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LA FOI DES APÔTRES
Tiré du n° 02/03 - 2008

ET RESURREXIT TERTIA DIE SECUNDUM SCRIPTURAS

Visible ou invisible? Dialogue sur la réalité du Christ ressuscité


Réponse de Massimo Borghesi, professeur titulaire de la chaire de Philosophie morale à la Faculté de Lettres et de Philosophie de l’Université de Pérouse


par Massimo Borghesi


<I>L’incredulité de Thomas</I>, Caravage, Bildergalerie, Potsdam-Sanssoucis

L’incredulité de Thomas, Caravage, Bildergalerie, Potsdam-Sanssoucis

Cher collègue, je vous remercie de votre lettre qui, dans la stagnation actuelle de la théologie et de la philosophie, offre l’occasion de réfléchir sur un sujet de grande importance. L’article dans lequel je présentais votre livre La risurrezione senza miracolo (Éditions La Meridiana, Molfetta 2006), ne prétendait pas rendre compte systématiquement de votre pensée1. J’avais été frappé par la perspective idéaliste, hégélienne dans laquelle vous traitez la résurrection du Christ. Votre lettre m’a incité à approfondir votre réflexion sur ce sujet, ce que j’ai fait en accordant une attention particulière à votre ouvrage Repensar la resurrección, qui a été lui aussi traduit en italien2. La lecture de ces œuvres me permet de préciser que l’objet de mon analyse critique n’est pas votre foi personnelle – que vous avez pleinement le droit de revendiquer – mais la théologie et la philosophie qui sous-tendent votre interprétation du christianisme.
Vous êtes fermement convaincu que, dans le monde contemporain, la transmission et la compréhension de la foi requièrent en théologie un «changement de paradigme»3, qu’elles nécessitent «un changement global et structurel»4. Ce changement suppose une «déconstruction de la vision traditionnelle»5, une déconstruction «des narrations pascales»6, qui mène à une «lecture non fondamentaliste»7, c’est-à-dire non littérale de ces textes. Vous prenez pour guide et maître dans cette opération Rudolf Bultmann qui «a démontré de manière définitive» que la vision testamentaire telle qu’elle est exprimée dans le langage (ingénument) réaliste des Évangiles est une vision «mythologique»8. Pour Bultmann, est «mythologique la conception qui fait apparaître le non-mondain, le divin comme mondain, humain, et l’au-delà comme l’ici-bas»9. Toute la Révélation chrétienne est donc mythologique dans la mesure où elle entend l’action de Dieu d’une manière historique et empirique; les miracles, signes sensibles de la puissance divine, sont mythologiques. Comme le déclare Bultmann avec une désarmante simplicité, «on ne peut utiliser la lumière électrique et la radio ou avoir recours en cas de maladie aux découvertes médicales ou cliniques et en même temps croire dans le monde des esprits et des miracles que propose le Nouveau Testament»10. Vous n’arrivez pas aux conclusions radicales du théologien de Marburg mais vous le suivez dans son idée de fond, selon laquelle le discours néo-testamentaire «en tant que discours mythologique, ne peut être cru par les hommes d’aujourd’hui»11. Cette conviction vous amène à l’idée que l’heure est venue d’un renversement global dans la théologie de Jésus ressuscité, renversement dont je vais tenter de résumer ici brièvement les lignes directrices.

Théodicée rationaliste, théologie du «non-événement», christianisme «socratique»
Le premier présupposé fondamental de Bultmann est très bien exprimé par David Friedrich Strauss dans son Leben Iesu de 1835: «Le divin ne peut s’être produit ainsi (d’abord de façon immédiate, ensuite, de plus, de manière grossière) ou ce qui s’est produit ainsi ne peut être divin»12. Il s’agit du postulat rationaliste selon lequel Dieu (s’il existe) ne peut agir ou se manifester sensiblement dans l’espace et dans le temps. Dieu ne peut être la cause d’événements particuliers mais seulement la source des lois universelles. Cela conduit Strauss (et avec lui Bultmann) à une «philosophie du non-événement»13, à une théorie qui est la négation systématique de la possibilité de l’Incarnation. Il n’y a là rien de surprenant. Du Deus sive natura de Spinoza au «large fossé» entre les vérités historiques casuelles et les vérités éternelles de Lessing, à la critique de la foi superstitieuse de Kant, l’idée est la même: Dieu ne peut se manifester dans l’histoire. Panthéisme et déisme, de versants différents, s’opposent à l’Ancien et au Nouveau Testament, à la foi juive comme à la foi chrétienne.
