Congrès sur l’actualité de saint Augustin
Le bien de la justice et la résurrection du Seigneur
L’intervention de Pietro Calogero, procureur chef de la République auprès du Tribunal civil et pénal de Padoue et de don Giacomo Tantardini à l’Université de Padoue, le 20 mai 2003
par Pietro Calogero et Giacomo Tantardini
Depuis la droite, Monsieur Pietro Calogero, procureur chef de la République auprès du Tribunal de Padoue, don Giacomo Tantardini et, derrière Pietro Calogero, Monsieur Vincenzo Milanesi, Président de l’Université de Padoue, le 20 mai 2003
Je crois quil nest pas nécessaire dintroduire cette rencontre par des formules rituelles. Si je me permets de madresser à vous de façon si directe, cest que les congrès sur lactualité de saint Augustin sont devenus aujourdhui une habitude à lUniversité de Padoue. Je le dis en connaissance de cause car, depuis que ces rencontres existent, jy ai participé à plusieurs reprises.
Je disais en janvier dernier, en introduisant la première leçon, que ce cycle représente désormais une tradition pour notre Université. Et sil continue à être suivi avec attention et constance de la part des étudiants et des professeurs, je crois que cela tient à ce quil répond à une exigence toujours plus répandue dans notre Université, ou mieux dans toute luniversité italienne.
Dans un monde où le savoir est toujours plus parcellisé, une rencontre comme la vôtre, qui se veut transversale par rapport aux différents savoirs, répond à une exigence bien précise: être un lieu, en un sens figuré, dans lequel chacun avec son patrimoine de compétences, de caractère, de sensibilité, dopinions, puisse confronter ses idées avec celles dautres personnes, en prenant pour base le texte dune auctoritas qui nest pas acceptée sans examen critique mais qui est mise en relation avec les exigences et les questions daujourdhui. Luniversité, en tant que lieu de synthèse entre les différents savoirs, ne peut quencourager et favoriser des initiatives de ce genre.
Voilà pourquoi je partage lavis de ceux qui choisissent de confier lintroduction des différents congrès, non à des spécialistes de la pensée augustinienne, mais à des professeurs et à des présidents de différentes facultés humanistes et scientifiques. Et voilà aussi la raison de la présence dun hôte de grande autorité comme le procureur chef de la République auprès du Tribunal de Padoue, M. Pietro Calogero, qui a assisté plusieurs fois à ces congrès.
Japprécie aussi le fait que les congrès prennent la forme de lectures, de lectiones. Cest la formule didactique la plus ancienne de notre tradition universitaire et elle na rien perdu, aujourdhui, de son actualité, surtout si lon part des pages des grands classiques et Augustin lest de plein droit cest-à-dire de ces auteurs qui, à des siècles de distance, continuent de fasciner lintelligence et lâme humaines.
Les leçons de don Tantardini qui proposent, à partir dAugustin, une relecture des moments essentiels de lhistoire de lÉglise et du monde moderne en sont la démonstration. Et puis, à un homme originaire de Brescia comme moi, il ne peut que faire plaisir de savoir que lun des auteurs les plus cités est ce Giovanni Battista Montini [Paul VI] qui, au fur et à mesure que le temps passe, apparaît toujours plus comme la figure centrale, comme lun des personnages les plus éminents du siècle qui vient de se terminer.
Je trouve enfin important quautour dinitiatives comme celle-ci se regroupent des étudiants et des personnes de cultures diverses et même de courants de pensée divergents. Cest un dialogue que nous ne pouvons, en tant quUniversité, que favoriser, à lextérieur et à lintérieur des salles de cours. Cest donc en souhaitant une suite heureuse à cette initiative que je laisse la parole à Pietro Calogero, en lassurant de toute la sympathie et de toute lattention de lUniversité et de moi-même pour les éditions futures de ces congrès.
Vincenzo Milanesi
Président de lUniversité de Padoue
Pietro Calogero
Merci dabord à vous qui mavez invité, merci à vous tous qui êtes ici présents, merci à vous, don Giacomo Tantardini et à vous, Monsieur le Président de lUniversité de Padoue, parce que vous me donnez tous la possibilité de revivre une expérience hélas! très lointaine, celle des années de lycée, dans laquelle le rêve, qui est commun à tous les jeunes, de pouvoir faire quelque chose dutile ou dimportant pour une société plus juste, était éclairé par les paroles dAugustin. Augustin qui proclame dans ses uvres limportance fondamentale de lespérance qui rachète et de la vérité qui habite en chacun de nous. Ces idées nous enthousiasmaient parce quelles nous faisaient croire fermement en la possibilité de nous engager individuellement pour préparer un bon avenir .
Cicéron parle du haut d’une chaire à un public de savants, miniature tirée d’une copie des Discours du XVe siècle, conservée à la Bibliothèque Apostolique Vaticane
Cest pour cette seule raison, pratique et non théorique, quAugustin sintéresse à la politique et à la justice dans la politique.
Dans le livre II, chapitre 21 du De civitate Dei, la réflexion porte sur trois idées que Scipion (le vainqueur de Carthage) expose dans le De re publica de Cicéron au sujet de lorganisation de lÉtat (res publica) et des rapports avec la société civile (civitas), donnant ainsi un caractère définitif à la pensée désormais mûre de Rome (et à la pensée grecque qui en est proche) sur les sujets examinés.
"Ce que lon appelle harmonie dans la musique", commence Scipion, "est appelé concorde dans la société civile; lien étroit, forte et légitime garantie de sa conservation [vinculum incolumitatis] qui ne saurait subsister sans la justice [sine iustitia nullo pacto esse posse]". Invité un peu plus loin à donner son opinion sur la croyance populaire largement diffusée selon laquelle il ne serait pas possible de gouverner sans commettre dinjustices, Scipion soutient fermement que "non seulement il est faux que lon ne puisse administrer lÉtat sans injustice, mais encore [qu] il est au contraire de la plus exacte vérité quon ne saurait le gouverner sans une souveraine justice".
