve depuis 1803 dans le cloître des dominicains, celui dans lequel avait oeuvré saint Albert le Grand. Toutes les activités universitaires seront très vite transférées dans les bâtiments du nouveau siège, à la périphérie de la ville. Pour se rendre à l’Université, Ratzinger emprunte habituellement les transports publics. Parfois ses élèves et collaborateurs l’invitent à monter dans leurs voitures improbables: la deux-chevaux Citroën de Kuhn, la plus sérieuse Opel Kadett de Wolfgang Beinert.
La nouvelle Faculté de Théologie est comme une table rase. Elle n’a pas derrière elle la grande histoire de Tübingen, mais cela comporte aussi des avantages: on peut travailler en toute liberté, sans sentir peser sur soi un passé encombrant. En comparaison du chaos soixante-huitard de Tübingen, la Faculté semble un îlot de tranquillité. Mais elle ne doit pas être considérée pour autant comme un bunker de la résistance réactionnaire face aux dérives de la théologie post-conciliaire. Parmi les étudiants, les mots d’ordre de la mobilisation politique sont les mêmes que partout ailleurs: «Pour la victoire du peuple vietnamien», dit une inscription en gros caractères rouges sur les murs du restaurant universitaire. Le corps professoral de la Faculté est tout entier de nomination récente. Les professeurs ont une sensibilité et un profil théologique différents, parfois même opposés. Les deux extrêmes sont représentés par le vieil Auer, fidèle à la théologie scolastique, et par Norbert Schiffers, qui enseigne la théologie fondamentale et qui est proche de la théologie de la libération. «À vrai dire», confie Martin Bialas, «on disait que l’évêque de Ratisbonne Rudolf Graber considérait aussi Ratzinger comme “un peu moderniste” et son arrivée à la Faculté l’inquiétait. Mais il n’a pas mis son veto comme il aurait pu le faire». Et en effet, les choix que fera Ratzinger et les initiatives qu’il prendra les années suivantes – thèmes et méthodes d’enseignement, participation à la vie de faculté, prises de position publiques – ne semblent pas correspondre au cliché du transfuge conservateur ou du théologien du Concile repenti.
Joseph Ratzinger sur une photo de 1971