De façon singulière, dans votre livre Ripensare la risurrezione, vous arrivez à ce point de vue en critiquant le «déisme interventionniste [sic!]»14, lequel opère à travers des «miracles», c’est-à-dire des interventions ponctuelles dans l’espace et dans le temps. L’idée du divin qui s’exprime dans les prières et dans les formules de la piété chrétienne est, pour vous, l’expression d’un «schéma imaginatif»15 (de type kantien) d’une mentalité ingénue, populaire, qui ne comprend pas que Dieu, en réalité, n’agit pas à travers les miracles mais à travers une creatio continua qui ne viole pas l’autonomie du monde avec ses lois naturelles. À chaque instant, Dieu fait «tout ce qui est possible: “poète du monde”, il cherche à le conduire au maximum de réalisation que lui permettent ses limites et les incompatibilité inhérentes à sa finitude»16. Vous retournez ainsi (consciemment) à Leibniz et à son idée du meilleur des mondes possibles. «Dieu “pourrait” ne pas avoir créé le monde mais, s’il l’a créé, le monde est fini et, s’il est fini, en lui ne peuvent pas ne pas comparaître la carence et la contradiction, à savoir le mal. Autrement, le monde serait infini comme Dieu»17. De cette façon, «le mal, comme l’avait déjà vu Leibniz […], a sa condition de possibilité dans la finitude»18. Dieu, créant le monde en tant que finirien de vraiment nouveau, nouveau par rapport aux causes antécédentes, n’arrive avec le christianisme. La «théologie du non-événement» est celle pour laquelle le christianisme se réduit à la manifestation d’un processus en acte, au dévoilement de ce qui, implicitement, est déjà présent dans la nature.
S’il n’existe pas de miracles et si l’action divine est immanente à la nature, la “Révélation” devient l’acte de connaissance par lequel l’homme religieux s’aperçoit du caractère divin du monde. La “Révélation” en arrive à coïncider avec une gnose salvifique. «En définitive, la révélation consiste dans le fait de “se rendre compte” que Dieu, comme origine fondatrice et amour communicatif, est “déjà à l’intérieur”, dans la mesure où il habite la création et se manifeste en elle. Il fait voir cela surtout dans l’être humain, en cherchant à nous faire découvrir sa présence, en vainquant notre cécité et en brisant nos résistances: noli foras ire: in interiore homine habitat veritas»19. La Révélation se résout ici en un processus immanent, “maïeutique”, socratique. Elle n’apporte pas quelque chose de véritablement nouveau – l’idée de la survie après la mort est universelle – mais elle clarifie et re-configure une certitude implicite, elle est l’occasion du passage d’une foi confuse à une foi claire et distincte. «Comme maïeutique, la parole révélatrice est nécessaire pour réveiller et faire ouvrir les yeux, mais elle n’introduit pas quelque chose d’étranger. Elle aide plutôt à découvrir dans la réalité même la présence salvatrice qui l’habite et la dynamise»20. Le christianisme devient une «maïeutique historique»21, le Christ un nouveau Socrate qui aide les disciples à trouver dans leur expérience intérieure la certitude d’une expérience de résurrection qui n’a besoin d’aucune confirmation extérieure. De cette façon, comme l’observe Ratzinger dans un essai toujours actuel de 1970, «dans le christianisme, ne vient plus à nous, de l’extérieur, quelque chose que nous pouvons recevoir comme nouveau et non déductible par nous-mêmes et devient au contraire objectif ce qui est toujours l’horizon de notre pensée et de notre réflexion. De cette façon, l’histoire, en tant qu’extra, est devenue trop insignifiante et fondamentalement condamnée en faveur de l’ontologie. L’ek-stase de la foi a disparu au profit de l’en-stase, de l’immersion philosophique22.

