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DE CIVITATE DEI
Tiré du n° 10 - 2003

Congrès sur l’actualité de saint Augustin

Le bien de la justice et la résurrection du Seigneur


L’intervention de Pietro Calogero, procureur chef de la République auprès du Tribunal civil et pénal de Padoue et de don Giacomo Tantardini à l’Université de Padoue, le 20 mai 2003


par Pietro Calogero et Giacomo Tantardini


Depuis la droite, Monsieur Pietro Calogero, procureur chef de la République auprès du Tribunal de Padoue, don Giacomo Tantardini et, derrière Pietro Calogero, Monsieur Vincenzo Milanesi, Président de l’Université de Padoue, le 20 mai 2003

Depuis la droite, Monsieur Pietro Calogero, procureur chef de la République auprès du Tribunal de Padoue, don Giacomo Tantardini et, derrière Pietro Calogero, Monsieur Vincenzo Milanesi, Président de l’Université de Padoue, le 20 mai 2003

Bonsoir et bienvenue à tous.
Je crois qu’il n’est pas nécessaire d’introduire cette rencontre par des formules rituelles. Si je me permets de m’adresser à vous de façon si directe, c’est que les congrès sur l’actualité de saint Augustin sont devenus aujourd’hui une habitude à l’Université de Padoue. Je le dis en connaissance de cause car, depuis que ces rencontres existent, j’y ai participé à plusieurs reprises.
Je disais en janvier dernier, en introduisant la première leçon, que ce cycle représente désormais une tradition pour notre Université. Et s’il continue à être suivi avec attention et constance de la part des étudiants et des professeurs, je crois que cela tient à ce qu’il répond à une exigence toujours plus répandue dans notre Université, ou mieux dans toute l’université italienne.
Dans un monde où le savoir est toujours plus parcellisé, une rencontre comme la vôtre, qui se veut transversale par rapport aux différents savoirs, répond à une exigence bien précise: être un lieu, en un sens figuré, dans lequel chacun avec son patrimoine de compétences, de caractère, de sensibilité, d’opinions, puisse confronter ses idées avec celles d’autres personnes, en prenant pour base le texte d’une auctoritas qui n’est pas acceptée sans examen critique mais qui est mise en relation avec les exigences et les questions d’aujourd’hui. L’université, en tant que lieu de synthèse entre les différents savoirs, ne peut qu’encourager et favoriser des initiatives de ce genre.
Voilà pourquoi je partage l’avis de ceux qui choisissent de confier l’introduction des différents congrès, non à des spécialistes de la pensée augustinienne, mais à des professeurs et à des présidents de différentes facultés humanistes et scientifiques. Et voilà aussi la raison de la présence d’un hôte de grande autorité comme le procureur chef de la République auprès du Tribunal de Padoue, M. Pietro Calogero, qui a assisté plusieurs fois à ces congrès.
J’apprécie aussi le fait que les congrès prennent la forme de lectures, de lectiones. C’est la formule didactique la plus ancienne de notre tradition universitaire et elle n’a rien perdu, aujourd’hui, de son actualité, surtout si l’on part des pages des grands classiques — et Augustin l’est de plein droit — c’est-à-dire de ces auteurs qui, à des siècles de distance, continuent de fasciner l’intelligence et l’âme humaines.
Les leçons de don Tantardini qui proposent, à partir d’Augustin, une relecture des moments essentiels de l’histoire de l’Église et du monde moderne en sont la démonstration. Et puis, à un homme originaire de Brescia comme moi, il ne peut que faire plaisir de savoir que l’un des auteurs les plus cités est ce Giovanni Battista Montini [Paul VI] qui, au fur et à mesure que le temps passe, apparaît toujours plus comme la figure centrale, comme l’un des personnages les plus éminents du siècle qui vient de se terminer.
Je trouve enfin important qu’autour d’initiatives comme celle-ci se regroupent des étudiants et des personnes de cultures diverses et même de courants de pensée divergents. C’est un dialogue que nous ne pouvons, en tant qu’Université, que favoriser, à l’extérieur et à l’intérieur des salles de cours. C’est donc en souhaitant une suite heureuse à cette initiative que je laisse la parole à Pietro Calogero, en l’assurant de toute la sympathie et de toute l’attention de l’Université et de moi-même pour les éditions futures de ces congrès.
Vincenzo Milanesi
Président de l’Université de Padoue

Pietro Calogero
Merci d’abord à vous qui m’avez invité, merci à vous tous qui êtes ici présents, merci à vous, don Giacomo Tantardini et à vous, Monsieur le Président de l’Université de Padoue, parce que vous me donnez tous la possibilité de revivre une expérience hélas! très lointaine, celle des années de lycée, dans laquelle le rêve, qui est commun à tous les jeunes, de pouvoir faire quelque chose d’utile ou d’important pour une société plus juste, était éclairé par les paroles d’Augustin. Augustin qui proclame dans ses œuvres l’importance fondamentale de l’espérance qui rachète et de la vérité qui habite en chacun de nous. Ces idées nous enthousiasmaient parce qu’elles nous faisaient croire fermement en la possibilité de nous engager individuellement pour préparer un bon avenir .
Cicéron parle du haut d’une chaire à un public de savants, miniature tirée d’une copie des Discours du XVe siècle, conservée à la Bibliothèque Apostolique Vaticane

Cicéron parle du haut d’une chaire à un public de savants, miniature tirée d’une copie des Discours du XVe siècle, conservée à la Bibliothèque Apostolique Vaticane

