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DOCUMENT
Tiré du n° 11 - 2006

LE CONGRÈS SUR LE VISAGE DU CHRIST

Pardon et communion chez Jean Paul II


La communication du Recteur de l’Université pontificale du Latran à la dixième édition du Congrès international sur le Visage du Christ


par Rino Fisichella


Mgr Rino Fisichella, le cardinal Fiorenzo Angelini et l’écrivain Alain Elkann durant les travaux du Xe Congrès international sur le Visage du Christ, qui s’est déroulé les 14 et 15 octobre à l’Université pontificale urbanienne, à Rome

Mgr Rino Fisichella, le cardinal Fiorenzo Angelini et l’écrivain Alain Elkann durant les travaux du Xe Congrès international sur le Visage du Christ, qui s’est déroulé les 14 et 15 octobre à l’Université pontificale urbanienne, à Rome

Un témoignage cohérent
La personne de Jean Paul II restera longtemps comme l’expression la plus significative de la vie de l’Église au début du troisième millénaire de son histoire. Un seul regard jeté sur les statistiques qui nous tombent de temps à autre sous les yeux nous laisse totalement émerveillés car elles nous montrent que, pour porter à l’humanité entière l’annonce de l’Évangile de Jésus-Christ, cet homme a voyagé plus que quiconque dans le monde entier, qu’il n’a négligé aucune région de la terre qu’il lui était permis de visiter. Des millions et des millions de croyants et de non-croyants sont accourus pour écouter sa parole et pour voir son visage, pour interpréter l’un de ses gestes et, pour les plus chanceux, échanger un mot avec lui et recevoir sa bénédiction. Pendant vingt-sept ans environ, il a montré le visage d’une Église jeune, capable de parler aux contemporains un langage qu’ils puissent comprendre, mais surtout il a donné le témoignage de la façon dont on peut vivre avec dignité chaque étape de la vie, malgré la maladie et la souffrance, pour donner un sens à la douleur et à la mort. Les images du début du pontificat, en octobre 1978, qui montraient un Pape de 58 ans seulement, sportif, fascinant, fort et sévère à la fois, ne sont pas en désaccord avec celles qui le présentent presque immobile, assis sur une chaise – nouvelle chaise gestatoire (de la chaise traditionnelle il n’avait jamais voulu) – , incapable de s’exprimer par la parole mais présent par son regard toujours attentif et vigilant. L’Église a eu avec Jean Paul II un témoin de la foi audacieux, enthousiaste et cohérent; du début à la fin, il a rendu manifeste la parole du Seigneur: «Allez donc, de toutes les nations faites des disciples… leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit» (Mt 28, 19-20).
Pour comprendre en profondeur l’enseignement de Jean Paul II, il est de toute façon nécessaire de revenir à sa première encyclique, Redemptor hominis. C’est là en effet que se trouvent les points essentiels dont il s’est constamment inspiré dans son action pastorale pour imprimer à son pontificat la force et l’enthousiasme qui l’ont caractérisé. Ce qui fondamentalement animait la pensée de Jean Paul II, c’était la foi profonde que le Christ est le rédempteur de l’homme. L’œuvre de salut qu’il a accomplie au Golgotha s’étend à tous les hommes, à tous les temps, sans distinction aucune. De même que son sacrifice sur la croix a atteint tous les hommes, de même personne ne peut être exclu de son amour. «L’homme», écrivait le Pape, «ne peut vivre sans amour. Il reste pour lui-même un être incompréhensible, sa vie est privée de sens, si l’amour ne lui est pas révélé, s’il ne rencontre pas l’amour, s’il n’en fait pas l’expérience, s’il ne le fait pas sien, s’il n’y participe pas fortement» (Rh, n. 10). Si l’on veut, c’est proprement cet amour qui révèle la dimension du salut et de la rédemption, de l’homme racheté de sa faute. Si l’on s’ouvre à l’amour du Christ, alors on retrouve et on récupère sa grandeur perdue, la dignité de son existence personnelle et la valeur de sa participation à l’histoire. La mission de l’Église a dont été interprétée par Jean Paul II de façon que toute personne puisse tourner son regard vers le visage du Christ, qui révèle et exprime l’amour trinitaire de Dieu.