«Comment ne pas évoquer, depuis lors, les tentatives d’une gnose toujours renaissante sous de multiples formes [...] dont une pente redoutable tend à évacuer insensiblement toutes les richesses et la portée de ce qui est d’abord un fait: la résurrection du Sauveur» Paul VI
La structure contre l’Événement
Assimiler la Révélation au plan de la création, la grâce à la nature, l’extériorité – dans le sens d’Emmanuel Lévinas – à l’intériorité, conduit à affirmer que la Révélation est «présente dans toutes les religions et même dans toute connaissance philosophique»23. Vous manifestez par cette affirmation que vous partagez la perspective du christianisme transcendantal, “anonyme”, qu’avaient déjà critiquée Henri de Lubac et Hans Urs von Balthasar24. Il s’agit d’un modèle qui, d’un côté, est l’héritier de l’idéalisme post-kantien et qui, de l’autre, s’est imposé dans le climat des années Soixante-dix, marqué au niveau culturel par l’hégémonie du structuralisme. Ce courant, comme on le sait, n’admet pas d’événements, de sauts qualitatifs dans le processus historique. L’événement est compris, anticipé, dilué à l’intérieur d’une structure, d’un réseau de rapports déjà donné, d’un horizon. Ainsi, dans le modèle structural-idéaliste, Jésus ne “devient” Dieu ou n’apparaît comme Dieu qu’à l’intérieur d’une structure apocalyptique propre au judaïsme. La structure trace la continuité d’un processus; ce qu’elle ne voit pas, c’est la discontinuité. Elle ne voit pas le “nouveau paradigme” que vous, vous réclamant de T. S. Kuhn, vous voulez appliquer à la théologie contemporaine. Ainsi, il est vrai que, dans le Christ, les attentes messianiques d’Israël, les attentes apocalyptiques, sapientiales, s’accomplissent, mais cet accomplissement ne se réalise pas à la façon d’une synthèse mais à travers une figure nouvelle qui, donnant forme à des aspects hétérogènes (le Roi glorieux d’Israël et le Juste humilié et souffrant), ne peut être déduite de ce qui la précède. L’Événement excède la structure. N’accueillant pas cette nouveauté, le structuralisme théologique est un tracteur qui nivelle, lamine, écrase. La «structure théologique»25 dont vous vous réclamez est un modèle selon lequel, dans l’ancien Israël, les prophètes, assassinés par les hommes, sont revendiqués par Dieu. C’est ce qui arrive dans le judaïsme tardif avec l’épisode des martyrs Macchabées. Dieu ne peut pas ne pas ressusciter les justes d’Israël. Ce modèle devient pour vous le critère explicatif de la conscience de la Résurrection: «La foi dans la résurrection doit se réaliser à l’intérieur d’une structure identique»26.
Cette foi est construite selon un double point de vue. D’un côté, Jésus est vu comme le point culminant de l’«espérance que l’eschatologie courante, de type apocalyptique, situait à la fin des temps»27. Ici prend forme la foi dans le Christ ressuscité car, «sans cet horizon, la résurrection de Jésus pourrait difficilement être comprise: c’est en lui qu’elle a ses racines»28. De l’autre, Jésus est compris comme “ressuscité” en raison de son destin particulier de mort. Comme je vous le signalais dans mon article précédent, votre façon de procéder rappelle ici la dialectique contradiction-réconciliation propre à Hegel: le positif ne peut s’actualiser qu’à travers l’abîme du négatif, l’idée de résurrection qu’à travers l’expérience de la mort. Cette lecture dialectique vous amène à refuser la lettre du texte évangélique, celle qui insiste sur le scandale face à la croix, la fuite des disciples, leur peur. «Cette vision compte indubitablement sur deux forts soutiens: d’un côté, le prestige que lui fournit le fait d’être très présente dans le schéma de rédaction des narrations évangéliques elles-mêmes et, de l’autre, le fait qu’elle se prête à être utilisée comme une ressource apologétique facile: quelque chose a dû se produire entre le manque de foi, qui entraîna la lâche fuite, et la foi vive qui transforma les apôtres en hérauts pleins de courage et d’audace. Ce quelque chose serait les événements exceptionnels et miraculeux qui portèrent les apôtres à confesser la résurrection»29.