Confiant dans la patience et la compréhension de toute l’assistance et en particulier dans celle de don Giacomo, ce connaisseur éclairé de la pensée de saint Augustin, je me limiterai à rappeler dans ces quelques minutes d’introduction certains aspects de la réflexion d’Augustin sur la justice pour en évaluer avec vous ensuite l’actualité. Et je parlerai plus précisément de la justice appliquée à la politique, c’est-à-dire au domaine des rapports entre l’autorité qui gouverne et la communauté des personnes gouvernées et plus généralement de l’action de gouvernement projetée dans tous les milieux de la civitas. Sans perdre de vue cependant ce que les spécialistes de la matière savent bien, à savoir qu’il n’entre pas dans le propos d’Augustin de formuler un système théorétique de la politique ni d’élaborer une doctrine de l’État. Pour lui, la politique est tout autre chose qu’une abstraction: descendue dans la vie de l’homme, de chaque homme (gouvernant ou gouverné), elle est l’un des ruisseaux qui coule le long des sentiers qui mènent l’homme de la cité terrestre à la cité de Dieu et, dans l’au-delà, à la jouissance perpétuelle du Créateur et à la paix éternelle.
C’est pour cette seule raison, pratique et non théorique, qu’Augustin s’intéresse à la politique et à la justice dans la politique.
Dans le livre II, chapitre 21 du De civitate Dei, la réflexion porte sur trois idées que Scipion (le vainqueur de Carthage) expose dans le De re publica de Cicéron au sujet de l’organisation de l’État (res publica) et des rapports avec la société civile (civitas), donnant ainsi un caractère définitif à la pensée désormais mûre de Rome (et à la pensée grecque qui en est proche) sur les sujets examinés.
"Ce que l’on appelle harmonie dans la musique", commence Scipion, "est appelé concorde dans la société civile; lien étroit, forte et légitime garantie de sa conservation [vinculum incolumitatis] qui ne saurait subsister sans la justice [sine iustitia nullo pacto esse posse]". Invité un peu plus loin à donner son opinion sur la croyance populaire largement diffusée selon laquelle il ne serait pas possible de gouverner sans commettre d’injustices, Scipion soutient fermement que "non seulement il est faux que l’on ne puisse administrer l’État sans injustice, mais encore [qu’] il est au contraire de la plus exacte vérité qu’on ne saurait le gouverner sans une souveraine justice".
La conclusion, convaincante et rigoureuse, à laquelle Scipion parvient est lapidaire: "L’État [res publica], dans le sens de chose du peuple [res populi], n’existe qu’autant qu’il est bien et sagement gouverné ou par un roi ou par des oligarques, ou par tout le peuple. Or que le roi soit injuste, tyran disent les grecs, que les oligarques soient injustes par un accord que Scipion nomme faction, qu’enfin le peuple lui-même soit injuste… dès lors l’État n’est pas seulement corrompu mais il n’est plus puisqu’il a cessé d’être la chose du peuple [res populi] pour devenir la proie d’une tyrannie ou d’une faction; puisque le peuple injuste, cesse d’être peuple, s’il est vrai que le peuple n’est point une réunion fortuite mais une association qui repose sur la sanction du droit et la communauté d’intérêt [multitudo juris consensu et utilitas communione sociata]". L’idée de l’importance de la justice et du rôle qu’elle joue, idée qui s’étend ici du domaine de la morale (individuelle et collective) aux mœurs politiques et à la constitution des structures de l’État — au point que la justice est présentée comme le fondement d’un modèle de civilisation largement partagé et tendant à l’universalité — est l’expression d’une tradition culturelle, aussi bien laïque que sacrée, diffusée dans le monde antique. Cette conception, Augustin non seulement la fait sienne, mais il la développe et la précise au livre IV, chapitre 4 et au livre XIX, chapitre 21 du De civitate Dei.
Le premier des passages cités est célèbre parce que, contrairement à toute habitude, il raconte une rencontre entre Alexandre le Grand et un pirate tombé en son pouvoir et, par un paradoxe apparent, le règne du premier est comparé à la troupe de brigands qui a pour chef le second.
Augustin fait avant le premier passage la remarque suivante: "Remota iustitia quid sunt regna nisi magna latrocinia? Sans la justice, que sont les royaumes sinon de grands brigandages?".
Et c’est là l’idée capitale qu’Augustin explique ainsi: une troupe de brigands est toujours, en réalité, une association d’hommes dans laquelle il y a un chef qui commande, un pacte social reconnu, un butin qui se divise selon des conventions préalablement établies. Et cependant, si cette troupe grossit par l’association d’autres hommes pervers, si elle arrive à occuper des territoires et des villes, si elle y établit son siège, si elle soumet des peuples, elle peut bien se donner le titre de royaume qui lui est de fait garanti par l’impunité qu’elle s’est acquise et non par son renoncement à la cupidité (soif de pouvoir), elle ne cesse pas pour autant — et c’est là la conclusion implicite — d’être cette troupe de malfaiteurs à laquelle était et reste étrangère l’idée de la justice.
La justice est donc, pour Augustin, la seule valeur réellement discriminante. Elle distingue non seulement une personne d’une autre mais aussi un peuple d’un autre et surtout une "civitas constituta", une communauté organisée en État d’une autre. Voilà pourquoi il juge "spirituelle et juste" la réponse donnée par le pirate à Alexandre: "Alors que le roi lui demandait pour quelle raison il infestait la mer, il répondit avec un grande liberté et beaucoup d’audace: pour la même raison que celle pour laquelle tu infestes la terre: mais comme je le fais, moi avec un petit navire, on m’appelle pirate, et comme tu le fais, toi, avec une grande flotte, on t’appelle empereur".
Poussant jusqu’au bout l’idée du rôle déterminant de la justice, et notamment dans la formation des États et dans les structures fondamentales de gouvernement, Augustin défend dans le livre XIX une thèse apparemment invraisemblable: celle selon laquelle, selon la définition qu’en donne Scipion lui-même dans le De re publica de Cicéron, il n’y a jamais eu de république romaine parce que l’État de Rome, n’ayant pas réussi à réaliser un système fondé sur de justes règles, ne s’est jamais identifié avec la "chose du peuple" (res populi).
Si — comme le dit le juriste romain Ulpien — "la justice est la vertu qui donne à chacun ce qui lui appartient, / iustitia ea virtus est quae sua cuique distribuit / quelle justice est-ce donc", se demande Augustin, "que celle de l’homme qui soustrait l’homme au vrai Dieu et le soumet à des démons immondes". C’est ce qui est arrivé aux Romains dans leur république: ils ont servi des démons mauvais et impurs et leur ont offert des sacrifices; et ainsi, n’ayant pas donné ce qui lui appartient au Dieu unique, créateur de l’homme, ils n’ont pas fait profession de pratiquer la justice.