L’amour au centre
Amour, voilà le mot qui garde l’Église vivante et qui, en permanence, dans le cours des siècles, fait de son message et de sa mission une provocation. Non pas un amour tiré de l’expérience humaine ni réduit à un expression intellectuelle, mais un amour vrai, concret, tangible que chacun peut vérifier s’il se met face au visage de Jésus de Nazareth. D’ailleurs, c’est précisément sur le thème du visage du Christ que Jean Paul II a voulu écrire l’un de ses documents les plus connus, Novo millennio ineunte, pour soutenir l’Église dans son chemin vers le troisième millénaire: «Notre témoignage se trouverait toutefois appauvri d’une manière inacceptable si nous ne nous mettions pas d’abord nous-mêmes à contempler son visage… Tandis que nous reprenons le chemin de la vie ordinaire, conservant en nous la richesse des expériences vécues en cette période toute spéciale, notre regard reste plus que jamais fixé sur le visage du Seigneur» (Nmi, n. 16). C’est cela le mystère qui, jusqu’à aujourd’hui, rend chaque croyant responsable de son baptême et de sa participation à la mission de l’Église. L’amour ne peut être seulement annoncé, il doit être rendu visible, tangible dans sa nature concrète. C’est la raison pour laquelle il faut récupérer l’horizon de la révélation; si on ne le faisait pas, l’amour serait soumis à l’ambiguïté du concept et des interprétations propres au relativisme d’aujourd’hui, comme l’a magistralement enseigné Benoît XVI dans son encyclique Deus caritas est.
On ne se trompe pas si l’on pense qu’à la question «Qu’est-ce que l’amour?», la réponse la plus directe et universelle que l’on reçoit est la suivante: «Donner sa vie pour la personne aimée». Réponse cohérente qui, tout en soulignant le drame de sa vérité, montre le long chemin que l’on est appelé à parcourir pour s’assurer de sa propre cohérence. Quand, en effet, on parle de cette façon, on emploie un langage tout à fait particulier, le langage performatif, qui engage quiconque à vivre de ce qu’il dit, sous peine de toucher du doigt sa propre contradiction, l’incohérence et le non-sens de ce qu’il exprime. On est, de toute façon, tellement habitué à comprendre l’amour dans cette acception que l’on oublie son origine et la signification profonde qui a été introduite dans ce terme. Aimer comme équivalent de «donner sa vie» vient de la révélation de Jésus-Christ qui a offert sa vie pour tous les hommes en mourant sur la croix. La comparaison avec la littérature et la culture antiques montre combien cette conception est unique et originale. Ce que le christianisme a apporté de spécifique sur ce thème à toutes les cultures, en se différenciant des autres religions, a déterminé un développement notable dans le progrès de la civilisation universelle. La révélation chrétienne trouve son point culminant dans l’expression: «Dieu est amour» (1Jn 4, 8-10). Pour la première et seule fois dans toute la Bible, l’auteur sacré semble vouloir donner une définition de Dieu, qui ne laisse pas place par la suite à d’autres formules. Il est facile de rencontrer plusieurs de celles-ci dans différents textes du Nouveau Testament; des expressions telles que «Je suis lumière» (Jn 9, 5), «Je suis la vérité» (Jn, 14, 6), «Je suis la vie» (Jn, 11, 25), présentent des caractéristiques qui appartiennent à Dieu. Mais dans la formule qui nous intéresse, l’auteur sacré entend fixer son regard directement sur la nature même de Dieu, sur son essence, sur ce qui le qualifie comme Dieu. Une analyse détaillée de la première Épître de saint Jean montrerait que l’expression a pour intention profonde de révéler, qu’elle possède une grande richesse de signification. Toute la première partie de l’Épître semble tendre vers ce verset et, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la totalité du Nouveau Testament s’éclaire d’une lumière nouvelle à partir de cette expression: «Dieu est amour… En ceci consiste son amour: ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés». Par deux fois, de façon très rapprochée, (v. 8-10), l’évangéliste répète: «Dieu est amour» et il pose cet amour comme le fondement de l’existence personnelle de chacun; il ajoute en effet: «Quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu» (v. 7). L’essence du Dieu de Jésus-Christ consiste donc à être amour. Qui s’ouvre à lui et se laisse modeler reçoit une vie nouvelle, celle qui permet d’être engendré par Dieu, d’entrer en relation avec lui et de vivre de sa vie. Mais cette vie de communion n’est pas univoque, elle ne va pas seulement de Dieu vers l’homme; l’évangéliste atteste que l’amour se développe dans une réelle forme de réciprocité: «Dieu est Amour: celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu et Dieu demeure en lui» (v. 16). C’est comme de dire: qui est aimé de Dieu devient capable, à son tour, d’aimer Dieu et de répondre à son amour grâce à ce nouveau germe de vie qui, grâce à sa foi, a été déposé en lui.
Jean Paul II durant la journée du pardon, le 12 mars 2000

