Le marathonien des petits pas
Le choix d’Aloysius
par Gianni Valente
Maintenant que, du haut de
ses quatre-vingt-douze printemps, il se penche pour regarder la longue
portion de chemin déjà accomplie, Aloysius Jin Luxian peut
bien dire que le temps, au moins en ce qui le concerne, a bien fait les
choses. Pour ses détracteurs, qui sont encore nombreux, le
“patriarche” de Shanghai reste une énigme vivante. Mais
sa vie, telle qu’elle apparaît dans sa précieuse
biographie présentée par le journaliste français
Dorian Malovic (Le Pape jaune, Perrin Éditions, 2006), est comme une incomparable feuille
de route qui permet de parcourir jusque dans ses événements
les plus intimes et les plus douloureux l’aventure sans égale
de l’Église de Chine ces soixante dernières
années.
Quand Luxian naît dans un village chrétien à Pudong, où s’étendent des rizières aujourd’hui remplacées par les gratte-ciel de la “nouvelle” Shanghai, cette ville est déjà une mégapole cosmopolite, pleine de trafics en tout genre, d’exilés russes ayant fui les Soviets, de fumeries d’opium et de prostituées. Sa mère est une catholique fervente, son père un bon vivant qui aime s’attarder le soir avec ses amis à boire des liqueurs et à fumer des havanes. Luxian est baptisé et assiste à ses premières messes dans une ancienne pagode que les missionnaires ont transformée en église. Sa vocation jésuite se manifeste dans une Église aux forts caractères coloniaux, où ses supérieurs ne parlent pas mandarin et où le mode de vie des novices jésuites – électricité et chauffage, œufs, viande, fromage, café à la fin du repas – lui apparaît aujourd’hui comme une île de privilèges dans une mer de misère. Pendant ses années d’étude dans l’Europe qui sort à peine de la guerre – d’abord en France puis deux ans dans la Ville éternelle pour préparer à l’Université Grégorienne sa thèse sur La Trinité –, il devient l’ami et aussi le confident du père Henri de Lubac, avant que ne s’abattent sur celui-ci et sur ses compagnons jésuites de Fourvière les interdictions du Saint-Office. Quand Mao prend le pouvoir, Jin, contre l’avis de ses supérieurs, décide de rentrer dans sa patrie. Aussi les communistes l’accuseront-ils d’être un espion envoyé directement par Pie XII pour organiser la contre-révolution. Mais la méfiance à son égard s’empare aussi immédiatement du milieu ecclésiastique. Lors des premiers signes de la grande persécution, le nonce vatican Antonio Riberi le signale à ses supérieurs jésuites comme un élément suspect, en raison de ses idées sur la nécessité de “décoloniser” l’Église chinoise. Le brillant jésuite, qui vient de terminer ses études en Europe, n’en devient pas moins recteur du séminaire de Shanghai.Tandis que commence l’expulsion des missionnaires étrangers, il entre lui aussi dans le réseau des comités “souterrains” créés à l’instigation de l’évêque Ignatius Gong Pinmei pour contrecarrer, parmi les fidèles, les effets de la propagande communiste. La nuit du 8 septembre 1955, Jin est arrêté au cours d’un rafle et emprisonné avec ses plus étroits collaborateurs. Il tire de cet épisode une leçon à laquelle il restera fidèle toute sa vie: «Vous savez, il ne faut jamais faire des choses secrètes avec les communistes, jamais!».
Il passe plus de vingt ans dans les prisons de Mao. Et pourtant, lorsqu’en 1973 il est transféré dans la prison de Pékin et coopté pour collaborer au service de traduction du gouvernement, il devient l’objet des accusations les plus infamantes, lancées, entre autres, par ses éminents confrères étrangers. On murmure que, dans les interrogatoires que lui a fait subir la police dans les années Cinquante, il a trahi ses compagnons. Le bruit court que le gouvernement le fait chanter à propos d’une fille secrète “cachée”, qui sait comment, en Amérique.