S’élevant à un niveau plus général, Augustin proclame de façon catégorique: "Là où il n’y a pas de vraie justice, il ne peut y avoir d’associations d’hommes fondées sur la reconnaissance consensuelle des droits de chacun et donc pas non plus de peuple, selon la définition de Scipion et de Cicéron; et s’il n’y a pas de peuple, il n’y a pas non plus de chose du peuple mais celle d’une multitude quelconque qui ne mérite pas le nom de peuple. Or donc, si la république est la chose du peuple et qu’il n’y a pas de peuple là où il n’y a pas d’associations d’hommes unis par leur reconnaissance réciproque des droits, s’il n’y a pas de droits là où il n’y a pas de justice, on doit conclure que là où il n’y a pas de justice, il n’y a pas de république / ubi non est vera iustitia, iuris consensu sociatus coetus hominum non potest esse et ideo nec populus iuxta illam Scipionis vel Ciceronis definitionem; et si non populus, nec res populi, sed qualiscumque multitudinis quae populi nomine digna non est. Ac per hoc, si res publica res est populi et populus non est qui consensu non sociatus est iuris, non est autem ius ubi nulla iustitia est: procul dubio colligitur, ubi iustitia non est non esse rem publicam".
On trouve exposés dans ce passage, sous leur forme la plus précise et synthétique les concepts-clefs d’Augustin au sujet de la justice appliquée à la politique. Une justice qu’il comprend — ne l’oublions pas — dans un sens humain (non théologique ou surnaturel), c’est-à-dire comme un bonum de la vie terrestre qui doit être poursuivi — quoique dans les limites des réalisations dont l’homme est capable — par tous, gouvernés et gouvernants — et considéré comme le modèle de conduite et le viatique irremplaçable pour l’accès à la civitas Dei.
Le moment est désormais venu de faire quelques brèves considérations sur l’actualité des concepts qui viennent d’être exposés.
D’abord, de l’idée augustinienne que la justice n’est pas seulement un principe régulateur de la politique et de l’action du gouvernement mais qu’elle est quelque chose de plus vaste et de plus profond, à savoir le principe constitutif de la vie morale et sociale de la personne, découle logiquement que, dans l’ordre des valeurs que l’on peut proposer à la conscience et à la volonté de l’homme, la justice vient avant la politique et que, à la différence de cette dernière qui est un moyen ou une fonction pour la réalisation du juste et du bien commun, elle est une fin auquel doivent se conformer aussi bien les constituta, c’est-à-dire les structures de fonctionnement de l’État, que les actes législatifs, administratifs et judiciaires produits par les organes de l’État.
Il va sans dire qu’il faut aujourd’hui que se confronte à cette conception, la position, entre autres, de ceux qui, militant dans l’actuelle classe dirigeante, — et pas seulement en Italie — souhaitent et recherchent, pour des raisons de marché, d’intérêt personnel ou pour des questions de pouvoir, des modèles de comportement qui n’ont plus en vue la protection des intérêts généraux, ou même le primat de la politique sur toute autre valeur concurrente, et qui, par conséquent, ne tiennent pas compte, dans certains choix politiques, institutionnels, économiques et financiers importants, des principes et des règles de la justice.
En second lieu, parmi les différentes valeurs qui ont leur fin en elles-mêmes, la justice est la seule qui possède un caractère compréhensif, dans la mesure où elle complète et enrichit le contenu d’autres valeurs (comme l’a montré l’inoubliable philosophe du droit Enrico Opocher dans un article bien connu sur la "Justice" publié dans l’Enciclopedia del Diritto, vol. XIX, en 1970).
Il est en effet facile de constater que, par exemple, une liberté sans justice pourrait être porteuse — comme le montre l’histoire — d’oppression, de soumission, de prévarication et aboutir, à l’extrême limite, à un système de violence et de terreur. Ce n’est que lorsqu’elle est associée à la justice que la liberté perd cette potentialité négative. On peut donc dire que la justice est le contenu positif de la liberté.
L’ordre et la sécurité sont aussi des valeurs qui semblent avoir un sens par eux-mêmes lorsque la justice fait partie d’eux. Car l’ordre sans la justice ne peut que garantir une sécurité de type mercantile ou formel ou de caractère hiérarchique et autoritaire et il est bien loin de satisfaire les aspirations égalitaires et humanitaires qui agitent notre conscience.
On peut dire la même chose de la paix, laquelle, sans justice, n’est qu’une apparence ou même pire: elle peut masquer des injustices, légitimer des intolérances et ainsi de suite.
L’enseignement d’Augustin qui voit dans la justice la règle (virtus) nécessaire non seulement de la conduite individuelle et collective des hommes mais aussi de l’organisation et du fonctionnement des États — au point de faire dépendre la conservation des États de son observance — est donc incontestablement vrai.
"Iustitia omnium virtutum comes / La justice est la compagne de toutes les vertus", précise ailleurs Augustin, faisant écho à la célèbre image de Cicéron qui définit la justice comme "omnium domina et regina virtutum / maîtresse et reine de toutes les vertus".
Troisième considération: à chaque fois qu’Augustin parle du rôle de la justice, que ce soit dans le domaine public ou dans le domaine privé, c’est, fondamentalement, la personne, en tant que destinataire de droits et pas seulement de devoirs, qui est au centre de sa réflexion. Et l’accomplissement de la fin ultime (la réalisation de la justice, précisément) de l’action éthique comme de l’action politique est nécessairement lié au respect des droits de la personne.
En chaque homme — non pas l’homme entendu en un sens général mais l’homme historiquement déterminé — habite non seulement la vérité ("in interiore homine habitat veritas"), mais aussi la justice. Or la justice, qui rassemble dans un tissu unitaire toutes les composantes de ce qui constitue la dignité de l’homme (un bon nombre d’entre elles correspondent à ce que l’on appelle aujourd’hui les droits fondamentaux de l’homme), se présente de nos jours encore, dans le sillage de l’idéal représenté par Augustin, comme la réalisation la plus haute à laquelle puisse tendre la conscience civique droite ou l’engagement de tous ceux qui tissent honnêtement la trame de la politique et des institutions.
Dans la pensée d’Augustin, comme dans la culture politique la plus avancée d’aujourd’hui, la personne est caput et fundamentum du système juridique et institutionnel des États: en conséquence, une politique qui, pour poursuivre ses propres fins, sacrifie ne serait-ce qu’un seul des droits fondamentaux de la personne, et d’autant plus si celle-ci est étrangère aux intérêts en jeu ou innocente, ne peut avoir de justification. Aucun but en effet ne peut légitimer une injustice même à l’égard d’un seul homme.
L’agonie de Jésus dans le jardin de Gethsémani, Duccio  di Buoninsegna, Musée de l’Opera del Duomo, Sienne