Jean Paul II durant la journée du pardon, le 12 mars 2000

Mais l’évangéliste ne se contente pas de définir l’essence de Dieu; en identifiant la manière dont Dieu aime, il permet de faire un nouveau pas. En effet, si Dieu est amour cela signifie qu’il aime; mais Dieu seul peut manifester comment il aime. Il en résulte que sa façon d’aimer devient non seulement le véritable archétype de tout amour, mais aussi le paradigme sur lequel conjuguer tout amour qui veut être digne de ce nom. L’évangéliste Jean vient une fois de plus à notre secours quand il indique explicitement dans son Évangile cette façon d’aimer: «Oui, Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle» (Jn 3, 16). Ce verset représente un texte clef du Nouveau Testament. Si l’on considère son contexte immédiat, on remarque que Jésus, répondant à l’objection de Nicodème sur la possibilité de naître de nouveau, dit: «Nul n’est monté au ciel hormis celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme qui est au ciel. Comme Moïse éleva le serpent au désert, ainsi faut-il que soit élevé le Fils de l’homme, afin que tout homme qui croit en lui ne périsse pas» (Jn 3, 13-15). L’image du serpent élevé par Moïse au désert après la trahison de son peuple est adoptée par Jésus pour expliquer le sens de sa mort. Il devra être “élevé” sur la croix, parce qu’à travers sa mort le salut promis pourra finalement se réaliser. Dans ce contexte, le sens de notre verset acquiert une valeur d’explication (il est introduit par un «oui» explicatif) et surtout la signification du verbe «donner» son Fils de la part du Père devient plus claire. Une particularité syntaxique permet de d’interpréter le verbe “donner” comme s’il était employé absolument et donc de lui attribuer le sens de donner tout d’une manière pleine et totale. Voici comment nous pourrions traduire littéralement le texte en faisant apparaître le sens sous-jacent: Dieu aime ainsi, en envoyant à la mort son Fils unique.
Comme on le note, le sens du verbe “donner” comprend une totalité de donation qui n’a pas d’égal; l’incarnation du Fils, son activité terrestre, la passion et la mort, tout est un don par lequel le Père révèle sa façon d’aimer. Bref, ce n’est qu’ainsi que Dieu sait aimer: en se donnant lui-même tout entier sans rien demander en échange. Une modalité d’amour unique que seul Dieu pouvait introduire dans le monde, donnant ainsi naissance à une nouvelle expression de l’amour entre les hommes.
L’idée que «Dieu est amour» permet d’accéder à une dernière nouveauté qui constitue le paradoxe de la foi chrétienne. L’amour de Dieu, en effet, n’est pas une idée abstraite ni un sentiment plus ou moins général; il s’incarne dans une personne qui le rend évident dans sa vie et dans sa mort. L’Amour a un visage, celui de Jésus de Nazareth. C’est en vertu de cette identification que peuvent se comprendre certaines expressions de Jésus qui, sinon, vu leur outrecuidance et leur orgueil, sembleraient des reproches adressés aux hommes: «Le Père lui-même vous aime parce que vous m’aimez» (Jn 16, 27), «Je vous donne un commandement nouveau: aimez-vous les uns les autres. Oui, comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres» (Jn 13, 34). Aimez-vous comme je vous ai aimés… Si ces mots ont été conservés dans le cours des siècles et ont été accueillis comme chargés de sens, c’est parce que, dans cet homme, chacun voit Dieu lui-même; cela n’aurait pas été possible autrement.
