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ART
Tiré du n° 09 - 2003

Sienne, un chef-d’œuvre à l’aube de Duccio di Buoninsegna


Quand, en octobre, l’exposition sur Duccio ouvrira ses portes, l’une des étapes les plus importantes de la visite sera la crypte peinte autour de 1270. Découverte il y a deux ans, elle a été restaurée pour l’occasion. Luciano Bellosi en parle


par Giuseppe Frangi


Ci-dessus, la façade du Dôme de Sienne; dessous, détail de la Crucifixion de Jésus, peinture de la crypte retrouvée sous l’autel du Dôme,en 2001

Ci-dessus, la façade du Dôme de Sienne; dessous, détail de la Crucifixion de Jésus, peinture de la crypte retrouvée sous l’autel du Dôme,en 2001

On ne sait toujours pas à quel usage était destinée cette grande salle construite il y a huit siècles sous le sol du maître-autel du Dôme de Sienne. Adossée au mur du baptistère, ses voûtes auraient dû s’élever au-dessus du niveau du pavement actuel de la cathédrale. Elle fut totalement affresquée, comme le montrent les scènes dont le haut a été “coupé” et dont ne subsistent que les parties inférieures. Puis, une fois les travaux terminés, arriva un contrordre: la pièce fut remplie de détritus et enfermée dans les fondations du grand Dôme de Sienne. Jusqu’au jour où, il y a deux ans, les ouvriers qui travaillaient à mettre en place le maître-autel, découvrirent l’existence de cette pièce enterrée. Imaginez quel fut leur émerveillement lorsque, déplaçant les pierres, ils virent apparaître les couleurs éclatantes des fresques qu’aucun agent atmosphérique n’avait encore pu “pâlir”. Cent quatre-vingt mètres carrés de scènes parmi lesquelles figurent la Passion et la Résurrection de Jésus: les pierres et les détritus ont endommagé la surface des peintures, mais il s’agit de dommages récupérables que le travail patient et délicat de restauration qui est en cours cherche à réparer. Une course contre le temps, parce que, le 4 octobre prochain, l’exposition très attendue de Duccio di Buoninsegna ouvrira ses portes et la crypte sera une étape obligatoire de la visite. Mais quel est le lien entre cette découverte exceptionnelle et le génie de la Maestà? Luciano Bellosi, le plus grand connaisseur de la peinture siennoise des origines et l’organisateur de cette exposition qui fera affluer des milliers de visiteurs dans la ville toscane, a accepté de répondre pour 30Jours à cette question. Titulaire de la chair d’Histoire de l’Art à l’Université de Sienne, auteur d’une monographie fondamentale sur Cimabue et de la plus importante étude réalisée sur la Maestà de Duccio, Bellosi a suivi de très près et avec une certaine appréhension le travail de récupération. «En réalité», dit-il, «il ne s’agit pas de fresques mais de peintures murales à sec: une faiblesse technique qui demande une attention exceptionnelle de la part des restaurateurs. C’est un travail long et délicat». Vu la fragilité de ces peintures, l’accès à la crypte sera contingenté et la visite organisée par groupes de vingt-cinq personnes.
En réalité, la visite idéale de l’exposition devrait commencer par cette salle. «En effet», explique Bellosi, «ces peintures peuvent être datées de 1270 environ et représentent une sorte de revanche contre ceux qui prétendaient que la peinture murale n’était entrée dans l’histoire de l’art siennois qu’avec Simone Martini. À cette époque, Duccio, âgé de vingt ans à peine, travaillait sans doute dans l’atelier de Cimabue à Florence, mais il est probable que la couleur vive de ces peintures a frappé ses yeux et qu’il s’en est souvenu plus tard. «Le cycle raconte les scènes de la vie du Christ. Il y a un Repos pendant la fuite en Égypte peint sur un pilastre dans lequel est représenté le détail, cité par les Évangiles apocryphes, de la palme qui se penche sur les fugitifs pour leur faire de l’ombre. Les scènes les mieux conservées sont deux scènes de la Passion, une Crucifixion et une Mise au tombeau, tandis que les deux représentations de la Résurrection avec les saintes femmes au sépulcre et le Noli me tangere ont été, quant à elles coupées, dans la partie supérieure pour permettre les travaux de pavement du Dôme. Les personnages, grandeur nature, dont les corps élancés sont disposés selon une composition savante, se déploient sur les murs avec solennité. «Il s’agit de l’un de ces artistes