Cette explication raisonnable, qui motive le passage du scandale de la mort en croix à la foi dans le Christ ressuscité, vous la refusez cependant pour un motif qui est, si vous me permettez, tout à fait contestable. Selon vous, il n’est pas admissible que les disciples, qui étaient les amis de Jésus, l’aient abandonné à l’heure de la mort. «Il aurait fallu qu’ils fussent de véritables monstres sur le plan psychologique et une exception honteuse sur le plan historique. Car toutes les fois qu’un grand leader meurt par fidélité à sa cause, ce qu’il obtient, c’est précisément une adhésion plus forte et un prestige plus grand»30. Votre argumentation est des plus singulières. Votre explication pourrait être éventuellement plausible s’il s’agissait d’un leader politique mis à mort: «Les “criminels” de Rome étaient les héros du peuple qu’ils subjuguaient»31. Mais face à quelqu’un qui avait prétendu être le Messie et le Fils de Dieu, la mort est un échec, une faillite. Vous ne pouvez pas, comme le fait l’idéalisme, contourner ce point, vous ne pouvez supprimer le scandale du Vendredi Saint historique et le réduire au «Vendredi Saint spéculatif» (Hegel). La mort en croix n’est pas le “catalyseur” de la Résurrection, c’est l’heure des ténèbres où les amis s’enfuient. Il a fallu plus d’un millénaire avant que l’iconographie chrétienne représente le crucifix et les affres de la mort. Comment pouvez-vous penser que la vue du Calvaire, terrible pour qui avait connu Jésus, pouvait induire à “imaginer” un homme qui vainc la mort? Votre foi dans le fait que du négatif naît le positif est, en réalité, le dernier héritage de la dialectique hégélienne. Si la dialectique n’est pas la loi de l’histoire, votre argumentation n’est qu’une opinion.

«Aujourd’hui même, Nous voyons cette tendance manifester ses ultimes conséquences dramatiques, allant jusqu’à nier, auprès de fidèles qui se disent chrétiens, la valeur historique des témoignages inspirés, ou, plus récemment, en interprétant de façon purement mythique, spirituelle ou morale, la résurrection physique de Jésus» Paul VI
Le Christ ressuscité “invisible”
La foi des disciples ne naît donc pas de “quelque chose” de nouveau – un événement – qui est survenu après la mort du Christ en croix. Elle ne naît pas de l’expérience bouleversante, empirique, d’un corps transpercé qui se remet à vivre sous une forme nouvelle, analogue à la condition physique précédente. Non. La certitude que le Christ est ressuscité dépend seulement de la structure, du transcendantal, de l’horizon de compréhension précédent des disciples, d’un modèle théorique. Ce modèle assume la forme d’un syllogisme: 1) Dieu, juste, ne peut pas ne pas ressusciter tous ceux qui meurent pour la justice. 2) Jésus, mort en croix, est juste. 3) Jésus ne peut pas ne pas être ressuscité par Dieu. L’idée de Résurrection est une conclusion logique, le fruit d’un raisonnement.
Comme l’écrit Giuseppe Barbaglio, dans le numéro de Concilium que vous avez dirigé et qui a été consacré à “La résurrection des morts”, «il est arrivé» aux disciples «que, d’une catastrophe psychologique, est née une “résurrection” personnelle: ils sont ressuscités à une expérience nouvelle de confiance en Jésus. Comment cela a-t-il pu se produire? Ils se sont interrogés, ils sont revenus à travers leurs souvenirs aux paroles et au cours de la vie du Maître, ils ont médité – suppose-t-on – les Écritures et ils ont conclu que leur résurrection spirituelle n’a pas été une entreprise autonome, n’a pas été un processus psychologique d’élaboration du deuil, de la perte, mais un don de grâce de Jésus lui-même; et ils l’ont interprétée comme une “apparition”»32. Il s’agit d’une déduction, d’une «”apparition” du Christ non à leurs yeux mais à leur vie»33.