L’agonie de Jésus dans le jardin de Gethsémani, Duccio di Buoninsegna, Musée de l’Opera del Duomo, Sienne

Quatrième et dernière considération. Lorsqu’Augustin parle de la justice comme d’une valeur qui habite dans le cœur de chaque homme et qui, lorsqu’elle est concrètement réalisée, constitue un bien dont tous tirent de la joie, comme don Giacomo l’a bien expliqué dans ses leçons, il est évident qu’il l’entend non comme une valeur transcendante, immuable et immobile, mais comme une catégorie de l’histoire, comme une catégorie de l’humain; et donc comme une valeur en mouvement, en chemin, qui tend à se réaliser au fur et à mesure que se déroule la vie de l’homme et que, de la cité terrestre, elle va vers la cité de Dieu, atteignant des niveaux de perfection toujours plus élevés.
La configuration de la justice comme catégorie de l’humain fait apparaître deux caractères principaux de cette valeur: l’un, lié à l’histoire et l’autre, à la personne. La justice en acquiert un caractère inéluctable de relativité, lequel, loin d’affaiblir l’idée de justice, se révèle au contraire d’une grande fécondité. De sorte que l’on peut dire qu’il n’y a pas une seule idée de justice, mais qu’il y a autant d’idées de justice que d’idéologies professées, en des temps et des lieux donnés, sur la base du "unicuique suum tribuere" d’Ulpien ou du "iuris consensus" d’Augustin.
Comme modèle de vie individuelle, sociale et institutionnelle, la justice se construit, jour après jour, par l’intermédiaire de tous, sous la responsabilité de tous. Et, s’identifiant, en raison de son lien avec l’histoire et la personne dont nous avons parlé, avec l’histoire de chaque homme, elle ressemble à une pyramide renversée dont le sommet plonge dans les profondeurs de la conscience et de la volonté de l’être, de chaque être humain, où qu’il vive et agisse. Chaque homme a donc les moyens (intellectuels, volitifs et moraux) nécessaires pour contribuer, comme personne et comme membre d’une communauté ou d’une organisation, à la construction de l’œuvre de justice; laquelle, en raison précisément des caractères qui ont été précédemment dégagés, ne peut être déléguée à aucune structure, même s’il s’agit d’une structure de gouvernement.
En conclusion, si croît et mûrit en chacun de nous — à partir des réflexions très actuelles d’Augustin, la conscience qu’il n’existe pas un seul modèle humain de justice mais que les modèles élaborés par d’autres peuples et par d’autres cultures doivent être pris en considération, respectés et comparés avec le nôtre, alors peut s’ouvrir la voie menant à la communication, au dialogue, à la confrontation, jusqu’à l’édification d’une forme supérieure de justice. Une forme de justice qui sera finalement un instrument et un véhicule de paix, d’unité et de concorde entre les êtres humains, même s’ils sont très différents par leur culture, leur race, leur langue, leur religion; et finalement le moyen d’arriver à cette gloire suprême qui, pour Augustin, consistait dans le fait d’"obtinere pacem pace non bello / d’obtenir la paix par la paix non par la guerre".


Giacomo Tantardini

Je remercie Pietro Calogero pour ses réflexions qui correspondent si bien à ce que nous avons dit dans ces rencontres. Je serais tenté de mettre de côté les passages que j’ai préparés pour aujourd’hui et de revenir sur ce ce que Monsieur le Procureur vient de nous expliquer. Dans ce que j’ai entendu, trois choses, qui me semblent profondément augustiniennes et actuelles, m’ont particulièrement frappé.
La première est l’allusion de Pietro Calogero au fait que la justice — en un sens humain — qui a pour tâche de donner à chacun ce qui lui appartient1, est un bonum de la cité terrestre. C’est quelque chose de bon, un bien de la cité terrestre, de cette cité qu’Augustin décrit avec un réalisme dont l’épisode de l’empereur Alexandre le Grand avec le pirate témoigne clairement.
La seconde chose qui m’a beaucoup frappé est que cette justice a pour racine la nature humaine, la personne humaine. Augustin, témoin de la Tradition de l’Église, sait parfaitement que la nature humaine est historiquement blessée, il sait très bien que le péché originel blesse la nature humaine en tant que tel. Et pourtant Augustin défend la nature humaine. Pour lui, aucun péché n’est tel qu’il puisse détruire extrema vestigia naturae2, ces dernières traces de la nature humaine qui a été créée bonne, créée avec des évidences et des exigences originaires; cette nature humaine dans laquelle habite la vérité3, non pas dans le sens que la nature humaine crée la vérité, mais dans le sens que la nature humaine est capable de reconnaître la vérité, la beauté et le bien. C’est donc la seconde chose qui m’a frappé pendant que j’écoutais Pietro Calogero parler, à savoir que la justice, bonum de la cité terrestre a ses racines dans la nature de l’homme, dans la personne humaine.
Puis, le dernier point dont je lui suis vraiment reconnaissant, c’est ce qu’il a dit à la fin sur le caractère historique de la justice humaine et sur sa relativité. Je crois que c’est l’une des choses sur lesquelles Augustin insiste le plus à la différence des autres philosophes chrétiens. Il a de plus une manière originale de souligner le caractère historique et relatif de la justice de la cité terrestre par rapport à la justice qui est don gratuit de Dieu. Car ce caractère historique et cette relativité, comme le disait Monsieur le Procureur, sont des possibilités de fécondité. Ils permettent de valoriser tous les modèles historiques sans rien imposer aux autres et facilitent l’instauration du dialogue et la valorisation.
Ainsi donc, parmi toutes les belles choses que nous avons entendues et qu’il sera beau de relire dans nos notes, la première est que la justice est un bonum, un bien de la cité terrestre, de cette cité qui a sur la terre son bien, un bien relatif mais réel, dont elle tire, autant qu’il est possible, de la joie4. Augustin décrit avec un extrême réalisme la situation concrète de la cité terrestre. Il déclare, par exemple, d’un côté, qu’il ne faudrait pas considérer l’État romain, persécuteur des chrétiens, comme une vraie res publica, parce qu’il n’y a jamais eu en elle de vraie justice5; mais il arrive, de l’autre, à dire que ce même État a sa beauté: "habet modum quemdam pulchritudinis suae6". Il parle textuellement de la beauté de la justice humaine, de la beauté de la vie commune des hommes, de la beauté de la tentative d’organisation de la société civile.
Le second point est que ce bonum de la cité terrestre est enraciné dans la nature humaine, une nature humaine blessée par le péché originel, dans laquelle l’image du Créateur n’a absolument pas disparu7. Une nature humaine dans laquelle subsiste l’ouverture à la beauté, à la vérité, à la bonté, à la justice. En un mot, une nature humaine blessée mais capax Dei.
Troisième point: le caractère historique de toutes ces réflexions. C’est justement en raison de cette historicité que le De civitate Dei est d’une immédiateté et d’une évidence continues. Augustin décrit avec réalisme les choses comme elles sont. Ce réalisme permet de ne rien imposer et de valoriser toutes les possibilités positives. C’est cette remarque qui, dans tout ce que j’ai écouté, m’a le plus frappé et, avec elle, les amples citations du dialogue de Cicéron sur la res publica. L’un des aspects d’Augustin que nous avons déjà mentionné et qui me semble très intéressant et actuel, c’est que dans sa conception des bona naturae, des biens de la nature, il ne valorise pas la tradition néo-platonicienne, mais la tradition romaine de Varron et de Cicéron. Il me semble qu’au niveau culturel aussi, c’est l’un des traits qui sont réellement les plus intéressants et les plus actuels que nous avons soulignés. Augustin — dont on fait habituellement un chrétien platonicien — valorise, dans sa conception de la nature humaine et des biens essentiels de la nature humaine, la tradition romaine relativiste (je dis relativiste dans le sens où Monsieur Calogero a parlé précédemment d’historicité et de relativité) et non la tradition néoplatonicienne8. Cet aspect est lui aussi d’une actualité surprenante (je me réfère aux derniers propos de M. le Procureur).