Quoi qu’il en soit, la mort de Jésus, n’acquiert sa pleine signification que si elle est insérée dans une réflexion sur la façon dont Dieu révèle son amour. En dehors de cet horizon, elle apparaîtrait en effet comme un acte de violence contre un innocent, elle pourrait au plus susciter la compassion, mais elle ne pourrait jamais servir de référence pour les hommes qui cherchent à donner sens à la contradiction de la mort. C’est la révélation qui présente la passion et la mort de Jésus comme la forme ultime de l’amour de Dieu dans sa volonté de sauver l’humanité. Cette mort reste comme le paradoxe irremplaçable de la révélation chrétienne, paradoxe contre lequel toute pensée se heurte si elle n’accueille pas en soi la logique de l’amour. Jean Paul II écrivait avec raison: «Le Fils de Dieu crucifié est l’événement historique contre lequel se brise toute tentative de l’esprit pour construire sur des argumentations exclusivement humaines une justification suffisante du sens de l’existence. Le vrai point central, qui défie toute philosophie, est la mort en croix de Jésus-Christ. Ici, en effet, toute tentative de réduire le plan salvifique du Père à une pure logique humaine est vouée à l’échec. “Où est-il, le sage? Où est-il, l’homme cultivé? Où est-il, le raisonneur de ce siècle? Dieu n’a-t-il pas frappé de folie la sagesse du monde?” (1 Co 1, 20), se demande l’Apôtre avec emphase. Pour ce que Dieu veut réaliser, la sagesse de l’homme sage n’est plus suffisante; ce qui est désormais demandé, c’est de s’orienter de façon décisive vers l’accueil d’une nouveauté radicale: “Ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre les sages; [...] ce qui dans le monde est sans naissance et ce que l’on méprise, voilà ce que Dieu a choisi; ce qui n’est pas, pour réduire à rien ce qui est” (1 Co 1, 27-28). La sagesse de l’homme refuse de voir dans sa propre faiblesse la condition de sa force; mais saint Paul n’hésite pas à affirmer: “Lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort” (2 Co 12, 10). L’homme ne réussit pas à comprendre comment la mort peut être source de vie et d’amour, mais, pour révéler le mystère de son dessein de salut, Dieu a choisi justement ce que la raison considère comme “folie” et “scandale”. Paul, parlant le langage des philosophes ses contemporains, atteint le sommet de son enseignement ainsi que du paradoxe qu’il veut exprimer: Dieu a choisi dans le monde ce qui n’est pas, pour réduire à rien ce qui est (cf. 1 Co 1, 28). Pour exprimer la nature de la gratuité de l’amour révélé dans la Croix du Christ, l’Apôtre n’a pas peur d’utiliser le langage plus radical que les philosophes employaient dans leurs réflexions sur Dieu. La raison ne peut pas vider le mystère d’amour que la Croix représente, tandis que la Croix peut donner à la raison la réponse ultime qu’elle cherche. Ce n’est pas la sagesse des paroles, mais la Parole de la Sagesse que saint Paul donne comme critère de Vérité et, en même temps, de salut» (Fides et ratio, n. 23).
Jean Paul II écrivait: «Le Fils de Dieu crucifié est l’événement historique contre lequel se brise toute tentative de l’esprit pour construire sur des argumentations exclusivement humaines une justification suffisante du sens de l’existence. Le vrai point central, qui défie toute philosophie, est la mort en croix de Jésus-Christ»
La kénôse, comme on le note, reste le vrai mystère de Dieu dans l’acte par lequel il entre dans l’histoire et la rachète. La croix, en effet, comme événement ultime de la vie du Christ ne fait que rendre évidentes les conséquences de l’incarnation par laquelle le Fils de Dieu se fait homme dans le sein de la Vierge. Balthasar écrivait avec raison: «L’événement de la croix ne peut être considéré que sur le fond trinitaire et ne peut être interprété que dans la foi». Dans l’innocent cloué à la croix, qui demande dans un cri à Dieu pourquoi il l’a abandonné, est révélée à l’homme toute la distance qui sépare le Fils du Père qui l’a envoyé. Dans ce moment en effet, Jésus le Fils de Dieu porte sur lui le péché du monde et semble, aux yeux des hommes, avoir perdu son Père qui l’abandonne dans les mains de ses ennemis et dans l’obscurité de la mort. Et pourtant, justement devant cet abandon dans l’heure de la mort, il est possible d’entrevoir jusqu’où va l’amour de Dieu. Dans l’événement de la mort de Jésus et dans la signification qu’il lui a donnée est révélée la vie trinitaire elle-même; celle-ci est vécue comme un don de soi total et éternel dans lequel l’abandon de soi se fait seulement en vue de la génération.