Les apparitions pascales sont des interprétations, le résultat d’une opération mentale dont la source est attribuée à Dieu. Le mentalisme – ce que j’appelais précédemment idéalisme – explique le refus de toute description réaliste, sensible, charnelle, du Christ ressuscité. «La présence du Christ ressuscité n’est pas accessible en elle-même aux sens corporels, aussi les “apparitions” ne pourraient-elles pas, dans la mesure où elles seraient physiques, être des apparitions du Christ ressuscité. Ceux qui prennent plus ou moins à la lettre ces récits doivent tenir compte du fait qu’ils se trouvent devant une interprétation, autrement dit devant un processus à travers lequel quelque chose qui est arrivé dans le monde donne au protagoniste la conviction d’être devant une présence non-mondaine, de caractère transcendant»34. Ce qui est vu, c’est le Jésus mort, non le Jésus ressuscité. Le caractère transcendant de la Résurrection est incompatible avec une expérience empirique: «Toucher du doigt le Christ ressuscité, le voir venir sur les nuages du ciel ou l’imaginer pendant qu’il mange sont des représentations de caractère indéniablement mythologique»35. La «vision du Christ ressuscité […] n’a tout simplement pas de sens»36, de plus elle «est impossible»37. La Résurrection n’est pas un miracle, «dans le sens d’un événement empiriquement vérifiable»38, elle n’est pas un «événement historique»39. Située dans l’espace de l’action transcendante de Dieu, elle n’a pas de visibilité dans le monde. Elle ne devient certaine que dans la mesure où elle correspond à la structure, au modèle messianique et apocalyptique qui trouve dans le Christ sa figuration exemplaire. «Concrètement, à travers le destin de Jésus, la compréhension de l’action de résurrection opérée par le “Dieu des vivants”, laquelle avait déjà été découverte dans sa signification fondamentale, atteint son plus haut degré»40. L’expérience des disciples n’est pas ici dans la «rupture de l’histoire à travers des processus miraculeux» mais «dans la captation et l’interprétation correctes de ce que la situation concrète, en tant que déterminée par l’action salvatrice de Dieu […], est en train de manifester à la conscience croyante»41.
Le christianisme, d’Événement – fait nouveau qui fait irruption dans l’histoire, présence “charnelle” du divin dans le monde – se transmue ici en herméneutique, interprétation, captation. Il ne pourrait pas en être autrement vu que, sur le plan empirique, il n’arrive rien, rien qui mérite d’être phénoménalement relevé. «La résurrection se produit sur la croix même»42, il n’y a pas de hiatus entre la mort et la résurrection de Jésus, la «théologie des trois jours»43 est insoutenable, comme l’est celle du «stade intermédiaire»44 qui sépare le destin des âmes de la résurrection corporelle au dernier jour. Cela est possible parce que – et c’est là, si vous permettez, que réside toute l’équivoque de votre lecture – la résurrection n’indique pas la résurrection de la chair. “Repenser la résurrection” signifie pour vous purifier la croyance dans la survie personnelle après la mort de toute connotation physiciste. Cela explique votre acceptation tranquille du «sépulcre non vide»45 de Jésus, votre affirmation de la «préservation de l’identité de Jésus, bien que son cadavre soit resté dans le sépulcre»46. Le Christ ressuscite comme esprit et non dans son humanité corporelle. Ce qui ressuscite, ce n’est pas le corps ni seulement l’âme, «mais la “personne” dans sa nouvelle (pour nous incompréhensible) configuration, en tant qu’opposée au “cadavre”»47.
Dans le dualisme entre âme-personne et corporéité, votre réflexion retrouve l’opposition classique entre Hellade et Israël, qu’Oscar Cullmann a menée jusqu’à ses dernières conséquences. La croyance dans la résurrection corporelle, comme elle s’exprime dans les narrations pascales, est pour vous une conséquence de la mentalité juive des disciples. «Étant donné le contexte culturel dans lequel ils vivaient et leur mode de pensée, ils ne pouvaient percevoir ni exprimer autrement l’expérience qu’ils étaient en train de vivre»48. Autrement dit, les disciples ne pouvaient penser la Résurrection qu’à partir «du caractère essentiellement unitaire de l’anthropologie biblique»49. «Interprétant la résurrection de Jésus selon les schémas d’un événement empirique (tombe vide, apparitions empiriques), ils firent ce qui leur était culturellement possible»50. Comme pour Bultmann, un juif du Ier siècle ne pouvait voir le monde qu’à l’intérieur de l’enveloppe du mythe. Il ne “voyait” pas les choses telles qu’elles étaient réellement. Il “interprétait”. Il voyait à l’intérieur d’une “vision du monde” (Weltanschauung) qui déformait son regard. Ce présupposé de l’historicisme post-philosophie des Lumières, selon lequel seuls nous, les hommes de XX-XXIe siècle, sommes en mesure de distinguer entre imagination et réalité, vous amène à nier la possibilité que les disciples soient des témoins oculaires51, à nier toute valeur juridique à leur témoignage52. «Nous savons aujourd’hui que les récits [de la Résurrection du Christ] ne peuvent être pris à la lettre car ce sont des constructions de l’imagination faites sur la base de souvenirs du Jésus que les disciples avaient vu et entendu»53.
