Accueil > Archives > 08 - 2007 > Avec Jésus au cœur de l’islam
MOYEN-ORIENT
Tiré du n° 08 - 2007

Chrétiens dans les terres du Coran

Avec Jésus au cœur de l’islam


«Je le dis toujours avec beaucoup d’amour aux juifs: vous êtes comme moi appelés à la foi en Jésus. De même que les musulmans. Jésus appelle vraiment tout le monde. Et sa religion n’est pas une nouvelle religion contre celles d’avant ou d’après. C’est quelque chose d’autre. Une autre chose». Interview de Grégoire III Laham, patriarche d’Antioche des Grecs melchites


Interview de Grégoire III Laham par Gianni Valente


On recommence à s’intéresser un peu partout à la situation actuelle et au destin des chrétiens du Moyen-Orient. Il y en a qui, à la suite du Pape, expriment ainsi leur sollicitude pour les drames et les souffrances vécues par le troupeau sans défense du Christ dans les terres où a pris naissance le christianisme. Dans de nombreux autres cas, cet intérêt semble déterminé par des facteurs d’ordre culturel et politique.
Peu de gens écoutent les arguments et les raisons des chrétiens arabes. Peu de gens partent de ce qu’ils voient, de ce qui est en train de se passer dans cette poudrière qu’est le Moyen-Orient.
Aussi est-il peut-être utile d’écouter Sa Béatitude Grégoire III Laham, patriarche d’Antioche des Grecs melchites depuis 2000.