Joseph Ratzinger sur une photo de 1971

Il suffit de parcourir les titres des cours et des séminaires pour voir comment l’actualité ecclésiale et théologique ainsi que le dialogue œcuménique avec les autres confessions chrétiennes sont toujours présents dans l’horizon des intérêts de Ratzinger. En 1973, son principal séminaire est centré sur les textes de la session plénière du Concile œcuménique des Églises, section “Foi et Constitution”, à laquelle il a pris part avec l’autre théologien allemand Walter Kasper. Dans le semestre d’hiver 1973-74, le cours principal de Christologie est accompagné d’un séminaire qui passe en revue toutes les “nouveautés” théologiques produites dans ce domaine par les auteurs contemporains, de Rahner à Moltmann, de Schoonenberg à Pannenberg. En 1974, le cours d’Ecclésiologie est accompagné d’un séminaire entièrement consacré à la Lumen gentium, la Constitution du Concile Vatican II. En 1976, le séminaire principal pose le problème de la possibilité pour l’Église catholique de reconnaître la Confessio Augustana, la formule de foi rédigée par le luthérien Philipp Melanchthon. Le séminaire valorise les arguments en faveur de cette reconnaissance, que soutient l’étudiant de Ratzinger Vinzenz Pfnür et que le maître semble lui aussi souhaiter. La méthode consiste là aussi à affronter directement et sans tabou les points cruciaux des problèmes. Comme le raconte le verbite Vincent Twomey, son étudiant dans les années de Ratisbonne, dans son livre Benedict XVI: The Conscience of Our Age. A Theological Portrait, «au début de chaque semestre, des étudiants de toutes les années et des disciplines les plus diverses se rencontraient dans l’une des plus grandes salles de lecture pour écouter avec attention et ravissement les lectures d’introduction de Joseph Ratzinger. Quelque fût le traité qu’il avait à étudier dans ce semestre (création, christologie, ecclésiologie), il commençait toujours par situer la matière dans le contexte culturel contemporain, puis à l’intérieur de la pensée théologique la plus récente, pour ensuite présenter son point de vue original, savant et systématique sur le sujet». La seule chose qu’il demande à ses étudiants, c’est de garder leur esprit critique en éveil, y compris devant les nouvelles formes de conformisme. Voici ce que raconte un autre étudiant de Ratzinger, Joseph Zöhrer, qui enseigne aujourd’hui la théologie à la Haute École des Études pédagogiques à Fribourg: «Il réagissait avec une fine ironie quand, dans la discussion, on utilisait des arguments peu solides. Une fois, un étudiant avait soutenu une thèse qu’il faisait reposer sur une simple citation du théologien Karl Rahner. Ratzinger lui a répondu en lui envoyant cette petite pique: “Il est singulier qu’après avoir légitimement déclaré son scepticisme à l’égard de la formule ‘Roma locuta causa finita’, on passe sans sourciller à la formule ‘Rahner locuto causa finita’”…».
Parmi ses collègues, il y en a avec lesquels Ratzinger a des affinités électives. Il se sent en particulier en accord avec les exégètes Mussner et Gross. Mais il garde toujours une attitude réservée, n’est pas de ceux qui cherchent à s’emparer du pouvoir dans l’Université et n’attire pas sur lui de sentiments conflictuels. «Par nature», explique Bialas, «ce n’est pas un homme polémique, ce n’est pas quelqu’un qui aime se battre. C’est pourquoi, j’ai toujours pensé qu’il a un peu souffert durant ces presque vingt-cinq années où il a dû accomplir la mission que lui avait confiée Jean Paul II à la tête de l’ex-Saint-Office». À Ratisbonne, les autres professeurs profitent de son caractère accommodant, qui s’avère très utile quand on cherche des compromis satisfaisants dans les querelles universitaires. C’est l’une des raisons pour lesquelles il est choisi pour être d’abord doyen de la Faculté puis même pro-recteur de l’Université. C’est en cette dernière qualité qu’il contribue lui aussi à écarter avec délicatesse la demande de cours de base de marxisme, patronnée surtout par les étudiants et par le personnel administratif à l’intérieur des organes de gestion de l’Université.

À l’école de la libre-pensée
Les cours de Ratzinger sont les plus courus de la Faculté. Ils a généralement entre cent cinquante et deux cents étudiants. Mais le plus impressionnant – et ce n’est pas sans susciter quelque jalousie – c’est surtout le groupe toujours plus nombreux d’étudiants venant de toute l’Allemagne et du monde entier qui demandent à faire, sous sa direction, leurs travaux pour le doctorat ou l’habilitation à l’enseignement universitaire. Un cénacle qui, à l’initiative de Peter Kuhn, de Wolfgang Beinert et du religieux des Schönstatt Michael Marmann, a déjà depuis Tübingen ses règles et son organisation, mais qui vivra son âge d’or dans les années Soixante-dix.
Joseph Ratzinger avec Hans Maier, ministre de l’Éducation de Bavière, et l’abbé Augustin Mayer, aujourd’hui cardinal, durant une pause café pendant le Synode de Würzburg, en 1971

Joseph Ratzinger avec Hans Maier, ministre de l’Éducation de Bavière, et l’abbé Augustin Mayer, aujourd’hui cardinal, durant une pause café pendant le Synode de Würzburg, en 1971