Les descriptions des apparitions du Christ ressuscité sont des «constructions de l’imagination»! Si j’avais cette idée, je me considérerais non pas comme un chrétien mais comme le plus radical des idéalistes! Dans l’horizon idéaliste, les apparitions pascales sont des constructions théologiques, non des descriptions de faits ayant une importance théologique. Elles le sont au même titre que les miracles, y compris celui de la résurrection de Lazare, qui n’a de valeur que comme «illustration symbolique»54 de la résurrection de tous les hommes. «Le miracle de Lazare ne s’est jamais produit; le miracle de Lazare se produit toujours»55. Il s’agit vraiment là de la théologie du non-événement.

«“Il n’est plus astreint aux frontières de l’espace et du temps. Il se meut avec une liberté nouvelle, inconnue sur terre, mais en même temps, il est affirmé vivement qu’il est Jésus de Nazareth, en chair et en os, tel qu’il a vécu jadis avec les siens, et non pas un fantôme ”.[...] Ce n’est donc pas seulement une survivance glorieuse de son moi» Paul VI
L’esprit (idéaliste) contre la lettre (réaliste)
Dans mon article précédent, je critiquais votre position en tant que position idéaliste. Dans votre lettre de réponse, vous vous montrez étonné de ma critique et vous vous déclarez résolument “réaliste”. La lecture de Ripensare la risurrezione me confirme pourtant que votre perspective se situe absolument à l’intérieur de la vision idéaliste-transcendantale. C’est cette vision qui vous amène à nier la possibilité d’une expérience empirique du Christ ressuscité, qui vous amène à nier toute connotation physique – évidemment d’une nature physique transformée – à Jésus ressuscité. De là, la façon ambiguë dont vous utilisez le terme “résurrection” qui, de votre point de vue, est une «métaphore dangereuse»56. En effet, votre “déconstruction” du récit évangélique qui voudrait en conserver l’“esprit” en en dépassant la “lettre”, provoque chez le lecteur – ce sont vos propres mots – «une certaine impression d’artifice ou même d’in-exégèse, comme si s’était introduit dans les textes quelque chose qu’ils ne contiennent absolument pas»57. Je vous confirme que, de mon point de vue, l’impression est juste. La violence herméneutique, propre à la position idéaliste, consiste à renverser l’ordre des causes et des effets. Dans le cas de la Résurrection, cela implique que ce qui vient après (la foi dans le Christ ressuscité) devient la cause de ce qui vient avant (la vue du Christ ressuscité). Vous prenez en compte les argumentations de Wolfhart Pannenberg, qui viennent elles-mêmes de Paul Althaus, selon lesquelles le kerygma de la Résurrection «n’aurait pu subsister un jour, ni même une heure à Jérusalem, si le vide de la tombe n’avait pas été constaté par tous les intéressés comme un fait réel»58. Pour l’anthropologie juive, il n’était pas possible de croire dans le Christ ressuscité si son cadavre gisait encore dans son tombeau. Vous reconnaissez que, dans ce cas, il s’agit d’arguments “sérieux” et vous concluez pourtant, en inversant l’ordre des choses, que «l’expérience de la résurrection de Jésus a eu pour effet que les disciples croient la tradition de la tombe vide»59. Vous ajoutez que «l’hypothèse du sépulcre non vide permet une lecture beaucoup plus cohérente et de plus grande force sémantique [sic!60. Pourquoi? Je vous le demande. Pourquoi l’hypothèse du sépulcre non vide devrait-elle être plus plausible? Du point de vue rationaliste, je le comprends: dans ce cas vaut