La conclusion, convaincante et rigoureuse, à laquelle Scipion parvient est lapidaire: "LÉtat [res publica], dans le sens de chose du peuple [res populi], nexiste quautant quil est bien et sagement gouverné ou par un roi ou par des oligarques, ou par tout le peuple. Or que le roi soit injuste, tyran disent les grecs, que les oligarques soient injustes par un accord que Scipion nomme faction, quenfin le peuple lui-même soit injuste dès lors lÉtat nest pas seulement corrompu mais il nest plus puisquil a cessé dêtre la chose du peuple [res populi] pour devenir la proie dune tyrannie ou dune faction; puisque le peuple injuste, cesse dêtre peuple, sil est vrai que le peuple nest point une réunion fortuite mais une association qui repose sur la sanction du droit et la communauté dintérêt [multitudo juris consensu et utilitas communione sociata]". Lidée de limportance de la justice et du rôle quelle joue, idée qui sétend ici du domaine de la morale (individuelle et collective) aux murs politiques et à la constitution des structures de lÉtat au point que la justice est présentée comme le fondement dun modèle de civilisation largement partagé et tendant à luniversalité est lexpression dune tradition culturelle, aussi bien laïque que sacrée, diffusée dans le monde antique. Cette conception, Augustin non seulement la fait sienne, mais il la développe et la précise au livre IV, chapitre 4 et au livre XIX, chapitre 21 du De civitate Dei.
Le premier des passages cités est célèbre parce que, contrairement à toute habitude, il raconte une rencontre entre Alexandre le Grand et un pirate tombé en son pouvoir et, par un paradoxe apparent, le règne du premier est comparé à la troupe de brigands qui a pour chef le second.
Augustin fait avant le premier passage la remarque suivante: "Remota iustitia quid sunt regna nisi magna latrocinia? Sans la justice, que sont les royaumes sinon de grands brigandages?".
Et cest là lidée capitale quAugustin explique ainsi: une troupe de brigands est toujours, en réalité, une association dhommes dans laquelle il y a un chef qui commande, un pacte social reconnu, un butin qui se divise selon des conventions préalablement établies. Et cependant, si cette troupe grossit par lassociation dautres hommes pervers, si elle arrive à occuper des territoires et des villes, si elle y établit son siège, si elle soumet des peuples, elle peut bien se donner le titre de royaume qui lui est de fait garanti par limpunité quelle sest acquise et non par son renoncement à la cupidité (soif de pouvoir), elle ne cesse pas pour autant et cest là la conclusion implicite dêtre cette troupe de malfaiteurs à laquelle était et reste étrangère lidée de la justice.
La justice est donc, pour Augustin, la seule valeur réellement discriminante. Elle distingue non seulement une personne dune autre mais aussi un peuple dun autre et surtout une "civitas constituta", une communauté organisée en État dune autre. Voilà pourquoi il juge "spirituelle et juste" la réponse donnée par le pirate à Alexandre: "Alors que le roi lui demandait pour quelle raison il infestait la mer, il répondit avec un grande liberté et beaucoup daudace: pour la même raison que celle pour laquelle tu infestes la terre: mais comme je le fais, moi avec un petit navire, on mappelle pirate, et comme tu le fais, toi, avec une grande flotte, on tappelle empereur".
Poussant jusquau bout lidée du rôle déterminant de la justice, et notamment dans la formation des États et dans les structures fondamentales de gouvernement, Augustin défend dans le livre XIX une thèse apparemment invraisemblable: celle selon laquelle, selon la définition quen donne Scipion lui-même dans le De re publica de Cicéron, il ny a jamais eu de république romaine parce que lÉtat de Rome, nayant pas réussi à réaliser un système fondé sur de justes règles, ne sest jamais identifié avec la "chose du peuple" (res populi).
Si comme le dit le juriste romain Ulpien "la justice est la vertu qui donne à chacun ce qui lui appartient, / iustitia ea virtus est quae sua cuique distribuit / quelle justice est-ce donc", se demande Augustin, "que celle de lhomme qui soustrait lhomme au vrai Dieu et le soumet à des démons immondes". Cest ce qui est arrivé aux Romains dans leur république: ils ont servi des démons mauvais et impurs et leur ont offert des sacrifices; et ainsi, nayant pas donné ce qui lui appartient au Dieu unique, créateur de lhomme, ils nont pas fait profession de pratiquer la justice.
Sélevant à un niveau plus général, Augustin proclame de façon catégorique: "Là où il ny a pas de vraie justice, il ne peut y avoir dassociations dhommes fondées sur la reconnaissance consensuelle des droits de chacun et donc pas non plus de peuple, selon la définition de Scipion et de Cicéron; et sil ny a pas de peuple, il ny a pas non plus de chose du peuple mais celle dune multitude quelconque qui ne mérite pas le nom de peuple. Or donc, si la république est la chose du peuple et quil ny a pas de peuple là où il ny a pas dassociations dhommes unis par leur reconnaissance réciproque des droits, sil ny a pas de droits là où il ny a pas de justice, on doit conclure que là où il ny a pas de justice, il ny a pas de république / ubi non est vera iustitia, iuris consensu sociatus coetus hominum non potest esse et ideo nec populus iuxta illam Scipionis vel Ciceronis definitionem; et si non populus, nec res populi, sed qualiscumque multitudinis quae populi nomine digna non est. Ac per hoc, si res publica res est populi et populus non est qui consensu non sociatus est iuris, non est autem ius ubi nulla iustitia est: procul dubio colligitur, ubi iustitia non est non esse rem publicam".