Grégoire III

Grégoire III

Pour beaucoup de gens, ce qui se passe en Irak est l’épicentre d’un phénomène plus vaste: la disparition des chrétiens de tout le Moyen-Orient.
GRÉGOIRE III LAHAM: Jésus nous a dit de ne pas avoir peur. Et nous sommes toujours sur le point d’avoir peur. Mais un pasteur doit encourager son peuple. Nous ne pouvons pas céder à la panique. Il y a en Irak une situation terrible de crime, de vengeance et de terreur. Il arrive aux chrétiens ce qui arrive aux autres. Ici, en Syrie, sont arrivés un million et demi de réfugiés irakiens et, parmi eux, les chrétiens sont une petite minorité. Cela veut dire que tout le monde s’enfuit de là-bas. Je sais qu’en Occident il y a des gens qui jouent sur la situation. Mais la tentative d’isoler leurs souffrances de celles des autres ne me semble pas utile aux chrétiens d’ici.
La guerre a apporté aussi la persécution, a dit le patriarche chaldéen Emmanuel III Delly.
GRÉGOIRE III: Toute approche des problèmes d’ici qui ne part pas de critères strictement politiques se retourne contre nous. C’est arrivé en Irak. Les Américains sont arrivés avec l’intention quasiment déclarée d’opérer une nouvelle croisade qui changerait le visage du Moyen-Orient. Et maintenant, au Liban, j’entends appliquer l’étiquette de “croisés” même aux soldats de l’Unifil. Et les chrétiens sont toujours associés à ces stratégies occidentales. Dans la dernière lettre de Noël, j’ai écrit: «Chers musulmans, nous ne pouvons tolérer qu’il y en ait parmi vous qui nous considèrent comme les alliés des “croisés”. Nous vivons, nous travaillons, nous luttons avec vous. Nous construisons avec vous l’avenir de ces pays».
On décrit parfois le Moyen-Orient comme le lieu de persécution des chrétiens.
GRÉGOIRE III: Ici, en Syrie, le gouvernement traite les églises comme il traite les mosquées. Nous sommes exemptés du paiement de la lumière et des autres services. L’année dernière, un décret présidentiel approuvé par le Parlement a établi que les catholiques suivraient, sur des questions qui concernent les droits individuels comme le mariage et l’héritage, leurs propres règles juridiques. En pratique, le droit canonique pour les Églises orientales a été transféré dans le droit civil. Une ou deux fois par an, je vais avec mon vicaire général trouver le président Assad et ses collaborateurs. Le président a voulu déjeuner avec tous les patriarches et les chefs des Églises à l’occasion de Pâques. Nous parlons de politique, y compris des relations entre Orient et Occident. Et puis des ministres, des parlementaires, des cheikhs viennent nous trouver.
La Syrie serait un État voyou. Mais au Moyen-Orient, les chrétiens, quand ils fuient, se réfugient à Damas.
GRÉGOIRE III: Il y a une épidémie d’intégrisme que l’on observe dans le monde entier et pas seulement au Moyen-Orient. Ici, en Syrie, le gouvernement est fort et il tente d’endiguer le phénomène. Par exemple, avec les adolescents, on utilise beaucoup les livres d’éducation civique. Les textes de catéchisme et d’enseignement religieux, les nôtres compris, sont aussi soumis au contrôle du Ministère de l’Éducation et de celui de la Culture. On les surveille pour garantir qu’ils soient bien inspirés par le sens du respect réciproque et de la coexistence, qu’ils ne contiennent pas d’instigation à la haine et au mépris des autres religions. Notre texte est en vigueur depuis plus de quarante ans, une commission mixte de prêtres et de professeurs des différentes Églises l’a revu en 2002, sous le contrôle du Ministère de l’Éducation. J’en suis très fier.
Quels sont les critères qui, selon vous, doivent déterminer le regard et le comportement des chrétiens à l’égard des musulmans?
GRÉGOIRE III: On nous a dit parfois au Vatican que nous, chrétiens orientaux, nous devons travailler avec l’islam pour favoriser les droits de l’homme, l’émancipation de la femme, la défense de la vie, la liberté religieuse. Mais qu’est-ce que cela veut dire? Nous avons une relation unique, spécifique avec l’islam, qui n’est pas celle que vous avez en Europe avec les minorités musulmanes. Je le dis toujours: nous sommes l’Église de l’islam.
Cette expression vous plaît. Vous l’utilisez souvent.
GRÉGOIRE III: Le journal égyptien Al-Ahram a écrit lui aussi que c’est la formule la mieux trouvée pour décrire la situation commune des chrétiens des pays arabes et du du Moyen-Orient. L’islam est le contexte dans lequel nous vivons et dont nous sommes historiquement solidaires. Nous avons vécu 1400 ans en son sein. Nous comprenons l’islam de l’intérieur. Quand j’entends un verset du Coran, pour moi, c’est une expression de la civilisation à laquelle j’appartiens. Notre tâche, c’est de témoigner le Christ dans le monde de l’islam. Nous avons une responsabilité unique. Nous ne pourrons pas répondre comme l’a fait Caïn lorsque le Seigneur lui a demandé où était Abel.
L’ancienne église du monastère Mar Sarkis, confié aux moines melchites du Christ Rédempteur, dans le village chrétien de Maalula, en Syrie

L’ancienne église du monastère Mar Sarkis, confié aux moines melchites du Christ Rédempteur, dans le village chrétien de Maalula, en Syrie