l’explication selon laquelle les disciples ont fait disparaître en cachette le cadavre. Mais du point de vue du récit évangélique? Vous reconnaissez vous-même que, dans le cas du sépulcre vide, «il n’est pas possible, du point de vue exégétique, de décider de la question. En effet, au regard de la pure analyse historique, il y a des raisons aussi sérieuses d’affirmer que de nier»61. Une fois admis, et non concédé, qu’il en est ainsi, pourquoi opter pour l’hypothèse du tombeau non vide? Il n’y a qu’une seule réponse possible, qui est que vous acceptez le kantisme de Bultmann comme un axiome indubitable. Et cela en raison d’une option philosophique et non d’une évidence exégétique. Vous optez pour Bultmann, persuadé que ce n’est qu’ainsi que l’“esprit” de l’Évangile peut être communiqué à l’homme moderne. Vous refusez la “lettre” par une sorte d’apologétique succube de l’idéalisme moderne. De cette façon, le message chrétien pourrait redevenir accessible à des gens qui ne veulent pas entendre parler de miracles et de Christ ressuscité en chair et en os. On néglige le fait que le scandale suscité par un homme ressuscité des morts est déjà présent dans la réaction païenne au discours de Paul à l’Aréopage d’Athènes (Ac 17, 31-32). Votre rationalisme veut supprimer cette possibilité. La façon dont vous résolvez le dilemme de la tombe vide est typique. Vous affirmez, en effet, qu’«une fois dépassé l’attachement à l’imaginaire qui représente le Christ ressuscité comme ayant repris une figure (plus ou moins) terrestre et une fois pris tout à fait au sérieux le caractère transcendant de la résurrection, le fait que le cadavre soit resté ou non dans le sépulcre perd de son importance»62. Si le Christ ressuscité n’a aucun rapport avec son corps, le problème du cadavre, présent ou non dans le sépulcre, est désormais sans importance. Mais il s’agit d’une violence herméneutique qui, loin de démythiser le “mythe”, réduit au contraire à l’état de mythe ce qui, dans le texte évangélique, a une valeur historique. Elle peut le faire parce que l’exégèse est guidée par une pré-compréhension philosophique originaire qui a déjà décidé, de façon préliminaire, que le divin ne peut se manifester ni agir sous une forme humaine. Ainsi, en ce qui concerne Bultmann, «ses conclusions exégétiques ne sont pas le résultat de constatations historiques, mais sont issues d’un ensemble structuré de présupposés systématiques»63. Cela, vous le reconnaissez vous-même quand vous déclarez que «ce n’est pas l’exégèse des détails qui décide de l’interprétation finale, mais la cohérence de l’ensemble»64. Cette cohérence, dites-vous, doit être capable d’«offrir une réponse aux exigences légitimes de la culture actuelle»65, la “culture actuelle” étant entendue comme le rationalisme post-idéaliste. L’horizon philosophique décide de la sorte de l’herméneutique du texte biblique. Il jouit d’une priorité de principe. C’est ainsi que vous partagez totalement la pensée de Bultmann, lequel «est convaincu que les faits, tels qu’ils sont décrits dans la Bible, ne peuvent s’être produits, et trouve des méthodes qui devraient montrer comment, en réalité, ils se seraient produits. À ce niveau, l’exégèse moderne comporte une “reductio historiae in philosophiam”. L’histoire est ramenée à la philosophie et à travers la philosophie»66. Une exégèse authentique, au contraire, ne peut exclure, a priori, que Dieu puisse entrer et agir “sensiblement” dans l’histoire humaine. Cette hypothèse est la Révélation chrétienne.