On trouve exposés dans ce passage, sous leur forme la plus précise et synthétique les concepts-clefs dAugustin au sujet de la justice appliquée à la politique. Une justice quil comprend ne loublions pas dans un sens humain (non théologique ou surnaturel), cest-à-dire comme un bonum de la vie terrestre qui doit être poursuivi quoique dans les limites des réalisations dont lhomme est capable par tous, gouvernés et gouvernants et considéré comme le modèle de conduite et le viatique irremplaçable pour laccès à la civitas Dei.
Le moment est désormais venu de faire quelques brèves considérations sur lactualité des concepts qui viennent dêtre exposés.
Dabord, de lidée augustinienne que la justice nest pas seulement un principe régulateur de la politique et de laction du gouvernement mais quelle est quelque chose de plus vaste et de plus profond, à savoir le principe constitutif de la vie morale et sociale de la personne, découle logiquement que, dans lordre des valeurs que lon peut proposer à la conscience et à la volonté de lhomme, la justice vient avant la politique et que, à la différence de cette dernière qui est un moyen ou une fonction pour la réalisation du juste et du bien commun, elle est une fin auquel doivent se conformer aussi bien les constituta, cest-à-dire les structures de fonctionnement de lÉtat, que les actes législatifs, administratifs et judiciaires produits par les organes de lÉtat.
Il va sans dire quil faut aujourdhui que se confronte à cette conception, la position, entre autres, de ceux qui, militant dans lactuelle classe dirigeante, et pas seulement en Italie souhaitent et recherchent, pour des raisons de marché, dintérêt personnel ou pour des questions de pouvoir, des modèles de comportement qui nont plus en vue la protection des intérêts généraux, ou même le primat de la politique sur toute autre valeur concurrente, et qui, par conséquent, ne tiennent pas compte, dans certains choix politiques, institutionnels, économiques et financiers importants, des principes et des règles de la justice.
En second lieu, parmi les différentes valeurs qui ont leur fin en elles-mêmes, la justice est la seule qui possède un caractère compréhensif, dans la mesure où elle complète et enrichit le contenu dautres valeurs (comme la montré linoubliable philosophe du droit Enrico Opocher dans un article bien connu sur la "Justice" publié dans lEnciclopedia del Diritto, vol. XIX, en 1970).
Il est en effet facile de constater que, par exemple, une liberté sans justice pourrait être porteuse comme le montre lhistoire doppression, de soumission, de prévarication et aboutir, à lextrême limite, à un système de violence et de terreur. Ce nest que lorsquelle est associée à la justice que la liberté perd cette potentialité négative. On peut donc dire que la justice est le contenu positif de la liberté.
Lordre et la sécurité sont aussi des valeurs qui semblent avoir un sens par eux-mêmes lorsque la justice fait partie deux. Car lordre sans la justice ne peut que garantir une sécurité de type mercantile ou formel ou de caractère hiérarchique et autoritaire et il est bien loin de satisfaire les aspirations égalitaires et humanitaires qui agitent notre conscience.
On peut dire la même chose de la paix, laquelle, sans justice, nest quune apparence ou même pire: elle peut masquer des injustices, légitimer des intolérances et ainsi de suite.
Lenseignement dAugustin qui voit dans la justice la règle (virtus) nécessaire non seulement de la conduite individuelle et collective des hommes mais aussi de lorganisation et du fonctionnement des États au point de faire dépendre la conservation des États de son observance est donc incontestablement vrai.
"Iustitia omnium virtutum comes / La justice est la compagne de toutes les vertus", précise ailleurs Augustin, faisant écho à la célèbre image de Cicéron qui définit la justice comme "omnium domina et regina virtutum / maîtresse et reine de toutes les vertus".
Troisième considération: à chaque fois quAugustin parle du rôle de la justice, que ce soit dans le domaine public ou dans le domaine privé, cest, fondamentalement, la personne, en tant que destinataire de droits et pas seulement de devoirs, qui est au centre de sa réflexion. Et laccomplissement de la fin ultime (la réalisation de la justice, précisément) de laction éthique comme de laction politique est nécessairement lié au respect des droits de la personne.
En chaque homme non pas lhomme entendu en un sens général mais lhomme historiquement déterminé habite non seulement la vérité ("in interiore homine habitat veritas"), mais aussi la justice. Or la justice, qui rassemble dans un tissu unitaire toutes les composantes de ce qui constitue la dignité de lhomme (un bon nombre dentre elles correspondent à ce que lon appelle aujourdhui les droits fondamentaux de lhomme), se présente de nos jours encore, dans le sillage de lidéal représenté par Augustin, comme la réalisation la plus haute à laquelle puisse tendre la conscience civique droite ou lengagement de tous ceux qui tissent honnêtement la trame de la politique et des institutions.
Dans la pensée dAugustin, comme dans la culture politique la plus avancée daujourdhui, la personne est caput et fundamentum du système juridique et institutionnel des États: en conséquence, une politique qui, pour poursuivre ses propres fins, sacrifie ne serait-ce quun seul des droits fondamentaux de la personne, et dautant plus si celle-ci est étrangère aux intérêts en jeu ou innocente, ne peut avoir de justification. Aucun but en effet ne peut légitimer une injustice même à légard dun seul homme.
L’agonie de Jésus dans le jardin de Gethsémani, Duccio di Buoninsegna, Musée de l’Opera del Duomo, Sienne
La configuration de la justice comme catégorie de lhumain fait apparaître deux caractères principaux de cette valeur: lun, lié à lhistoire et lautre, à la personne. La justice en acquiert un caractère inéluctable de relativité, lequel, loin daffaiblir lidée de justice, se révèle au contraire dune grande fécondité. De sorte que lon peut dire quil ny a pas une seule idée de justice, mais quil y a autant didées de justice que didéologies professées, en des temps et des lieux donnés, sur la base du "unicuique suum tribuere" dUlpien ou du "iuris consensus" dAugustin.