Dans les terres de l’islam, des stratégies missionnaires ne sont pas possibles.
GRÉGOIRE III: Mais on peut profiter de tous les contacts humains. Montrer une Église qui aime les musulmans. Valoriser toutes les affinités et les sympathies possibles. Les dicastères vaticans peuvent faire documents sur documents. Mais ensuite, c’est à nous de témoigner le Christ devant nos frères musulmans dans la vie de tous les jours.
Pouvez-vous donner des exemples concrets?
GRÉGOIRE III: Une fois, à la fin du Ramadan, le grand mufti de Damas, Ahmed Kaftaro, m’a invité à prêcher de la chaire de la mosquée. Quand j’étais à Jérusalem, il m’est arrivé aussi souvent de parler dans une mosquée après les manifestations des Palestiniens. Être l’Église de l’islam veut dire aussi cela.
En attendant, en Occident, on entend de plus en plus souvent dire que la violence est un élément enraciné dans la nature même de l’islam.
GRÉGOIRE III: C’est une vision déformée des choses qui s’appuie sur une lecture fallacieuse du discours de Ratisbonne, que le Pape a lui-même désavoué. La citation de Manuel Paléologue, qui a déchaîné tant de réactions violentes, était elle-même une extrapolation d’une très longue dispute – elle durait depuis des jours – entre l’empereur et le sage musulman. Il n’y avait chez le Pape aucune intention d’offenser l’islam. Et, du reste, l’Évangile peut lui aussi prêter à des manipulations malignes et des interprétations fallacieuses. Par exemple, quand Jésus dit: «Je ne suis pas venu porter la paix mais l’épée».
Les intellectuels occidentaux les plus polémiques à l’égard de l’islam vont jusqu’à dire que «notre Dieu n’est pas leur Dieu…».
GRÉGOIRE III: J’éviterais avec nos frères musulmans de vaines discussions théologiques pour savoir si nous adorons ou non le même Dieu. Ce sont là, selon moi, des disputes d’Académie de Théologie. Le mystère de Dieu est si grand, nous ne pouvons pas le comprendre. Devant lui, nous nous exclamons: que c’est beau! Mais qu’est-ce que je comprends de cette beauté, qu’est-ce que je comprends de Dieu? Quand nous confessons le mystère de la Trinité, la beauté de ce mystère peut éventuellement toucher et surprendre aussi les autres. Mais nous n’avons pas à “démontrer” ce mystère. Ce serait une entreprise téméraire. Il vaut mieux s’en tenir à ce qu’a dit le Concile Vatican II: «L’Église regarde aussi avec estime les musulmans, qui adorent le Dieu Un». Ceux-ci, bien qu’«ils ne reconnaissent pas Jésus comme Dieu, le vénèrent toutefois comme prophète; ils honorent Marie, sa mère virginale, et parfois même l’invoquent avec piété». Du reste, le judaïsme ne reconnaît pas lui non plus la Trinité et la divinité de Jésus, Fils de Dieu.
Les Églises d’Orient sont parfois présentées comme des réceptacles d’antisémitisme.
GRÉGOIRE III: C’est le contraire qui est vrai. Je le dis toujours avec beaucoup d’amour aux juifs: vous êtes comme moi appelés à la foi en Jésus. De même que les musulmans. Jésus appelle vraiment tout le monde. Et sa religion n’est pas une nouvelle religion contre celles d’avant ou d’après. C’est quelque chose d’autre. Une autre chose. Something else, comme disent les Anglais.
En ce qui concerne les rapports avec les chrétiens orthodoxes, il y a quelques années, on avait songé, comme une expérimentation locale de réconciliation, à un retour à la pleine communion entre votre Église et le patriarcat orthodoxe d’Antioche.
GRÉGOIRE III: Nous avions caressé ce projet avec peut-être un optimisme excessif, comme si c’était quelque chose que l’on pouvait réaliser du jour au lendemain. Le patriarche Maximos, mon prédécesseur était déjà vieux. Un rappel nous est arrivé de Rome. Continuez à dialoguer mais n’arrivez pas à des résultats définitifs dans le domaine théologique sans l’accord du Saint-Siège. Malheureusement, notre hiérarchie a pris cet avertissement comme un coup d’arrêt. Et le projet a été mis de côté. Mais nous avons de toute façon avec les orthodoxes des rapports de fraternité; ainsi, par exemple, des retraites communes sont organisées pour le clergé.
Quelles sont, selon vous, les perspectives du dialogue en cours entre catholiques et orthodoxes sur les thèmes de la collégialité et de la primauté?
GRÉGOIRE III: L’Église orthodoxe ne peut accepter l’ecclésiologie romaine comme telle. Il faut comprendre que l’ecclésiologie qui s’est développée dans l’Église latine ne peut être imposée aux chrétiens d’Orient. Ceux-ci peuvent accepter la primauté du Pape comme titulaire de la prima sedes et comme dernière instance à laquelle recourir, mais pas la pratique du centralisme sans réelle collégialité. Si Rome veut aller de l’avant, il faut reprendre les formules que Ratzinger avait exposées dans les années Soixante-dix sur le rapport avec les Églises d’Orient.
Chez les catholiques, on part souvent, entre autres en ce qui concerne le dialogue avec les orthodoxes, du rapport entre Église universelle et Église locale.
GRÉGOIRE III: L’Église universelle n’est pas la somme de nombreuses Églises locales. Ce n’est pas non plus un concept abstrait. L’Église du Christ existe concrètement en un lieu donné. Le pape saint Clément, a écrit en-tête de sa lettre: «De l’Église de Dieu qui loge à Rome, à l’Église de Dieu qui loge à Corinthe». Il n’a pas écrit à l’Église “locale” de Corinthe. Là où il y a les sacrements, la foi, le Credo, que manque-t-il? Il y a aussi le Pape, parce que l’évêque ou le curé qui célèbrent l’Eucharistie sont en communion avec le Pape. L’Église une, sainte, catholique et apostolique est aussi présente dans une petite paroisse où le prêtre célèbre la messe devant un ou deux fidèles. Il n’y a pas “plus” d’Église si sont présents tous les évêques réunis en Concile. Une goutte de mer contient tous les éléments du reste de l’eau de la mer. De la même façon, chaque Église en un lieu déterminé contient tous les éléments de l’unique Église du Christ.
Le patriarche d’Antioche des Grecs melchites, Grégoire III