«Et l’Église exhorte, toujours sous la conduite de saint Augustin, à rechercher les solutions par l’étude et la prière conjointes: “Quant aux spécialistes des textes sacrés, non seulement il faut les pousser à connaître les genres littéraires en usage dans la Sainte Écriture [...] mais aussi, et c’est ce qu’il y a d’essentiel et de nécessaire, à prier pour comprendre”» Paul VI
Une christologie docétiste
Le rationalisme philosophique s’exprime dans la conviction que l’expression “résurrection de la chair” est un pur «symbolisme»67, une façon de dire que, même après sa mort, le Christ est resté la même personne. Mais, de cette façon, c’est le cœur de la position chrétienne qui disparaît. Si le Christ n’est pas ressuscité “dans la chair”, le Verbe ne s’est pas vraiment incarné. Nier la “nature physique” de la Résurrection, c’est comme nier la réalité de l’Incarnation. L’affirmation du Prologue de Jean – Et Verbum caro factum est (Jn 1, 14) – a comme conséquence la possibilité de l’expérience empirique du Christ ressuscité. La vue de Jésus “vivant” est la condition de possibilité de la foi. Penser autrement, c’est adopter la “christologie docétiste” de Bultmann pour lequel, dans le dualisme entre événement et parole, «la réalité, c’est-à-dire l’existence concrète et charnelle du Christ et celle de l’homme en général, est exclue du champ du signifié»68. À la différence de Bultmann, pour lequel le Christ ressuscité est seulement dans la prédication, dans le kerygma, vous croyez dans la réalité du Christ après sa mort, mais c’est une “réalité” qui ne comprend pas la chair. Le Christ est “immortel”, comme Héraclès, comme tout homme qui meurt. Pourquoi, alors, la foi en Lui? Pourquoi la compréhension de l’action d’élévation de Dieu «atteint-elle» en Jésus «son point le plus haut»69, «un point indépassable»70? Si le Christ, comme tout homme qui, en mourant, ressuscite, est seulement le «premier-né des défunts»71, si son «primat chronologique se perd dans le primat ontologique»72, où est la différence entre le Christ et l’humain en général? Qu’a de spéciale la vie du Christ “maïeutique”, socratique, à qui l’on a ôté les miracles et les signes du divin, considérés comme des résidus “mythologiques”? Dans le dualisme entre l’esprit et la lettre, la figure de Jésus se divise entre le Jésus historique qui, sur le modèle arien, est un homme vertueux élu par Dieu, et le Jésus divin, ressuscité, qui assume une forme “docétiste”. Un Christ “gnostique”, non juif, pour lequel la chair, d’une part, n’est pas utile au salut et, de l’autre, n’est pas délivrée de la corruption de la mort. Le nouveau paradigme, que vous souhaitez, va ici à l’encontre de la vision juive et se rapproche d’une perspective gnostique. Vous le reconnaissez vous-même quand vous soutenez que «l’anthropologie biblique […] permettait difficilement de concevoir et de représenter la résurrection sans tenir compte du corps physique. De là l’insistance sur l’élément visuel et sensible […] peut-être influencé par la polémique anti-gnostique»73. Il s’agit d’un passage important. Dans votre christologie, la nature humaine n’est pas réellement assumée. Votre Christ ressuscité, sans corps, transporte inévitablement la christologie dans un horizon docétiste.

Trois considérations finales
Je conclus ma réponse par trois observations. La première: en accueillant la démythisation bultmanienne, vous pensez réconcilier le christianisme et la pensée moderne. Mais, en fait, le prix de cette réconciliation, c’est la disparition de tout intérêt de la part de la pensée éclairée pour le christianisme. À la différence de l’idéalisme hégélien pour lequel la religion est désormais “dépassée” dans la philosophie, la pensée éclairée se bat contre le christianisme sur le plan de la vérité historique. C’est ce que montre actuellement l’intérêt, polémique parfois, de la culture laïque pour le Jésus de Nazareth de Benoît XVI74. En retirant sa valeur historique au récit évangélique, en “mythisant” l’histoire, vous supprimez le terrain de la dispute mais aussi celui de tout intérêt possible. Si l’Évangile, quand il parle de miracles, est mythique, son Christ ressuscité, dont personne n’a pu voir l’aspect ni la forme, n’échappera pas lui non plus à ce jugement. Votre “spectre” n’échappe pas à la critique de Kant contenue dans les Träume eines Geistersehers. En réalité, votre position anti-empiriste est une prise de position contre la pensée éclairée, un refus de dialoguer et de se mesurer avec ce type de culture. Elle est, en second lieu, un refus de se confronter avec cette partie de la pensée du XXe siècle d’ascendance juive – du dialogisch Denken (Buber, Rosenzweig) à l’École de Francfort (Horkheimer, Adorno), au messianisme politique (Benjamin) –, dans lequel le thème de la rédemption de la chair et de l’histoire a une valeur primordiale. Votre idéalisme exclut, de plus, toute valorisation possible des tendances réalistes qui apparaissent dans l’esthétique contemporaine, tendances dans lesquelles se fait jour un intérêt pour la résurrection chrétienne entendue comme «preuve esthétique de la possibilité de l’espérance»75.
Votre position anti-esthétique m’amène à la deuxième observation. Votre vision du Christ ressuscité, lequel «n’a – ni ne peut avoir


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