Comme modèle de vie individuelle, sociale et institutionnelle, la justice se construit, jour après jour, par lintermédiaire de tous, sous la responsabilité de tous. Et, sidentifiant, en raison de son lien avec lhistoire et la personne dont nous avons parlé, avec lhistoire de chaque homme, elle ressemble à une pyramide renversée dont le sommet plonge dans les profondeurs de la conscience et de la volonté de lêtre, de chaque être humain, où quil vive et agisse. Chaque homme a donc les moyens (intellectuels, volitifs et moraux) nécessaires pour contribuer, comme personne et comme membre dune communauté ou dune organisation, à la construction de luvre de justice; laquelle, en raison précisément des caractères qui ont été précédemment dégagés, ne peut être déléguée à aucune structure, même sil sagit dune structure de gouvernement.
En conclusion, si croît et mûrit en chacun de nous à partir des réflexions très actuelles dAugustin, la conscience quil nexiste pas un seul modèle humain de justice mais que les modèles élaborés par dautres peuples et par dautres cultures doivent être pris en considération, respectés et comparés avec le nôtre, alors peut souvrir la voie menant à la communication, au dialogue, à la confrontation, jusquà lédification dune forme supérieure de justice. Une forme de justice qui sera finalement un instrument et un véhicule de paix, dunité et de concorde entre les êtres humains, même sils sont très différents par leur culture, leur race, leur langue, leur religion; et finalement le moyen darriver à cette gloire suprême qui, pour Augustin, consistait dans le fait d"obtinere pacem pace non bello / dobtenir la paix par la paix non par la guerre".
Giacomo Tantardini
Je remercie Pietro Calogero pour ses réflexions qui correspondent si bien à ce que nous avons dit dans ces rencontres. Je serais tenté de mettre de côté les passages que jai préparés pour aujourdhui et de revenir sur ce ce que Monsieur le Procureur vient de nous expliquer. Dans ce que jai entendu, trois choses, qui me semblent profondément augustiniennes et actuelles, mont particulièrement frappé.
La première est lallusion de Pietro Calogero au fait que la justice en un sens humain qui a pour tâche de donner à chacun ce qui lui appartient1, est un bonum de la cité terrestre. Cest quelque chose de bon, un bien de la cité terrestre, de cette cité quAugustin décrit avec un réalisme dont lépisode de lempereur Alexandre le Grand avec le pirate témoigne clairement.
La seconde chose qui ma beaucoup frappé est que cette justice a pour racine la nature humaine, la personne humaine. Augustin, témoin de la Tradition de lÉglise, sait parfaitement que la nature humaine est historiquement blessée, il sait très bien que le péché originel blesse la nature humaine en tant que tel. Et pourtant Augustin défend la nature humaine. Pour lui, aucun péché nest tel quil puisse détruire extrema vestigia naturae2, ces dernières traces de la nature humaine qui a été créée bonne, créée avec des évidences et des exigences originaires; cette nature humaine dans laquelle habite la vérité3, non pas dans le sens que la nature humaine crée la vérité, mais dans le sens que la nature humaine est capable de reconnaître la vérité, la beauté et le bien. Cest donc la seconde chose qui ma frappé pendant que jécoutais Pietro Calogero parler, à savoir que la justice, bonum de la cité terrestre a ses racines dans la nature de lhomme, dans la personne humaine.
Puis, le dernier point dont je lui suis vraiment reconnaissant, cest ce quil a dit à la fin sur le caractère historique de la justice humaine et sur sa relativité. Je crois que cest lune des choses sur lesquelles Augustin insiste le plus à la différence des autres philosophes chrétiens. Il a de plus une manière originale de souligner le caractère historique et relatif de la justice de la cité terrestre par rapport à la justice qui est don gratuit de Dieu. Car ce caractère historique et cette relativité, comme le disait Monsieur le Procureur, sont des possibilités de fécondité. Ils permettent de valoriser tous les modèles historiques sans rien imposer aux autres et facilitent linstauration du dialogue et la valorisation.
Ainsi donc, parmi toutes les belles choses que nous avons entendues et quil sera beau de relire dans nos notes, la première est que la justice est un bonum, un bien de la cité terrestre, de cette cité qui a sur la terre son bien, un bien relatif mais réel, dont elle tire, autant quil est possible, de la joie4. Augustin décrit avec un extrême réalisme la situation concrète de la cité terrestre. Il déclare, par exemple, dun côté, quil ne faudrait pas considérer lÉtat romain, persécuteur des chrétiens, comme une vraie res publica, parce quil ny a jamais eu en elle de vraie justice5; mais il arrive, de lautre, à dire que ce même État a sa beauté: "habet modum quemdam pulchritudinis suae6". Il parle textuellement de la beauté de la justice humaine, de la beauté de la vie commune des hommes, de la beauté de la tentative dorganisation de la société civile.
Le second point est que ce bonum de la cité terrestre est enraciné dans la nature humaine, une nature humaine blessée par le péché originel, dans laquelle limage du Créateur na absolument pas disparu7. Une nature humaine dans laquelle subsiste louverture à la beauté, à la vérité, à la bonté, à la justice. En un mot, une nature humaine blessée mais capax Dei.