Le patriarche d’Antioche des Grecs melchites, Grégoire III

Que répondez-vous à ceux qui disent que les Églises catholiques orientales sont un obstacle à la réconciliation avec les orthodoxes?
GRÉGOIRE III: Les Églises orientales catholiques deviennent un problème surtout parce que les orthodoxes voient le traitement qui leur est parfois réservé. Elles sont appelées Églises sui iuris, mais, en fait, on ne reconnaît pas que le patriarche est chef et père de son Église. Des évêques sont nommés pour nos communautés en diaspora, par exemple, dans les pays américains, sans que nous ayons dans ces décisions voix au chapitre. Nos évêques reçoivent des formulaires dans lesquels on leur demande: «De quelle Congrégation dépendez-vous? Qui sait ce que penseraient de cela les patriarches et les métropolites orthodoxes: moi, patriarche, moi, évêque, je “dépends” d’un bureau du Vatican? Qu’est-ce que cela veut dire?
On dit des Églises orientales: trop de curies et de curies jalouses de leurs prérogatives, et peu de fidèles, toujours moins. Elles offrent un spectacle de division justement là où les minorités chrétiennes devraient s’unir. Que pensez-vous de cette critique?
GRÉGOIRE III: Il existe en Italie aussi de très petits diocèses. Et puis il y a ici un élément de la tradition qu’il faut respecter. Une communauté de fidèles catholiques syriens ou orthodoxes, aussi petite soit-elle, ne peut être assimilée aux catholiques grecs-orthodoxes, aux latins, aux chaldéens. Allez écouter leur liturgie, écoutez leurs hymnes… Au Concile Vatican II, cette idée avait déjà été proposée: unissons tous les chrétiens d’un pays sous un seul rite, un seul évêque ou patriarche. Au Liban le rite maronite, en Syrie le rite melchite, en Égypte le rite copte… Mais c’est seulement ceux qui voient les choses de loin, d’un œil de comptable plus que de pasteur, qui peuvent penser homologuer des traditions si variées et si riches.
Et à ceux qui stigmatisent votre animosité contre Rome, que répondez-vous?
GRÉGOIRE III: Nous sommes à Damas. Ici, en 1724 nous avons retrouvé la communion avec l’évêque de Rome et nous avons été hors-la-loi pendant 120 ans. Les prêtres cachaient leurs vêtements liturgiques dans des paniers, ils entraient dans les maisons et célébraient la messe à voix basse. Nous avons beaucoup souffert pour affirmer notre communion avec l’Église de Rome. C’est le signe de l’importance que nous lui accordons.


Italiano Español English Deutsch Português