Amour comme pardon et communion
Ces considérations permettent de revenir, en meilleure connaissance de cause, à l’enseignement de Jean Paul II lorsqu’il écrit: «En sauvegardant le sacrement de pénitence, l’Église affirme expressément sa foi dans le mystère de la rédemption comme réalité vivante et vivifiante qui correspond à la vérité intérieure de l’homme, à sa culpabilité et aussi aux désirs de sa conscience» (Rh, n. 20). En d’autres termes, le Pape affirme que le mystère de la rédemption de l’homme, rédemption accomplie par l’amour du Fils de Dieu, se manifeste jusqu’à nos jours dans l’unité du mystère eucharistique, véritable fondement de la vie de l’Église et signe efficace de sa présence permanente dans l’histoire de l’humanité. Le mystère de l’Eucharistie exprime l’amour de Dieu et dit, en même temps, le pardon et la communion. Il est intéressant, de ce point de vue, de noter le caractère indestructible du lien qui unit, dans la pensée de Karol Wojtila, l’acte de pardon et l’appel à une nouvelle vie de communion: «L’Eucharistie est le sacrement dans lequel s’exprime le plus complètement notre être nouveau; en lui aussi, le Christ lui-même, continuellement et de façon toujours nouvelle, “rend témoignage” dans l’Esprit Saint à notre esprit que chacun de nous, en tant que participant au mystère de la Rédemption, a accès aux fruits de la réconciliation filiale avec Dieu qu’il a lui-même réalisée et qu’il réalise toujours parmi nous par le ministère de l’Église» (Rh, n. 20). D’une façon encore plus explicite, le Pape exprime la même idée quand, dans sa dernière encyclique Ecclesia de Eucharistia, il écrit: «Aux germes de désagrégation entre les hommes, qui, à l’expérience quotidienne, apparaissent tellement enracinés dans l’humanité à cause du péché, s’oppose la force génératrice d’unité du corps du Christ. En faisant l’Église, l’Eucharistie crée proprement pour cette raison la communauté entre les hommes» (EdE, n. 24).
La vie eucharistique du croyant rend donc non seulement manifeste l’appel à la participation au mystère de l’amour de Dieu, mais elle met en évidence la façon dont Dieu aime: il accueille le pécheur repenti et l’introduit, en lui donnant une nouvelle énergie, dans la vie de communauté de l’amour trinitaire. Pardon et communion ne sont que les deux faces de la même médaille par laquelle se révèle la miséricorde du Père. Comme on le voit, on finit par prononcer le mot qui devient la synthèse de l’amour chrétien. La miséricorde atteste en effet aussi la capacité de pardonner en plongeant l’homme dans une relation d’une intensité nouvelle avec Dieu et son prochain. Si n’existait pas le pardon, nous ne pourrions jamais être vraiment sûrs de savoir aimer et d’être aimés. Et pourtant, même cela ne suffit pas. Le pardon chrétien est une reprise active de relations interrompues pour reconstruire une vie d’amour. Le péché, comme nous le savons, est rupture de la vie de communion avec Dieu et, donc, sortie de la communauté chrétienne. Il s’exprime comme le choix erroné de mener son existence en faisant abstraction de Dieu et de la communauté à laquelle on appartient. Ce n’est pas un hasard si le pécheur est représenté comme quelqu’un qui tourne le dos au Père et à ses frères. Ne pouvant plus fixer le visage du Christ, le pécheur reflète seulement lui-même, sa vie et les contradictions qui le caractérisent.
Un supplément d’amour est nécessaire pour comprendre la nostalgie du retour à la maison du Père et pour savoir que, loin de lui, on ne peut vivre que de subterfuges, dans la pauvreté extrême. Le fait d’être touché par la miséricorde implique au contraire que l’on prend conscience de son péché, de la nécessité du pardon et d’une nouvelle vie de relations qui réintroduise dans la communauté des croyants. La parabole de l’enfant prodigue est une image importante qui nous est présentée pour nous faire comprendre la valeur du pardon et la nouvelle vie de communion que celui-ci comporte. Le père qui va à la rencontre de son fils, lequel a dilapidé le patrimoine de la famille, ne se contente pas de le serrer dans ses bras, lui faisant sentir par là qu’il est aimé; il fait beaucoup plus. Il l’embrasse, il lui met un anneau au doigt et le revêt de la tunique, le réintroduisant ainsi à plein titre dans sa maison. Les gestes pourraient sembler secondaires dans l’économie de la parabole, mais ils ne le sont pas du tout. Ils indiquent que l’enfant prodigue est réinséré dans la vie de la famille comme le vrai fils. Le baiser du père atteste que son amour à l’égard de son fils est resté, malgré tout, intact et le fils, probablement pris au dépourvu par l’accueil chaleureux de son père, n’arrive même pas à terminer la phrase qu’il avait préparée. La tunique, «le vêtement le plus beau», est le signe qu’il est l’hôte d’honneur et, à ce titre, il est traité avec tout le respect qui lui est dû. Quant à l’anneau, il est l’expression du plein pouvoir qu’il a dans la maison car c’est avec lui que l’on appose son sceau.
Jean Paul II durant la procession du Corpus Domini