Troisième point: le caractère historique de toutes ces réflexions. Cest justement en raison de cette historicité que le De civitate Dei est dune immédiateté et dune évidence continues. Augustin décrit avec réalisme les choses comme elles sont. Ce réalisme permet de ne rien imposer et de valoriser toutes les possibilités positives. Cest cette remarque qui, dans tout ce que jai écouté, ma le plus frappé et, avec elle, les amples citations du dialogue de Cicéron sur la res publica. Lun des aspects dAugustin que nous avons déjà mentionné et qui me semble très intéressant et actuel, cest que dans sa conception des bona naturae, des biens de la nature, il ne valorise pas la tradition néo-platonicienne, mais la tradition romaine de Varron et de Cicéron. Il me semble quau niveau culturel aussi, cest lun des traits qui sont réellement les plus intéressants et les plus actuels que nous avons soulignés. Augustin dont on fait habituellement un chrétien platonicien valorise, dans sa conception de la nature humaine et des biens essentiels de la nature humaine, la tradition romaine relativiste (je dis relativiste dans le sens où Monsieur Calogero a parlé précédemment dhistoricité et de relativité) et non la tradition néoplatonicienne8. Cet aspect est lui aussi dune actualité surprenante (je me réfère aux derniers propos de M. le Procureur).
Jésus ressuscité et les apôtres, Duccio di Buoninsegna, Musée de l’Opera del Duomo, Sienne
Nous passons, ne serait-ce que pour témoigner de la valeur accordée à cette tradition philosophique romaine, à la présentation dun premier extrait de luvre dAugustin. Nous alternerons citations et résumés du texte. Il sagit du commentaire dun verset de lÉvangile (Jn 13,21) dans lequel Jean écrit que Jésus voyant Judas sortir du Cénacle fut profondément ému. Le latin emploie le terme turbari. "Turbatus est ergo potestatem habens ponendi animam suam et potestatem habens iterum sumendi eam. / Il a donc vacillé celui qui a le pouvoir de donner sa vie et le pouvoir de la reprendre. Turbatur tam ingens potestas, / Une si grande puissance peut-elle faire lexpérience du trouble, turbatur petrae firmitas, / cette pierre si inébranlable peut-elle vaciller, / an potius in eo nostra turbatur infirmitas? ou nest-ce pas plutôt notre infirmité qui est troublée en lui?". Augustin dit clairement que Jésus a été troublé non en tant que Dieu, mais en tant quhomme, en tant quil a assumé linfirmité de la nature humaine; et il ajoute quil a été troublé, et cela il le répétera, pour que nous non plus nous nayons pas peur de ce trouble.
"[ ] Qui mortuus est pro nobis, turbatus est idem ipse pro nobis. / Celui qui est mort pour nous, a Lui-même vacillé pour nous". Cela me plaît de traduire turbatus est par "il a vacillé", un verbe qui exprime cette humanité si fragile. Il a assumé cette fragilité humaine pour nous;
"[ ] transfiguravit etiam in se affectum infirmitatis nostrae. / il a aussi transfiguré en soi le sentiment de notre faiblesse [lexpression affectum infirmitatis nostrae est très belle]. / [ ] nos ipsos in illius perturbatione videamus, ut quando turbamur, non desperatione pereamus. / Nous devons nous reconnaître nous-mêmes dans son trouble afin que, lorsque nous sommes troublés [lorsque nous aussi nous vacillons], nous ne nous laissions pas aller au désespoir. [ ] Pereant argumenta philosophorum, qui negant in sapientem cadere perturbationes animorum. / Que se perdent les arguments des philosophes qui assurent que ce trouble ne peut survenir dans lâme du sage". Il sagit des philosophes qui parlent de limperturbabilité du sage. Monsieur le Procureur me parlait tout à lheure de son amitié avec Falcone [célèbre magistrat italien tué dans un attentat en Sicile, en 1992], des derniers mois de la vie de cet homme et du sentiment de peur quil éprouvait. Cest cette humanité (lhumanité dun homme qui, face à des indices de danger, éprouvait un sentiment de peur) que le Fils unique de Dieu a assumée; cest cette humanité qui a peur face à la mort, que le Fils de Dieu a transfigurée, pour que nous, face à ce sentiment de peur, nous ne tombions pas dans le désespoir.
"[ ] Turbetur plane animus christianus / Que lâme chrétienne se trouble". Nous pourrions traduire: "Que lâme chrétienne nait pas peur de cette sensibilité fragile". Ici Augustin, reprenant Varron et Cicéron met en évidence et en valeur les quatre passions de lâme humaine: la crainte, la tristesse, le désir, la joie;
"[ ] timeat ne pereant homines Christo, / quelle craigne que les hommes séloignent de Jésus-Christ, / contristetur [ ] / quelle sattriste [ ]". Comme est actuel le terme contristetur. Il lest en particulier par rapport à un certain formalisme catholique pour lequel il semble que ce qui distingue certains catholiques, cest le sourire de façade quils arborent. Pavese les appelait dans son journal les "professionnels de lenthousiasme"9. Ce sourire est, pour qui les observe, la tentation du désespoir plus que ne lest une réelle tristesse;
"contristetur cum perit aliquis Christo; quelle sattriste lorsque quelquun séloigne de Jésus-Christ; concupiscat adquiri homines Christo, / quelle désire gagner des hommes à Jésus-Christ, / laetetur cum adquiruntur homines Christo: / quelle se réjouisse lorsque des hommes sont gagnés à Jésus-Christ: / timeat et sibi ne pereat Christo, / quelle craigne pour elle-même aussi de séloigner de Jésus-Christ, / contristetur peregrinari se a Christo; quelle sattriste dêtre éloignée de Jésus-Christ; / concupiscat regnare cum Christo / quelle désire régner avec Jésus-Christ". Régner avec Jésus-Christ dès ici, sur la terre. Augustin, dans le livre XX du De civitate Dei déclare que dès ici, sur la terre, ceux qui le suivent règnent avec Lui, dès ici, sur la terre, ceux qui le suivent font lexpérience in spe, dans lémerveillement, de cette possibilité gratuite de possession, de joie10;
"laetetur dum sperat [ ] / quelle se réjouisse dans lespérance [ ]". Et Augustin ajoute: "Que les âmes chrétiennes vivent comme tous les hommes ces quatre passions: la crainte, la tristesse, lamour et la joie. Et quelles ne prennent pas linsensibilité pour la santé de lâme.