Jésus ressuscité et les apôtres, Duccio di Buoninsegna, Musée de l’Opera del Duomo, Sienne

Jésus ressuscité et les apôtres, Duccio di Buoninsegna, Musée de l’Opera del Duomo, Sienne

1.
Tractatus in Ioannis Evangelium 60, 2-3.5

Nous passons, ne serait-ce que pour témoigner de la valeur accordée à cette tradition philosophique romaine, à la présentation d’un premier extrait de l’œuvre d’Augustin. Nous alternerons citations et résumés du texte. Il s’agit du commentaire d’un verset de l’Évangile (Jn 13,21) dans lequel Jean écrit que Jésus voyant Judas sortir du Cénacle fut profondément ému. Le latin emploie le terme turbari. "Turbatus est ergo potestatem habens ponendi animam suam et potestatem habens iterum sumendi eam. / Il a donc vacillé celui qui a le pouvoir de donner sa vie et le pouvoir de la reprendre. Turbatur tam ingens potestas, / Une si grande puissance peut-elle faire l’expérience du trouble, turbatur petrae firmitas, / cette pierre si inébranlable peut-elle vaciller, / an potius in eo nostra turbatur infirmitas? ou n’est-ce pas plutôt notre infirmité qui est troublée en lui?". Augustin dit clairement que Jésus a été troublé non en tant que Dieu, mais en tant qu’homme, en tant qu’il a assumé l’infirmité de la nature humaine; et il ajoute qu’il a été troublé, et cela il le répétera, pour que nous non plus nous n’ayons pas peur de ce trouble.
"[…] Qui mortuus est pro nobis, turbatus est idem ipse pro nobis. / Celui qui est mort pour nous, a Lui-même vacillé pour nous". Cela me plaît de traduire turbatus est par "il a vacillé", un verbe qui exprime cette humanité si fragile. Il a assumé cette fragilité humaine pour nous;
"[…] transfiguravit etiam in se affectum infirmitatis nostrae. / il a aussi transfiguré en soi le sentiment de notre faiblesse [l’expression affectum infirmitatis nostrae est très belle]. / […] nos ipsos in illius perturbatione videamus, ut quando turbamur, non desperatione pereamus. / Nous devons nous reconnaître nous-mêmes dans son trouble afin que, lorsque nous sommes troublés [lorsque nous aussi nous vacillons], nous ne nous laissions pas aller au désespoir. […] Pereant argumenta philosophorum, qui negant in sapientem cadere perturbationes animorum. / Que se perdent les arguments des philosophes qui assurent que ce trouble ne peut survenir dans l’âme du sage". Il s’agit des philosophes qui parlent de l’imperturbabilité du sage. Monsieur le Procureur me parlait tout à l’heure de son amitié avec Falcone [célèbre magistrat italien tué dans un attentat en Sicile, en 1992], des derniers mois de la vie de cet homme et du sentiment de peur qu’il éprouvait. C’est cette humanité (l’humanité d’un homme qui, face à des indices de danger, éprouvait un sentiment de peur) que le Fils unique de Dieu a assumée; c’est cette humanité qui a peur face à la mort, que le Fils de Dieu a transfigurée, pour que nous, face à ce sentiment de peur, nous ne tombions pas dans le désespoir.
"[…] Turbetur plane animus christianus / Que l’âme chrétienne se trouble". Nous pourrions traduire: "Que l’âme chrétienne n’ait pas peur de cette sensibilité fragile". Ici Augustin, reprenant Varron et Cicéron met en évidence et en valeur les quatre passions de l’âme humaine: la crainte, la tristesse, le désir, la joie;
"[…] timeat ne pereant homines Christo, / qu’elle craigne que les hommes s’éloignent de Jésus-Christ, / contristetur […] / qu’elle s’attriste […]". Comme est actuel le terme contristetur. Il l’est en particulier par rapport à un certain formalisme catholique pour lequel il semble que ce qui distingue certains catholiques, c’est le sourire de façade qu’ils arborent. Pavese les appelait dans son journal les "professionnels de l’enthousiasme"9. Ce sourire est, pour qui les observe, la tentation du désespoir plus que ne l’est une réelle tristesse;
"contristetur cum perit aliquis Christo; qu’elle s’attriste lorsque quelqu’un s’éloigne de Jésus-Christ; concupiscat adquiri homines Christo, / qu’elle désire gagner des hommes à Jésus-Christ, / laetetur cum adquiruntur homines Christo: / qu’elle se réjouisse lorsque des hommes sont gagnés à Jésus-Christ: / timeat et sibi ne pereat Christo, / qu’elle craigne pour elle-même aussi de s’éloigner de Jésus-Christ, / contristetur peregrinari se a Christo; qu’elle s’attriste d’être éloignée de Jésus-Christ; / concupiscat regnare cum Christo / qu’elle désire régner avec Jésus-Christ". Régner avec Jésus-Christ dès ici, sur la terre. Augustin, dans le livre XX du De civitate Dei déclare que dès ici, sur la terre, ceux qui le suivent règnent avec Lui, dès ici, sur la terre, ceux qui le suivent font l’expérience in spe, dans l’émerveillement, de cette possibilité gratuite de possession, de joie10;
"laetetur dum sperat […] / qu’elle se réjouisse dans l’espérance […]". Et Augustin ajoute: "Que les âmes chrétiennes vivent comme tous les hommes ces quatre passions: la crainte, la tristesse, l’amour et la joie. Et qu’elles ne prennent pas l’insensibilité pour la santé de l’âme.
Augustin poursuit en se demandant comment il est possible que le chrétien ait peur de la mort. Et, après avoir cité saint Paul qui désire être dégagé de son corps pour être avec Jésus-Christ, il évoque la peur de Jésus dans l’agonie. Il écrit: "[…] Firmissimi quidem sunt christiani, si qui sunt, / Ils sont certes singulièrement fermes les chrétiens, s’il y en a, / qui nequaquam morte imminente turbantur: / qui ne sont pas troublés aux approches de la mort: / sed numquid Christo firmiores? / mais sont-ils plus fermes que Jésus-Christ? / Quis hoc insanissimus dixerit? Qui serait assez insensé pour le dire? / Quid est ergo quod ille turbatus est […]? Pourquoi donc a-t-il été troublé lui-même?". Parce que Jésus a fait l’expérience de l’angoisse face à la mort. Ceux qui étaient présents, pendant la Semaine Sainte, à la méditation que nous avons faite dans la basilique Sant’Antonio de Padoue, se rappellent peut-être la lecture de ce magnifique passage de Péguy sur la peur de l’homme Jésus face à la mort, lorsqu’il dit que tout son corps refuse de mourir11.
Permettez-moi de lire un passage, que j’ai cité la dernière fois, du livre XIX du De civitate Dei12. M. le Procureur me faisait remarquer tout à l’heure la très grande actualité et la très grande beauté, poétique entre autres, de cette œuvre. Augustin est en train de parler de Cicéron et de Varron, et donc de philosophes relativistes. Voici ce qu’il écrit : "Cum dicant et verum dicant / Comme [ces philosophes] disent, et ils disent vrai, / hanc esse naturae primam quodam modo et maximam vocem / que c’est d’une certaine façon la première et la plus grande voix [c’est-à-dire la plus grande exigence] de la nature, / ut homo concilietur sibi et propterea mortem naturaliter fugiat / que l’homme soit en harmonie avec lui-même [prenne soin de lui-même] et pour cela fuie naturellement la mort, / et sibi amicus / et ami de lui-même / ut esse se animal et in hac coniunctione corporis atque animae vivere velit vehementer atque appetat / au point de vouloir avec force et de désirer ardemment être vivant et vivre dans cette conjonction d’âme et de corps". Il est donc contre nature d’affirmer, comme le fait le gnosticisme, que l’âme doit se libérer du corps. La voix, le cri de la nature est que l’homme veut avec force et désire vivre dans cette unité d’âme et de corps et donc veut fuir de toutes ses forces la mort, parce que la mort est la séparation de cette amitié entre l’âme et le corps13.
Le juif Jésus, comme dit Péguy, a donc eu peur de la mort. "Quid est ergo quod ille turbatus est, / Pourquoi donc a-t-il eu peur [de la mort], nisi quia infirmos in suo corpore, hoc est in sua Ecclesia, suae infirmitas voluntaria similitudine consolatus est? / sinon parce qu’il a voulu, en imitant volontairement leur faiblesse, consoler les infirmes [les personnes fragiles, faibles, c’est-à-dire nous tous] qui se trouvent dans son corps, c’est-à-dire dans son Église?/ Ut si qui suorum adhuc morte imminente turbantur in spiritu, / De sorte que si certains des siens se sentent encore vaciller dans leur esprit à l’approche de la mort / ipsum intueantur, ils doivent Le regarder, / […] ne nobis desperatio salutis oriatur, / pour que ne surgisse pas en nous le désespoir du salut. / […] Carnis quippe ille gerebat infirmitatem, quae infirmitas resurrectione consumpta est. / […] Il portait en lui l’infirmité [la fragilité, la faiblesse] de la chair, infirmité qui a été détruite par sa résurrection".