Ratzinger interprète de façon atypique son rôle de Doktorvater, figure du “professeur-père” caractéristique de la tradition universitaire allemande. Il n’a pas le temps de suivre séparément ses doctorants car ils sont trop nombreux. Son Schülerkreis (cercle d’étudiants) compte en effet presque toujours vingt-cinq étudiants environ. Il les rassemble tous dans des rencontres qu’il fixe d’habitude le samedi matin, tous les quinze jours, au séminaire diocésain de Ratisbonne. La demi-journée de coexistence extra moenia Universitatis s’ouvre toujours par la messe. Puis, à chaque fois, les étudiants font à tour de rôle un rapport sur l’état de leur recherche et le soumettent au jugement critique des autres. L’ampleur du domaine couvert par les thèses assignées aux doctorants – de saint Irénée à Nietzsche, de la théologie médiévale à Camus, du Concile de Trente aux philosophes personnalistes – apporte une confirmation indirecte de l’ouverture de cet enseignement. «De temps en temps, l’un de nous», explique le père Bialas, «s’amusait à projeter la création d’une école de Théologie ratzingerienne. Mais le premier à balayer cette idée, c’était notre professeur. Il disait toujours qu’il n’avait pas “sa” théologie particulière». «La discussion», se rappelle Twomey, «régnait en maître. Sur chaque sujet, Ratzinger passait en revue toutes objections, les objections historiques comme celles qui venaient des théologiens contemporains, et il prenait au sérieux toutes les opinions et les hypothèses, même celles du dernier arrivé». L’esprit de “maïeutique” dans lequel il dirige les débats lui permet de réduire au minimum ses interventions. Il adopte une attitude impartiale, super partes, même en face des controverses qui s’enflamment, avivées par cette façon démocratique de mener en assemblée le Doktoranden-Colloquium. «Vu qu’à l’intérieur du groupe le spectre total des opinions théologiques était représenté», explique Twomey, «une certaine tension était inévitable». Et en effet le Schülerkreis ratzingerien ne ressemble pas du tout à un think tank de la pensée unique théologique ou à une fabrique de clones du maître confectionnés sur mesure: et encore moins à un rassemblement de carriéristes universitaires. Font partie de ce doctorat de futurs Monseigneurs de la Curie romaine, mais aussi de gracieuses et timides jeunes filles coréennes, des oecuménistes non repentis à côté de religieux austères et généreux, qui passeront leur vie dans les missions. Plus tard, ils seront plus d’un, parmi ces théologiens en herbe – comme Hansjürgen, Verweyen et Beinert –, à prendre des positions très différentes de celles de leur ancien maître sur des questions théologiques débattues, comme celles du sacerdoce féminin et du Catéchisme unique pour toute l’Église catholique. «À y repenser aujourd’hui», admet Zöhrer, «je suis étonné de la liberté dont nous jouissions. Surtout maintenant que je sais comment d’autres Doktorvater, qui avaient la réputation d’être très libéraux, serraient leurs élèves dans des carcans étroits, très étroits, et les punissaient même s’ils laissaient affleurer le moindre désaccord sur les sujets étudiés…».
Depuis les temps de Tübingen, le cercle a pris l’habitude d’organiser chaque fin de semaine des rencontres avec des professeurs et des théologiens célèbres, à l’extérieur de la Faculté. C’est ainsi qu’au cours des années le Doktorvater, dont les cheveux sont désormais blancs, et ses élèves auront l’occasion de rencontrer tous les grands du panorama théologique post-conciliaire et de dialoguer avec eux: d’Yves Congar à Karl Rahner, de Hans Urs von Balthasar à Schlier, de Walter Kasper à Wolfhart Pannemberg jusqu’à l’exégète protestant Martin Hengel. Des occasions uniques qui rempliront la mémoire collective de souvenirs heureux et emblématiques. Comme le jour où le groupe partit de Tübingen pour Bâle pour rencontrer le grand théologien protestant Karl Barth. «Par une heureuse coïncidence», raconte Kuhn, «nous sommes arrivés là-bas juste au moment où Barth, qui était déjà professeur émérite, faisait avec ses élèves un séminaire sur la Dei Verbum, la Constitution du Concile Vatican II sur les sources de la Révélation divine. Nous nous sommes joints à eux et nous avons été surpris par le sérieux avec lequel Barth et ce groupe d’étudiants protestants approfondissaient ce sujet qui, dans les cercles catholiques, était souvent abordé avec une superficialité embarrassante. Barth était plein de curiosité. C’était lui qui posait des questions à notre professeur avec une attitude de grande déférence, quoique celui-ci fût bien plus jeune que lui». Au contraire, dans la rencontre avec le grand théologien suisse Balthasar, quelques étudiants ont contesté sa théorie de l’enfer vide. Et cela l’a un peu irrité.