Augustin poursuit en se demandant comment il est possible que le chrétien ait peur de la mort. Et, après avoir cité saint Paul qui désire être dégagé de son corps pour être avec Jésus-Christ, il évoque la peur de Jésus dans lagonie. Il écrit: "[ ] Firmissimi quidem sunt christiani, si qui sunt, / Ils sont certes singulièrement fermes les chrétiens, sil y en a, / qui nequaquam morte imminente turbantur: / qui ne sont pas troublés aux approches de la mort: / sed numquid Christo firmiores? / mais sont-ils plus fermes que Jésus-Christ? / Quis hoc insanissimus dixerit? Qui serait assez insensé pour le dire? / Quid est ergo quod ille turbatus est [ ]? Pourquoi donc a-t-il été troublé lui-même?". Parce que Jésus a fait lexpérience de langoisse face à la mort. Ceux qui étaient présents, pendant la Semaine Sainte, à la méditation que nous avons faite dans la basilique SantAntonio de Padoue, se rappellent peut-être la lecture de ce magnifique passage de Péguy sur la peur de lhomme Jésus face à la mort, lorsquil dit que tout son corps refuse de mourir11.
Permettez-moi de lire un passage, que jai cité la dernière fois, du livre XIX du De civitate Dei12. M. le Procureur me faisait remarquer tout à lheure la très grande actualité et la très grande beauté, poétique entre autres, de cette uvre. Augustin est en train de parler de Cicéron et de Varron, et donc de philosophes relativistes. Voici ce quil écrit : "Cum dicant et verum dicant / Comme [ces philosophes] disent, et ils disent vrai, / hanc esse naturae primam quodam modo et maximam vocem / que cest dune certaine façon la première et la plus grande voix [cest-à-dire la plus grande exigence] de la nature, / ut homo concilietur sibi et propterea mortem naturaliter fugiat / que lhomme soit en harmonie avec lui-même [prenne soin de lui-même] et pour cela fuie naturellement la mort, / et sibi amicus / et ami de lui-même / ut esse se animal et in hac coniunctione corporis atque animae vivere velit vehementer atque appetat / au point de vouloir avec force et de désirer ardemment être vivant et vivre dans cette conjonction dâme et de corps". Il est donc contre nature daffirmer, comme le fait le gnosticisme, que lâme doit se libérer du corps. La voix, le cri de la nature est que lhomme veut avec force et désire vivre dans cette unité dâme et de corps et donc veut fuir de toutes ses forces la mort, parce que la mort est la séparation de cette amitié entre lâme et le corps13.
Le juif Jésus, comme dit Péguy, a donc eu peur de la mort. "Quid est ergo quod ille turbatus est, / Pourquoi donc a-t-il eu peur [de la mort], nisi quia infirmos in suo corpore, hoc est in sua Ecclesia, suae infirmitas voluntaria similitudine consolatus est? / sinon parce quil a voulu, en imitant volontairement leur faiblesse, consoler les infirmes [les personnes fragiles, faibles, cest-à-dire nous tous] qui se trouvent dans son corps, cest-à-dire dans son Église?/ Ut si qui suorum adhuc morte imminente turbantur in spiritu, / De sorte que si certains des siens se sentent encore vaciller dans leur esprit à lapproche de la mort / ipsum intueantur, ils doivent Le regarder, / [ ] ne nobis desperatio salutis oriatur, / pour que ne surgisse pas en nous le désespoir du salut. / [ ] Carnis quippe ille gerebat infirmitatem, quae infirmitas resurrectione consumpta est. / [ ] Il portait en lui linfirmité [la fragilité, la faiblesse] de la chair, infirmité qui a été détruite par sa résurrection".
2. Sermon 229/J, 2-5
Le second passage que je voudrais vous lire parle de la résurrection du Seigneur. Je le lis dabord parce que "la foi des chrétiens, cest la résurrection du Christ"14, mais aussi parce quil résume très bien nombre de choses que nous nous sommes dites dans ces rencontres. Cest une homélie du mercredi de la semaine après Pâques. Augustin est en train de polémiquer contre le gnosticisme et, en particulier, contre celui des manichéens.
"Solent autem, quando illis haec obiciuntur, ita respondere: / Voilà ce que [les gnostiques] ont lhabitude de répondre quand on leur fait ces objections: / "Quid mali credimus, quia Christum Deum credimus spiritum fuisse? /"Que croyons-nous de mal, si nous croyons que le Christ Dieu fut un esprit? / Spiritum credimus, carnem non credimus: / Nous croyons quil est esprit, nous ne croyons pas quil soit chair: / melior est spiritus quam caro. / lesprit a plus de valeur que la chair. / Quod melius est, credimus; quod deterius est, credere nolumus. / Ce qui a plus de valeur [lesprit], nous le reconnaissons; ce quil faut au contraire mépriser, nous ne voulons pas le croire. / Quid mali facimus?" / Que faisons-nous de mal?". / Si nihil mali est in isto sermone, dimittat Iesus discipulos in isto errore. / Sil ny a rien de mal dans cette conception, que Jésus laisse ses disciples dans cette erreur. Et discipuli Christum spiritum crediderunt, Les disciples eux aussi [Augustin commente ici le passage de lÉvangile de Luc où Jésus, après la résurrection, apparaît à ses disciples] crurent que le Christ était esprit, / non putaverunt esse illum, sed spiritum. / ils ne reconnurent pas en effet que cétait Lui, mais ils crurent quil était esprit. / Dimittat illis Dominus [ ] / Que le Seigneur [si les gnostiques ont raison] laisse donc les disciples dans cette croyance [ ] / Dominum audi: / Écoute plutôt ce que dit le Seigneur: /"Quid turbati estis et quare cogitationes ascendunt in cor vestrum?" / "Pourquoi avez-vous peur et pourquoi ces pensées sélèvent-elles dans votre cur?"".