qui ont précédé de peu Duccio et dont l’exposition d’octobre permettra d’approfondir la connaissance. Parmi eux les plus accrédités sont Dietisalvi di Speme, Guido di Graziano, et Rinaldo di Sienna», explique encore Bellosi, «et le principal candidat est Dietisalvi di Speme, le peintre le plus accompli parmi les prédécesseurs de Duccio. Les documents le disent en activité entre 1259 et 1288 et lui attribuent avec certitude quatre petits tableaux peints: il s’agit des célèbres Biccherne, les couvertures des registres dans lesquels les magistrats préposés aux services financiers tenaient les comptes publics de Sienne. Dietisalvi, disent les documents, en aurait peint vingt-neuf. Il ne nous en est parvenu que quatre.
«Dietisalvi et les autres ne connaissaient manifestement pas encore la révolution de Cimabue qui marque d’une manière décisive la scène artistique à partir de la décennie suivante», précise Bellosi. «Le premier signal de cette révolution à Sienne, on le trouve sur le grand vitrail du Dôme exécuté en 1286 à partir de cartons réalisés par Duccio, lequel sortait évidemment d’un apprentissage florentin. Le vitrail, qui vient à peine d’être restauré, sera l’un des points forts de l’exposition. Il sera en effet possible de le voir de près dans la majesté de ses six mètres de diamètre et dans l’éclat des couleurs pleinement retrouvées. Le trône de Marie est, pour la première fois, un trône conçu de façon architecturale et non plus un trône de bois comme, par exemple, dans la Madone Rucellai, le chef-d’œuvre de jeunesse de Duccio. On remarque dans le vitrail une nouvelle conception de l’espace même si, il faut le préciser, il n’est pas sûr que ce soit Duccio qui ait mené les recherches les plus rationnelles. Giotto, qui était plus jeune que lui et qui le croisa probablement dans l’atelier de Cimabue, était le vrai porte-drapeau du renouveau pictural».
Bellosi a étudié les peintures de la crypte et les a mises en parallèles avec les Biccherne qui datent de la même époque. Cette comparaison lui a permis non seulement de restreindre la liste des noms des auteurs probables, mais aussi de mettre en évidence la caractéristique principale de la peinture siennoise: le sens de la couleur. «Dans les peintures de la crypte, la fraîcheur des pigments est exceptionnelle: l’obscurité et l’oubli dans lequel ils sont restés pendant des siècles les ont préservées de façon surprenante. La crypte en effet n’a pratiquement pas été utilisée. Peut-être avait-elle été conçue comme accès au Dôme de la ville. Mais ensuite le projet a été totalement revu et transformé».
En attendant, autour de cette crypte, comme nous l’avons vu, les choses évoluaient rapidement. Duccio reçut en 1287 la commande du vitrail du Dôme. La petite Maestà de Berne, attendue à l’exposition, est contemporaine de ce travail. On pourra voir aussi à l’exposition l’exceptionnel rittichetto, qui fait partie des collections de la reine d’Angleterre, l’œuvre la plus belle, la Maestà mise à part, de Duccio. L’art siennois prend son envol avec la maturité de Duccio. «L’originalité et la recherche sont les premières caractéristiques d’un art achevé. Le voile blanc sous le manteau de la Madone dans le Trittichetto londonien est un détail qui remplit d’émerveillement», commente Bellosi. Mais si nous devions essayer de tracer le portrait de Duccio, homme et artiste, que dirions-nous? Bellosi suggère de façon surprenante deux caractérisques qui ne sont pas avant tout artistiques: «Pour moi», dit-il, «la beauté de Duccio repose sur le sérieux et sur la conviction. Il a vu de ses yeux la puissance de la révolution de Giotto, il l’a assimilée à sa façon, sans réserve, mais il a eu la force de rester lui-même. Il a projeté dans l’intensité des couleurs, comme dans ces rouges sombres et lie-de-vin son propre émerveillement devant la réalité. Mais il n’a jamais perdu le sens de l’équilibre. Le raffinement de sa peinture n’a jamais été sacrifié à la profondeur de ses accents.
Voilà donc Duccio. Un grand dont nous pouvons aujourd’hui suivre pas à pas l’histoire humaine et artistique; que nous pouvons imaginer émerveillé devant ces peintures de la crypte du Dôme, peintures aux couleurs éclatantes qui réapparaissent aujourd’hui telles qu’elles se montraient à ses yeux.


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