2. Sermon 229/J, 2-5

Le second passage que je voudrais vous lire parle de la résurrection du Seigneur. Je le lis d’abord parce que "la foi des chrétiens, c’est la résurrection du Christ"14, mais aussi parce qu’il résume très bien nombre de choses que nous nous sommes dites dans ces rencontres. C’est une homélie du mercredi de la semaine après Pâques. Augustin est en train de polémiquer contre le gnosticisme et, en particulier, contre celui des manichéens.
"Solent autem, quando illis haec obiciuntur, ita respondere: / Voilà ce que [les gnostiques] ont l’habitude de répondre quand on leur fait ces objections: / "Quid mali credimus, quia Christum Deum credimus spiritum fuisse? /"Que croyons-nous de mal, si nous croyons que le Christ Dieu fut un esprit? / Spiritum credimus, carnem non credimus: / Nous croyons qu’il est esprit, nous ne croyons pas qu’il soit chair: / melior est spiritus quam caro. / l’esprit a plus de valeur que la chair. / Quod melius est, credimus; quod deterius est, credere nolumus. / Ce qui a plus de valeur [l’esprit], nous le reconnaissons; ce qu’il faut au contraire mépriser, nous ne voulons pas le croire. / Quid mali facimus?" / Que faisons-nous de mal?". / Si nihil mali est in isto sermone, dimittat Iesus discipulos in isto errore. / S’il n’y a rien de mal dans cette conception, que Jésus laisse ses disciples dans cette erreur. Et discipuli Christum spiritum crediderunt, Les disciples eux aussi [Augustin commente ici le passage de l’Évangile de Luc où Jésus, après la résurrection, apparaît à ses disciples] crurent que le Christ était esprit, / non putaverunt esse illum, sed spiritum. / ils ne reconnurent pas en effet que c’était Lui, mais ils crurent qu’il était esprit. / Dimittat illis Dominus […] / Que le Seigneur [si les gnostiques ont raison] laisse donc les disciples dans cette croyance […] / Dominum audi: / Écoute plutôt ce que dit le Seigneur: /"Quid turbati estis et quare cogitationes ascendunt in cor vestrum?" / "Pourquoi avez-vous peur et pourquoi ces pensées s’élèvent-elles dans votre cœur?"".
Dans tout ce très beau discours, Augustin fait comprendre que la foi ne naît pas de nous, que la foi ne surgit pas comme une pensée qui naît de nous.
"Quales utique cogitationes, nisi falsae, morbidae, perniciosae? / Quelles pensées en effet surgissent de votre cœur sinon des pensées fausses, morbides, dangereuses?".
Et ici Augustin énonce une pensée qui résume tout le christianisme: "Perdidit enim Christus fructum passionis, si non est veritas resurrectionis. / Le Christ a perdu le fruit de sa passion, s’il n’y a pas la vérité, la réalité de la résurrection". Si le Christ n’est pas vraiment ressuscité, sa passion, sa croix n’ont aucune efficacité.
Et Augustin répète les paroles de Jésus: ""Quid turbati estis, et quare cogitationes ascenderunt in cor vestrum?" "Pourquoi avez-vous peur et pourquoi ces pensées ont-elles surgi dans votre cœur?" / […] In cor vestrum descendit fides / […] Dans votre cœur est descendue la foi". C’est très beau. Le cœur, l’homme intérieur (in interiore homine disait tout à l’heure Pietro Calogero) est essentiel à la foi, mais la foi n’est pas produite par le cœur. La foi est accueillie par le cœur, elle est reconnue par le cœur, mais elle ne provient pas du cœur de l’homme. Sinon ce serait une illusion et non la foi. La foi descend dans le cœur "quia desuper est / parce que [la foi] vient d’en haut".
Et ici, Augustin répond à la question de savoir comment la foi descend du haut dans le cœur: ""Videte manus meas et pedes meos". / "Voyez mes mains et mes pieds"". La foi naît d’une rencontre. Et Augustin ajoute: "Si parum est videre, Et si cela vous semble peu de voir / palpate; / touchez; / non creditis oculis, credite manibus / vous ne croyez pas en vos yeux, croyez en vos mains". Il est difficile d’être plus concret, plus réel, plus capable de valoriser les sens!
Puis Augustin reprend en disant: non seulement il s’est fait voir, non seulement il s’est laissé toucher, mais il a mangé avec eux: "Manducavit, et ipse erat. / Il a mangé et c’était lui en personne. / Ipse erat / C’était lui en personne". Dans son corps transfiguré par la puissance de la résurrection, sans la faiblesse d’avant;
"ipse qui visus est et suspensus / le même que celui que l’on a vu suspendu à la croix".
Augustin ajoute encore: c’était lui qui était touché, lui qui leur présentait la nourriture, lui qui mangeait sous les yeux de ses disciples: "Visus est, tactus est, manducavit: ipse certe erat / Il fut vu, il fut touché, il mangea: c’était vraiment lui en personne".