Dans tout ce très beau discours, Augustin fait comprendre que la foi ne naît pas de nous, que la foi ne surgit pas comme une pensée qui naît de nous.
"Quales utique cogitationes, nisi falsae, morbidae, perniciosae? / Quelles pensées en effet surgissent de votre cur sinon des pensées fausses, morbides, dangereuses?".
Et ici Augustin énonce une pensée qui résume tout le christianisme: "Perdidit enim Christus fructum passionis, si non est veritas resurrectionis. / Le Christ a perdu le fruit de sa passion, sil ny a pas la vérité, la réalité de la résurrection". Si le Christ nest pas vraiment ressuscité, sa passion, sa croix nont aucune efficacité.
Et Augustin répète les paroles de Jésus: ""Quid turbati estis, et quare cogitationes ascenderunt in cor vestrum?" "Pourquoi avez-vous peur et pourquoi ces pensées ont-elles surgi dans votre cur?" / [ ] In cor vestrum descendit fides / [ ] Dans votre cur est descendue la foi". Cest très beau. Le cur, lhomme intérieur (in interiore homine disait tout à lheure Pietro Calogero) est essentiel à la foi, mais la foi nest pas produite par le cur. La foi est accueillie par le cur, elle est reconnue par le cur, mais elle ne provient pas du cur de lhomme. Sinon ce serait une illusion et non la foi. La foi descend dans le cur "quia desuper est / parce que [la foi] vient den haut".
Et ici, Augustin répond à la question de savoir comment la foi descend du haut dans le cur: ""Videte manus meas et pedes meos". / "Voyez mes mains et mes pieds"". La foi naît dune rencontre. Et Augustin ajoute: "Si parum est videre, Et si cela vous semble peu de voir / palpate; / touchez; / non creditis oculis, credite manibus / vous ne croyez pas en vos yeux, croyez en vos mains". Il est difficile dêtre plus concret, plus réel, plus capable de valoriser les sens!
Puis Augustin reprend en disant: non seulement il sest fait voir, non seulement il sest laissé toucher, mais il a mangé avec eux: "Manducavit, et ipse erat. / Il a mangé et cétait lui en personne. / Ipse erat / Cétait lui en personne". Dans son corps transfiguré par la puissance de la résurrection, sans la faiblesse davant;
"ipse qui visus est et suspensus / le même que celui que lon a vu suspendu à la croix".
Augustin ajoute encore: cétait lui qui était touché, lui qui leur présentait la nourriture, lui qui mangeait sous les yeux de ses disciples: "Visus est, tactus est, manducavit: ipse certe erat / Il fut vu, il fut touché, il mangea: cétait vraiment lui en personne".
Augustin parle maintenant des sens de lhomme. Les sens ne trompent pas lhomme. Lhomme peut se tromper, lhomme peut ne pas faire attention à tous les indices. Lhomme peut se tromper par intérêt, mais, en eux-mêmes, les sens ne trompent pas. Cela aussi fait partie de ces prima naturae, de cette dynamique originaire de la nature humaine dont je parlais précédemment. Il y a toute une tradition anti-gnostique dans lÉglise qui valorise lapparence sensible. Au IIe siècle, Irénée, évêque de Lyon et martyr, dont von Balthasar parle comme du Père de lÉglise sur lequel le platonisme na eu aucune influence, fait plusieurs fois allusion à la "belle apparence" et il dit à plusieurs reprises: "quod apparebat, hoc erat ("ce qui apparaissait était réel").
Cest alors quAugustin introduit la question. Eux, ils ont vu, ils ont touché le Seigneur, ils ont mangé avec lui après sa résurrection. Mais nous qui navons pas vu le Seigneur ressuscité? Nous qui navons pas touché de nos mains, comme la fait Thomas, ses plaies glorieuses? Nous qui navons pas mangé et bu avec lui après sa résurrection, comme le dira saint Pierre? Dans le premier début de réponse à cette question si évidente, Augustin nexclut déjà pas la vue. "Audi et vide / Écoute et vois". "Fides ex auditu", écrit Paul. La foi, pour nous, naît de lécoute. Lexpression "ex auditu" comprend pour Paul le témoignage de celui qui vit de la grâce de la foi. Lécoute nest pas dissociée de la vue. Nous pourrions traduire "ex auditu" ainsi: la foi naît dune rencontre.
"Audi praedicta, vide completa [ ] / Écoute ce qui a été promis, regarde ce qui a déjà été réalisé [ ] / caput Ecclesiae erat, quod se vivum, verum, integrum, certum persuadebat / cétait le chef de lÉglise celui qui persuadait les siens quil était vivant, réel, intègre, certain / et ad finem credentium perducebat / et ainsi [en se laissant voir et toucher] il les conduisait à la foi de ceux qui croient".
Augustin poursuit. Toi qui nas pas vu le Seigneur ressuscité, toi qui nas pas touché le Seigneur ressuscité, toi "audi verba, cerne facta / écoute les paroles [écoute la Tradition de lÉglise qui te dit quil est ressuscité], regarde les faits avec intelligence". Regarde ce que Lui, qui est ressuscité, fait dans le présent. Il est essentiel pour la foi de regarder avec intelligence. Ce nest pas une foi aveugle. Elle est pleinement raisonnable et pleinement libre. Écoute sa promesse, regarde son accomplissement: "veritas plena fides certa / la promesse sest pleinement vérifiée, la foi est certaine".