Quand, dans les années Quatre-vingt, il accepte de devenir évêque de Shanghai, évêque reconnu par le gouvernement mais non par le Pape – alors que le vieux Gong Pinmei est encore en résidence forcée –, la légende noire sur Jin, carriériste et marionnette dans les mains du régime, trouve aussi crédit au Vatican. Dans cette période, pendant que les autres évêques consacrés sans mandat apostolique invoquent la situation d’urgence et demandent au Saint-Siège de reconnaître leur ordination canoniquement irrégulière, Jin temporise, s’exposant à l’accusation de schisme. Il sait qu’à Shanghai le Saint-Siège a déjà reconnu la consécration clandestine de l’autre jésuite Joseph Fan, destiné à devenir le successeur légitime de Gong et que, selon le droit canonique, il ne peut y avoir deux évêques dans le même diocèse. Mais son désir de gagner du temps répond aussi à un désir humain; il a le sentiment que ce choix est plus propre à favoriser le retour à la vie ordinaire de l’Église de Shanghai après la persécution. «Mon devoir de prêtre», dit en se justifiant le “Pape jaune” dans les pages de sa biographie «a été de convaincre les autorités politiques chinoises de ma bonne foi, de mon identité profonde de patriote et du caractère inoffensif de ma religion catholique». Dans les interviews de Malovic, Jin admet à plusieurs reprises que, dans les années de tribulation, d’autres ont été plus courageux que lui. Et l’on peut toujours discuter son idée que, dans la situation telle qu’elle était, il était plus efficace de servir l’Église du Christ en se servant de ses amitiés politiques et en se maintenant dans une situation d’irrégularité canonique pour ne pas être exposé aux soupçons et aux représailles du régime. Mais le temps dévoile les cœurs et les faits parlent en faveur de Jin. Shanghai a été le premier diocèse à réinsérer dans la liturgie les prières pour le Pape. Son séminaire et toute l’organisation diocésaine ont repris vie. Jin n’a jamais signé aucun document d’appui à l’ “indépendance” de l’Église chinoise. Et l’ordination de son successeur in pectore Joseph Xing Wenzhi – nommé par le Pape, “élu” par le diocèse et approuvé par le gouvernement – a été un chef-d’œuvre de diplomatie et de sensus Ecclesiae, réalisé dans le camp miné des rapports entre Pékin et le Vatican. Une opération avec laquelle est arrivée enfin pour Jin, venant du Pape, la reconnaissance canonique qu’il désirait tant. Le Pape l’a invité ensuite à Rome – sans succès – pour le Synode sur l’Eucharistie. «J’aurais pu être un héros anti-communiste à l’étranger», explique Jin à Malovic, «mais pas en Chine». Pour l’avenir, il espère que le martyre silencieux d’avoir été montré du doigt, pendant des années, comme complice des persécuteurs de l’Église lui vaudra une remise de péchés: «Dieu seul sait où j’ai toujours placé ma fidélité et son jugement m’importe plus que la justice des hommes».
Quand Luxian naît dans un village chrétien à Pudong, où s’étendent des rizières aujourd’hui remplacées par les gratte-ciel de la “nouvelle” Shanghai, cette ville est déjà une mégapole cosmopolite, pleine de trafics en tout genre, d’exilés russes ayant fui les Soviets, de fumeries d’opium et de prostituées. Sa mère est une catholique fervente, son père un bon vivant qui aime s’attarder le soir avec ses amis à boire des liqueurs et à fumer des havanes. Luxian est baptisé et assiste à ses premières messes dans une ancienne pagode que les missionnaires ont transformée en église. Sa vocation jésuite se manifeste dans une Église aux forts caractères coloniaux, où ses supérieurs ne parlent pas mandarin et où le mode de vie des novices jésuites – électricité et chauffage, œufs, viande, fromage, café à la fin du repas – lui apparaît aujourd’hui comme une île de privilèges dans une mer de misère. Pendant ses années d’étude dans l’Europe qui sort à peine de la guerre – d’abord en France puis deux ans dans la Ville éternelle pour préparer à l’Université Grégorienne sa thèse sur La Trinité –, il devient l’ami et aussi le confident du père Henri de Lubac, avant que ne s’abattent sur celui-ci et sur ses compagnons jésuites de Fourvière les interdictions du Saint-Office. Quand Mao prend le pouvoir, Jin, contre l’avis de ses supérieurs, décide de rentrer dans sa patrie. Aussi les communistes l’accuseront-ils d’être un espion envoyé directement par Pie XII pour organiser la contre-révolution. Mais la méfiance à son égard s’empare aussi immédiatement du milieu ecclésiastique. Lors des premiers signes de la grande persécution, le nonce vatican Antonio Riberi le signale à ses supérieurs jésuites comme un élément suspect, en raison de ses idées sur la nécessité de “décoloniser” l’Église chinoise. Le brillant jésuite, qui vient de terminer ses études en Europe, n’en devient pas moins recteur du séminaire de Shanghai.Tandis que commence l’expulsion des missionnaires étrangers, il entre lui aussi dans le réseau des comités “souterrains” créés à l’instigation de l’évêque Ignatius Gong Pinmei pour contrecarrer, parmi les fidèles, les effets de la propagande communiste. La nuit du 8 septembre 1955, Jin est arrêté au cours d’un rafle et emprisonné avec ses plus étroits collaborateurs. Il tire de cet épisode une leçon à laquelle il restera fidèle toute sa vie: «Vous savez, il ne faut jamais faire des choses secrètes avec les communistes, jamais!».