Jean Paul II durant la procession du Corpus Domini

Dans l’encyclique Dives in misericordia, Jean Paul II a repris avec force cette image pour indiquer le parcours que Dieu accomplit pour venir à la rencontre de chacun de nous, sans jamais se lasser. Ce document est un dernier fragment qui permet d’entrer dans l’ensemble de son enseignement et de découvrir une tesselle importante de la mosaïque qui exprime l’amour de Dieu. Cette tesselle est une provocation qui pousse l’homme à se retrouver lui-même, après qu’il s’est perdu, pour reconstruire des liens et des relations qui, tout en accomplissant la justice, la dépassent pour accéder au comble de l’amour par le pardon. La miséricorde, en effet, révèle le vrai visage de Dieu mais elle engage aussi l’homme à la pratiquer, car il sait que c’est sur cette pratique qu’il sera jugé.
Dans une période comme la nôtre qui semble souvent marquée par des gestes de haine et par l’absence de pardon, le témoignage personnel de Jean Paul II ne peut, en conclusion, être passé sous silence. Aucun de nous n’a oublié les images dramatiques de ce 13 mai 1981: le pistolet d’un jeune turc pointé contre le Pape, tandis que celui-ci passe souriant, en saluant la foule qui voulait écouter sa catéchèse du mercredi. Le coup fut fort, assourdissant et accompagné de la volonté de tuer, mais il n’empêcha pas d’entendre la parole de pardon qui ramenait à la vie Jean Paul II. Dans la lutte entre la haine de la mort et l’amour de la vie, ce dernier l’emporta et ce fut le triomphe de la foi chrétienne qui sait pardonner. Les premiers mots que le Pape prononça dès qu’il fut en mesure de parler furent: «Je pardonne du fond du cœur». Paroles qui furent suivies par les faits – la visite à la prison Regina Coeli et Jean Paul II embrassant Ali Agca – qui montrent avec éloquence combien est vraie et concrète la miséricorde. Ce n’est pas un hasard si l’encyclique a été écrite à la suite de ces faits; elle reste le témoignage le plus cohérent de la façon dont Jean Paul II a vécu ces moments.
Il est paradoxal que dans l’encyclique Redemptor hominis le Pape ait voulu parler du “droit” qu’a le croyant devant Dieu d’être pardonné: «C’est le droit à une rencontre plus personnelle de l’homme avec le Christ crucifié qui pardonne, avec le Christ qui dit par l’intermédiaire du ministre du sacrement de la réconciliation: “Tes péchés te sont remis”; “Va, et ne pèche plus désormais”. Il est évident qu’il s’agit en même temps du droit du Christ lui-même à l’égard de chaque homme qu’il a racheté. C’est le droit de rencontrer chacun de nous à ce moment capital de la vie de l’âme qu’est le moment de la conversion et du pardon» (Rh, n. 20). Et pourtant, le “droit” de la part du croyant n’est pas en contradiction avec la gratuité de l’offre, pas plus que le droit du Christ ne limite la liberté personnelle; au contraire. C’est précisément parce que le pardon est réalisé à la lumière de l’amour qu’il devient un vrai signe de la vie nouvelle qui est offerte et dont on devient responsable. C’est justement parce qu’il s’est offert lui-même par amour que le Christ a le “droit” de ne pas être exclu de notre vie. Il faut donc croître dans l’amour pour comprendre pleinement ce que peut signifier le pardon et la vie de la communauté qui est faite de communion.


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