Puis il y a un passage qui nous ramène à ce qua dit Pietro Calogero à la fin de son intervention. Augustin se demande ce qui distingue ceux qui croient de ceux qui ne croient pas. "Gratia Domini fecit separationem / La grâce du Seigneur a opéré la distinction". Le christianisme nest contre personne. Quest-ce qui vous distingue de ceux qui ne croient pas? Ce ne sont pas vos capacités, votre talent. Ce qui vous distingue, cest davoir reçu un don que lautre na pas reçu: la grâce du Seigneur. La possibilité de dialogue avec nimporte quel homme, quelle que soit son idéologie, senracine dans cette expérience chrétienne. "Gratia Domini fecit separationem". Ce qui vous distinge, cest le fait davoir reçu un don gratuit. Et vous ne pouvez donc pas vous enorgueillir, vous ne pouvez pas dire que vous êtes plus fort que les autres, vous ne pouvez défier les autres, pour employer un terme qui est malheureusement aussi en usage dans le langage ecclésiastique, parce que la chose qui vous distingue des autres est que vous, sans aucun mérite, vous avez reçu un don.
"Ecce gratia, ecce resurgit, ecce se oculis ostendit Apostolorum, / Et voici la grâce: le voici qui ressuscite, le voici qui se montre aux yeux des Apôtres / qui non est dignatus se ostendere oculis Iudaeorum. / lui qui na pas daigné se montrer aux yeux des Juifs. / Ecce praebet se videndum oculis, / Voilà quil soffre lui-même pour être vu par les yeux, / praebet manibus contrectandum / il soffre pour être touché par les mains".
"Apostoli videbant caput, sed futuram Ecclesiam non videbant; / Les apôtres voyaient le chef, mais ils ne voyaient pas lÉglise future; / aliud videbant, aliud credebant / une chose, ils la voyaient, une autre, ils la croyaient ". Les apôtres ont vu le chef, Jésus-Christ, et ils ont cru à la promesse que lÉglise se diffuserait dans le monde:
"caput videbant, de corpore credebant. / le chef, ils le voyaient, en ce qui concerne le corps, ils croyaient. / Nos videmus corpus, de capite credamus / Nous, nous voyons le corps, nous croyons au chef". Nous voyons son Église, nous voyons ce que lui, vivant, opère dans les siens. Cest pourquoi nous pouvons croire nous aussi au chef.
La Vierge et Jean, l’apôtre que Jésus aimait, Duccio di Buoninsegna, Musée de l’Opera del Duomo, Sienne
Le dernier passage est tiré du De sancta virginitate et il résume, si lon peut dire, le cur avec lequel nous avons parlé, un cur détudiants comme me le disait Pietro Calogero. Nous sommes tous des disciples, nous sommes tous des étudiants de quelque chose de plus grand qui se révèle essentiellement dans les rencontres de la vie, dans les rencontres que construisent la vie dun homme. Cest dans des rencontres que se révèle ce quelque chose de plus grand que le cur de lhomme attend, dont le cur de lhomme sémerveille et dont il est reconnaissant.
"Ille, ille cui omnia tradidit Pater, et quem nemo agnoscit nisi Pater, / Lui, Lui auquel son Père a donné toute chose et que personne ne connaît si ce nest le Père, / et qui Patrem solus agnoscit, et qui est seul à connaître son Père / et cui voluerit revelare / avec ceux à qui il a voulu Le révéler, / il na pas dit: Discite a me mundum fabricare aut mortuos suscitare; / il na pas dit: Apprenez de moi à créer le monde ou à ressusciter les morts; / sed: "quia mitis sum et humilis corde". / mais "[apprenez de moi] parce que je suis doux et humble de cur". O doctrinam salutarem! O Magistrum Dominumque mortalium, / Ô doctrine qui donne le salut, ô Maître et Seigneur de nous autres mortels, / quibus mors poculo superbiae propinata atque transfusa est! / auxquels la mort a été administrée et transvasée à travers la coupe de lorgueil! / Noluit docere quod ipse non esset / Il na voulu enseigner que ce quil était Lui-même, / noluit jubere quod ipse non faceret / il na voulu commander que ce quil faisait Lui-même".
Et Augustin conclut par cette prière: "Video te, bone Iesu, oculis fidei, quos aperuisti mihi / Je Te vois, ô bon Jésus, avec les yeux de la foi que tu mas ouvert": les yeux de la foi ne créent pas lobjet de la foi. Ce serait une illusion, une fixation, une folie. La foi, partant de ce que lon voit avec ses yeux de chair, reconnaît ce que les yeux ici sur la terre ne voient pas maintenant;
"tamquam in concione generis humani clamantem ac dicentem: / [Je te vois, ô bon Jésus] comme dans lassemblée du genre humain [comme dans le grand amphithéâtre de lUniversité si significatif que le Président à qui nous sommes reconnaissants nous a prêté] qui dis et proclames: "Venite ad me et discite a me". / "Venez à moi et apprenez de moi". / Quid, obsecro te, per quem facta sunt omnia, Fili Dei, et idem qui factus es inter omnia, Fili hominis / Je Te prie, ô Fils de Dieu par lequel tout a été créé et toi-même, Fils de lhomme, créé entre toutes les autres créatures"; parce que Jésus-Christ en tant que vrai Dieu est créateur, et, en tant que vrai homme, il est une créature entre les autres créatures, un homme;
"quid ut discamus a te, venimus ad te? / pour apprendre quelle chose de toi venons-nous à toi? / "Quoniam mitis sum", inquit "et humilis corde". / "[Pour apprendre de toi] que comme tu las dit [ tu es] doux et humble de cur". / Huccine redacti sunt omnes thesauri sapientiae et scientiae absconditi in te, ut hoc pro magno discamus a te, quoniam mitis es et humilis corde? Tous les trésors de la sagesse et de la science cachés en Toi se ramènent-ils au fait de savoir que nous apprenons surtout de Toi que tu es humble de cur? / Itane magnum est esse parvum, ut nisi a te qui tam magnus es fieret, disci omnino non posset? / Le fait dêtre petit est-il quelque chose de si grand que nous ne pouvons lapprendre daucune autre façon que par toi qui es si grand?".