Il passe plus de vingt ans dans les prisons de Mao. Et pourtant, lorsqu’en 1973 il est transféré dans la prison de Pékin et coopté pour collaborer au service de traduction du gouvernement, il devient l’objet des accusations les plus infamantes, lancées, entre autres, par ses éminents confrères étrangers. On murmure que, dans les interrogatoires que lui a fait subir la police dans les années Cinquante, il a trahi ses compagnons. Le bruit court que le gouvernement le fait chanter à propos d’une fille secrète “cachée”, qui sait comment, en Amérique.
Quand, dans les années Quatre-vingt, il accepte de devenir évêque de Shanghai, évêque reconnu par le gouvernement mais non par le Pape – alors que le vieux Gong Pinmei est encore en résidence forcée –, la légende noire sur Jin, carriériste et marionnette dans les mains du régime, trouve aussi crédit au Vatican. Dans cette période, pendant que les autres évêques consacrés sans mandat apostolique invoquent la situation d’urgence et demandent au Saint-Siège de reconnaître leur ordination canoniquement irrégulière, Jin temporise, s’exposant à l’accusation de schisme. Il sait qu’à Shanghai le Saint-Siège a déjà reconnu la consécration clandestine de l’autre jésuite Joseph Fan, destiné à devenir le successeur légitime de Gong et que, selon le droit canonique, il ne peut y avoir deux évêques dans le même diocèse. Mais son désir de gagner du temps répond aussi à un désir humain; il a le sentiment que ce choix est plus propre à favoriser le retour à la vie ordinaire de l’Église de Shanghai après la persécution. «Mon devoir de prêtre», dit en se justifiant le “Pape jaune” dans les pages de sa biographie «a été de convaincre les autorités politiques chinoises de ma bonne foi, de mon identité profonde de patriote et du caractère inoffensif de ma religion catholique». Dans les interviews de Malovic, Jin admet à plusieurs reprises que, dans les années de tribulation, d’autres ont été plus courageux que lui. Et l’on peut toujours discuter son idée que, dans la situation telle qu’elle était, il était plus efficace de servir l’Église du Christ en se servant de ses amitiés politiques et en se maintenant dans une situation d’irrégularité canonique pour ne pas être exposé aux soupçons et aux représailles du régime. Mais le temps dévoile les cœurs et les faits parlent en faveur de Jin. Shanghai a été le premier diocèse à réinsérer dans la liturgie les prières pour le Pape. Son séminaire et toute l’organisation diocésaine ont repris vie. Jin n’a jamais signé aucun document d’appui à l’ “indépendance” de l’Église chinoise. Et l’ordination de son successeur in pectore Joseph Xing Wenzhi – nommé par le Pape, “élu” par le diocèse et approuvé par le gouvernement – a été un chef-d’œuvre de diplomatie et de sensus Ecclesiae, réalisé dans le camp miné des rapports entre Pékin et le Vatican. Une opération avec laquelle est arrivée enfin pour Jin, venant du Pape, la reconnaissance canonique qu’il désirait tant. Le Pape l’a invité ensuite à Rome – sans succès – pour le Synode sur l’Eucharistie. «J’aurais pu être un héros anti-communiste à l’étranger», explique Jin à Malovic, «mais pas en Chine». Pour l’avenir, il espère que le martyre silencieux d’avoir été montré du doigt, pendant des années, comme complice des persécuteurs de l’Église lui vaudra une remise de péchés: «Dieu seul sait où j’ai toujours placé ma fidélité et son jugement m’importe plus que la justice des hommes».