Augustin parle maintenant des sens de l’homme. Les sens ne trompent pas l’homme. L’homme peut se tromper, l’homme peut ne pas faire attention à tous les indices. L’homme peut se tromper par intérêt, mais, en eux-mêmes, les sens ne trompent pas. Cela aussi fait partie de ces prima naturae, de cette dynamique originaire de la nature humaine dont je parlais précédemment. Il y a toute une tradition anti-gnostique dans l’Église qui valorise l’apparence sensible. Au IIe siècle, Irénée, évêque de Lyon et martyr, dont von Balthasar parle comme du Père de l’Église sur lequel le platonisme n’a eu aucune influence, fait plusieurs fois allusion à la "belle apparence" et il dit à plusieurs reprises: "quod apparebat, hoc erat ("ce qui apparaissait était réel").
C’est alors qu’Augustin introduit la question. Eux, ils ont vu, ils ont touché le Seigneur, ils ont mangé avec lui après sa résurrection. Mais nous qui n’avons pas vu le Seigneur ressuscité? Nous qui n’avons pas touché de nos mains, comme l’a fait Thomas, ses plaies glorieuses? Nous qui n’avons pas mangé et bu avec lui après sa résurrection, comme le dira saint Pierre? Dans le premier début de réponse à cette question si évidente, Augustin n’exclut déjà pas la vue. "Audi et vide / Écoute et vois". "Fides ex auditu", écrit Paul. La foi, pour nous, naît de l’écoute. L’expression "ex auditu" comprend pour Paul le témoignage de celui qui vit de la grâce de la foi. L’écoute n’est pas dissociée de la vue. Nous pourrions traduire "ex auditu" ainsi: la foi naît d’une rencontre.
"Audi praedicta, vide completa […] / Écoute ce qui a été promis, regarde ce qui a déjà été réalisé […] / caput Ecclesiae erat, quod se vivum, verum, integrum, certum persuadebat / c’était le chef de l’Église celui qui persuadait les siens qu’il était vivant, réel, intègre, certain / et ad finem credentium perducebat / et ainsi [en se laissant voir et toucher] il les conduisait à la foi de ceux qui croient".
Augustin poursuit. Toi qui n’as pas vu le Seigneur ressuscité, toi qui n’as pas touché le Seigneur ressuscité, toi "audi verba, cerne facta / écoute les paroles [écoute la Tradition de l’Église qui te dit qu’il est ressuscité], regarde les faits avec intelligence". Regarde ce que Lui, qui est ressuscité, fait dans le présent. Il est essentiel pour la foi de regarder avec intelligence. Ce n’est pas une foi aveugle. Elle est pleinement raisonnable et pleinement libre. Écoute sa promesse, regarde son accomplissement: "veritas plena fides certa / la promesse s’est pleinement vérifiée, la foi est certaine".
Puis il y a un passage qui nous ramène à ce qu’a dit Pietro Calogero à la fin de son intervention. Augustin se demande ce qui distingue ceux qui croient de ceux qui ne croient pas. "Gratia Domini fecit separationem / La grâce du Seigneur a opéré la distinction". Le christianisme n’est contre personne. Qu’est-ce qui vous distingue de ceux qui ne croient pas? Ce ne sont pas vos capacités, votre talent. Ce qui vous distingue, c’est d’avoir reçu un don que l’autre n’a pas reçu: la grâce du Seigneur. La possibilité de dialogue avec n’importe quel homme, quelle que soit son idéologie, s’enracine dans cette expérience chrétienne. "Gratia Domini fecit separationem". Ce qui vous distinge, c’est le fait d’avoir reçu un don gratuit. Et vous ne pouvez donc pas vous enorgueillir, vous ne pouvez pas dire que vous êtes plus fort que les autres, vous ne pouvez défier les autres, pour employer un terme qui est malheureusement aussi en usage dans le langage ecclésiastique, parce que la chose qui vous distingue des autres est que vous, sans aucun mérite, vous avez reçu un don.
"Ecce gratia, ecce resurgit, ecce se oculis ostendit Apostolorum, / Et voici la grâce: le voici qui ressuscite, le voici qui se montre aux yeux des Apôtres / qui non est dignatus se ostendere oculis Iudaeorum. / lui qui n’a pas daigné se montrer aux yeux des Juifs. / Ecce praebet se videndum oculis, / Voilà qu’il s’offre lui-même pour être vu par les yeux, / praebet manibus contrectandum / il s’offre pour être touché par les mains".
"Apostoli videbant caput, sed futuram Ecclesiam non videbant; / Les apôtres voyaient le chef, mais ils ne voyaient pas l’Église future; / aliud videbant, aliud credebant / une chose, ils la voyaient, une autre, ils la croyaient ". Les apôtres ont vu le chef, Jésus-Christ, et ils ont cru à la promesse que l’Église se diffuserait dans le monde:
"caput videbant, de corpore credebant. / le chef, ils le voyaient, en ce qui concerne le corps, ils croyaient. / Nos videmus corpus, de capite credamus / Nous, nous voyons le corps, nous croyons au chef". Nous voyons son Église, nous voyons ce que lui, vivant, opère dans les siens. C’est pourquoi nous pouvons croire nous aussi au chef.



