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JEAN PAUL II
Tiré du n° 10 - 2003

Un article du président du Conseil pontifical pour la Culture

Le Pape ne peut avoir une anthropologie personnelle


Wojtyla est un homme de culture, un intellectuel devenu pape. Mais une fois, feuilletant un essai sur son anthropologie, il m’a dit: «Cela, il n’y avait que Karol Wojtyla qui pouvait le dire»


par le cardinal Paul Poupard


Le cardinal Paul Poupard

Le cardinal Paul Poupard

Vingt-cinq ans… La première image que je garde de Jean Paul II, c’est celle de son premier jour de pontificat, au lendemain de son élection: au cours de la célébration sur la place Saint-Pierre, un à un, tous les cardinaux viennent l’assurer de leur obéissance, et voilà qu’arrive la cardinal Wyszynski. Alors le Pape se lève et il se produit comme une lutte entre le vieux cardinal Primat qui veut s’agenouiller et le jeune Pape qui le relève pour le mettre à sa hauteur et l’embrasser. Cette scène a été immortalisée dans la pierre: une très belle sculpture que j’ai vue dans la cour de l’Université de Lublin. Autre image, c’était dans la salle Clémentine, une audience où une petite fille avait réussi à se faufiler et à attraper la soutane du Pape… Les images sont devenues si nombreuses qu’elles se bousculent.
La première fois que je suis entré dans la bibliothèque privée de Jean XXIII, en 1959, il m’a accueilli avec un «Figlio bello!» à peu près intraduisible, quelque chose comme: «Mon cher enfant!». Toujours à la Secrétairerie d’État, j’arrivais auprès de Paul VI. «Cher Monseigneur», me disait-il. Quand je suis entré pour la première fois chez Jean Paul II, il m’a saisi de sa main robuste et il m’a dit: «Alors ? Comment ça va ?». J’ai pensé: les temps ont changé !
Lors de cette première conversatuin avec le jeune Pape et alors que rien ne pouvait me laisser prévoir mon travail auprès de lui dans les années à venir, il s’est intéressé aux habitudes et aux méthodes de Paul VI: «Je sais que vous avez eu le privilège de travailler avec mon grand prédécesseur, j’aimerais que vous me parliez de votre travail avec lui ». Ce que j’ai fait.
Je retiens du Pape surtout sa grande humanité; une fois devenu Pape, il n’a jamais cherché à masquer une insuffisance, comme tout le monde essaie de le faire. J’ai souvent constaté sa totale simplicité devant la vérité. Et je suis frappé par cette façon bien à lui d’aller où il veut aller et pas ailleurs, sans être dupe des manoeuvres et en renvoyant chacun à sa propre conscience.
À aucun moment, devant les questions même les plus incongrues qui lui sont posées, je ne le vois manifester d’impatience. Sa sérénité tranquille vient des profondeurs. C’est du reste, à mon sens, une des raisons de son très bon contact avec les journalistes: il n’est jamais agacé par leurs questions. En même temps, devant ce qu’écrivait de lui le directeur du Monde il y a maintenant plus de vingt ans, d’autres auraient succombé aux délices de cette reconnaissance médiatique. Lui, non. Je ne crois pas qu’elle l’ait jamais affecté. Je me rappelle les «Viva il papa! Viva il papa!». «Oui, grâce à Dieu, il vit encore!», répond-il.
Mais je note un autre facteur important: ce Pape est un homme de culture. C’est un intellectuel qui est devenu Pape.
Un jour, j’arrive pour un déjeuner chez lui avec en mains le Dictionnaire des religions qui venait de paraître. Il se met à le feuilleter, et cela dure un temps infini, sous le regard désolé du bon secrétaire qui voit le repas refroidir! Je regarde le Saint-Père du coin de l’œil et je le vois s’attarder sur un passage qui le concerne. Ne sachant trop que penser, je hasarde: «C’est dangereux, pour un collaborateur du Pape, d’écrire un article sur l’anthropologie de Jean Paul II!». «Dangereux, mais pourquoi?», dit-il. «Ah, oui, sur la vérité… je dis des choses…». Alors, il s’est passé quelque chose d’étonnant: il y a eu soudain comme un voile devant ses yeux, une nostalgie: «Cela, il n’y avait que Karol Wojtyla qui pouvait le dire», autrement dit: aujourd’hui je suis Pape, je ne peux plus avoir d’anthropologie personnelle. Il a passé le livre à don Stanislas, avec un geste qui disait: «Je fais ce sacrifice».
Ce qui me frappe, c’est que ce Pape est l’homme des synthèses. Il a toujours une vision large des choses. Il souffre quand les gens travaillent dans leur secteur propre, sans faire attention à ce qui se passe autour d’eux. Lui-même agit avec une extrême simplicité, et en même temps magnanimité, longanimité. Pour le colloque de préparation du Synode qui s’est déroulé du 28 au 31 octobre 1991, je me souviens de sa demande explicite: «Il faut faire une grande place aux Russes». Ce qui a provoqué un déséquilibre très net dans la composition du colloque. Il y figurait un ou deux Français et Allemands, quatre Espagnols, Italiens et ainsi de suite, mais il y avait dix ou douze Russes: «Ils ont été tellement séparés et coupés de tout, il faut leur donner la parole», insistait Jean-Paul II. C’était sa grande idée: «Il faut que les Russes se sentent de plain-pied dans l’Europe». Et cette idée est encore plus valable aujourd’hui, dans sa XXVe année de pontificat.
(Texte recueilli par Giovanni Cubeddu)







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