Théologiens “de centre”
Ratzinger durant les travaux de la Conférence épiscopale allemande, à Stapelfeld, en mars 1971

Ratzinger durant les travaux de la Conférence épiscopale allemande, à Stapelfeld, en mars 1971

La liberté est le goût de se confronter ouvertement avec des façons de voir et de sentir éventuellement très éloignées des siennes, et ce goût ne peut être interprété comme une forme de relativisme théologique. Face aux disputes qui agitent l’Église de ces années-là, Ratzinger ne s’esquive pas dans son îlot de bonheur de Ratisbonne. Tout en restant fidèle à son habitude de ne pas lancer d’anathèmes, il opère des choix clairs et nets dans le conflit qui divise l’“l’internationale des théologiens” qui avaient participé ensemble à l’aventure conciliaire. La fracture se fait sentir aussi à l’intérieur de la Commission théologique internationale – instituée en 1969 par Paul VI sur proposition du premier Synode des évêques –, dont Ratzinger a fait partie dès le début. C’est là que le professeur bavarois se retrouve du côté de ceux – Balthasar, Henri de Lubac, Marie-Jean Le Guillou, Louis Bouyer, le chilien Jorge Medina Estévez – pour qui la frénésie de “révolution permanente” qui a contaminé une bonne partie des milieux théologico-universiatires est une dénaturation, une caricature de la réforme indiquée par le Concile Vatican II. À l’intérieur même de l’organisme dont les membres ont été nommés par le Pape, les discussions sont âpres. Comme le note Ratzinger lui-même dans son auto-biographie, «Rahner et Feiner, l’oecuméniste suisse, abandonnèrent finalement la Commission qui, selon eux, n’arrivait à aucune conclusion, parce qu’elle n’était pas dans sa majorité disposée à adhérer aux thèses radicales». En 1972, la naissance de la revue Communio vient sanctionner, dans le domaine de l’édition cette fois, la fin du “front uni” des théologiens de la période post-conciliaire. Elle est patronnée par Balthasar qui est un pôle d’attraction pour tous les milieux théologiques hostiles au radicalisme de Concilium, la revue internationale – Ratzinger fait partie des fondateurs – parue en 1965. Cette dernière revue avait été créée comme l’instrument unitaire de surveillance, que le lobby des théologiens, galvanisé par le rôle de guide qu’il avait assumé au Concile, aurait dû exercer sur la réalisation du programme conciliaire. Le professeur bavarois participe dès le début au projet Communio, qui trouve immédiatement un «toile d’araignée» – c’est l’expression employée par Balthasar – de supporters internationaux que le projet intéresse. Parmi les plus empressés à s’inscrire au nouveau front théologique figurent quelques «jeunes gens prometteurs de Communion et libération» (c’est ainsi que les définit Ratzinger dans son autobiographie) et, parmi eux, l’actuel patriarche de Venise Angelo Scola. Fait partie du comité de rédaction de l’Édition allemande Hans Maier, ministre de l’Éducation de Bavière. À partir de 1974 se multiplient les éditions en d’autres langues: édition américaine, française, chilienne, polonaise, portugaise, brésilienne… Dans les années Quatre-vingt et Quatre-vingt-dix, presque toutes les composantes de l’important bataillon de théologiens que Jean Paul II appelle à l’épiscopat – il choisira ensuite beaucoup d’entre eux pour les faire entrer dans le Sacré Collège cardinalice – viennent du vivier de Communio: les allemands Karl Lehmann et Kasper, le suisse Eugenio Corecco – disparu en 1995 – le brésilien Karl Romer, le belge André Mutien Léonard, l’italien Scola de Communion et libération, le chilien Medina Estévez, le canadien Marc Ouellet, le dominicain autrichien Christoph Schönborn (qui fait aussi partie de la Schülerkreis de Ratzinger pour avoir suivi pendant deux semestres les cours du professeur bavarois à Ratisbonne). En 1992, célébrant le vingtième anniversaire de Communio, Ratzinger fera un bilan personnel de cette expérience collective, en évitant toute forme d’auto-célébration: «Avons-nous eu assez de ce courage? Ou bien plutôt nous sommes-nous retranchés derrière notre érudition théologique pour démontrer, un peu trop, que nous étions nous aussi à la hauteur de notre temps? Avons-nous vraiment envoyé dans un monde affamé la parole de la foi d’une manière qui soit compréhensible et qui aille droit au cœur? Ou bien ne serions-nous pas, par hasard, restés nous aussi, avec notre langage de spécialistes, à l’intérieur du cercle de ceux qui s’amusent à se passer le ballon entre eux?».