La Vierge et Jean, l’apôtre que Jésus aimait, Duccio di Buoninsegna, Musée de l’Opera del Duomo, Sienne

La Vierge et Jean, l’apôtre que Jésus aimait, Duccio di Buoninsegna, Musée de l’Opera del Duomo, Sienne

3.
De sancta virginitate 35

Le dernier passage est tiré du De sancta virginitate et il résume, si l’on peut dire, le cœur avec lequel nous avons parlé, un cœur d’étudiants comme me le disait Pietro Calogero. Nous sommes tous des disciples, nous sommes tous des étudiants de quelque chose de plus grand qui se révèle essentiellement dans les rencontres de la vie, dans les rencontres que construisent la vie d’un homme. C’est dans des rencontres que se révèle ce quelque chose de plus grand que le cœur de l’homme attend, dont le cœur de l’homme s’émerveille et dont il est reconnaissant.
"Ille, ille cui omnia tradidit Pater, et quem nemo agnoscit nisi Pater, / Lui, Lui auquel son Père a donné toute chose et que personne ne connaît si ce n’est le Père, / et qui Patrem solus agnoscit, et qui est seul à connaître son Père / et cui voluerit revelare / avec ceux à qui il a voulu Le révéler, / il n’a pas dit: Discite a me mundum fabricare aut mortuos suscitare; / il n’a pas dit: Apprenez de moi à créer le monde ou à ressusciter les morts; / sed: "quia mitis sum et humilis corde". / mais "[apprenez de moi] parce que je suis doux et humble de cœur". O doctrinam salutarem! O Magistrum Dominumque mortalium, / Ô doctrine qui donne le salut, ô Maître et Seigneur de nous autres mortels, / quibus mors poculo superbiae propinata atque transfusa est! / auxquels la mort a été administrée et transvasée à travers la coupe de l’orgueil! / Noluit docere quod ipse non esset / Il n’a voulu enseigner que ce qu’il était Lui-même, / noluit jubere quod ipse non faceret / il n’a voulu commander que ce qu’il faisait Lui-même".
Et Augustin conclut par cette prière: "Video te, bone Iesu, oculis fidei, quos aperuisti mihi / Je Te vois, ô bon Jésus, avec les yeux de la foi que tu m’as ouvert": les yeux de la foi ne créent pas l’objet de la foi. Ce serait une illusion, une fixation, une folie. La foi, partant de ce que l’on voit avec ses yeux de chair, reconnaît ce que les yeux ici sur la terre ne voient pas maintenant;
"tamquam in concione generis humani clamantem ac dicentem: / [Je te vois, ô bon Jésus] comme dans l’assemblée du genre humain [comme dans le grand amphithéâtre de l’Université si significatif que le Président — à qui nous sommes reconnaissants — nous a prêté] qui dis et proclames: "Venite ad me et discite a me". / "Venez à moi et apprenez de moi". / Quid, obsecro te, per quem facta sunt omnia, Fili Dei, et idem qui factus es inter omnia, Fili hominis / Je Te prie, ô Fils de Dieu par lequel tout a été créé et toi-même, Fils de l’homme, créé entre toutes les autres créatures"; parce que Jésus-Christ en tant que vrai Dieu est créateur, et, en tant que vrai homme, il est une créature entre les autres créatures, un homme;
"quid ut discamus a te, venimus ad te? / pour apprendre quelle chose de toi venons-nous à toi? / "Quoniam mitis sum", inquit "et humilis corde". / "[Pour apprendre de toi] que — comme tu l’as dit — [ tu es] doux et humble de cœur". / Huccine redacti sunt omnes thesauri sapientiae et scientiae absconditi in te, ut hoc pro magno discamus a te, quoniam mitis es et humilis corde? Tous les trésors de la sagesse et de la science cachés en Toi se ramènent-ils au fait de savoir que nous apprenons surtout de Toi que tu es humble de cœur? / Itane magnum est esse parvum, ut nisi a te qui tam magnus es fieret, disci omnino non posset? / Le fait d’être petit est-il quelque chose de si grand que nous ne pouvons l’apprendre d’aucune autre façon que par toi qui es si grand?".


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