L’invitation est confirmée
«La sensation que j’acquérais toujours plus clairement ma propre vision théologique», écrit Ratzinger dans son autobiographie, «fut la plus belle expérience des années de Ratisbonne». Malgré l’amertume que suscitent en lui les conflits qui déchirent l’Église au milieu des années Soixante-dix, le théologien, qui a désormais presque cinquante ans, goûte déjà les joies ordinaires de ce qui lui semble être la gare d’arrivée de son parcours universitaire: vivre dans sa Bavière natale, jouir de l’affection de ses frères bien-aimés, apporter des fleurs à ses parents qui reposent au cimetière, près de chez lui. Et faire, comme travail, ce qui lui plaît le plus. De toute sa vie, il n’a jamais désiré faire autre chose qu’étudier la Théologie et l’enseigner, entouré par un groupe de collaborateurs libres et passionnés, dans l’espoir de transmettre aux étudiants qui viennent l’écouter du monde entier le goût de tirer toujours de nouvelles richesses des Pères de l’Église, de la divine liturgie et de tout le trésor de la Tradition. Aussi, quand, durant l’été 1976, meurt à l’improviste le cardinal archevêque de Munich Julius Döpfner, Ratzinger ne prend pas au sérieux les bruits qui commencent à circuler et qui l’indiquent comme l’un des successeur possibles: «Les limites de ma santé étaient également connues ainsi que le fait que j’étais étranger aux tâches de gouvernement et d’administration», écrit-il encore dans son autobiographie. Et pourtant le choix de Paul VI tombera sur lui.
Reinhard Richardi, qui était, ces années-là, professeur à la Faculté de Droit et qui noua avec Ratzinger une solide amitié qui dure encore, raconte à 30Jours: «La surprise a été très grande. Évidemment Paul VI l’appréciait, voyait en lui un grand théologien dans la ligne de la réforme conciliaire, et il voulait le faire participer à la direction de l’Église. On l’a compris aussi à la sollicitude avec laquelle il l’a créé cardinal quelques mois après l’avoir nommé archevêque. Maintenant, en voyant qu’il lui a succédé sur le trône de Pierre, il dirait peut-être: j’étais certain que le Seigneur tournerait son regard vers lui». Mais, à cette époque, le futur Benoît XVI ne pensait vraiment pas à cela. «Je me rappelle très bien», raconte Richardi, «quand s’est répandue la nouvelle de sa nomination comme successeur de Döpfner. Ce jour-là, ma femme, mes enfants et moi-même étions invités chez lui. Il nous a appelés au téléphone et nous a dit: “L’invitation est confirmée, même si on m’a nommé évêque. À plus tard”».

(avec la collaboration de Pierluca Azzaro)


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