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ÉDITORIAL
Tiré du n° 09 - 2009

Vingt ans après la chute du Mur de Berlin

L’indispensable pragmatisme


Giulio Andreotti revient sur le processus d’unification de l’Allemagne et sur le séisme politique qui a ébranlé les pays communistes de l’Europe de l’Est. Acteurs et épisodes saillants de la fin du bipolarisme Est-Ouest. Interview


Interview de Giulio Andreotti par Roberto Rotondo


Le chancelier allemand Helmut Kohl avec le président du Conseil Giulio Andreotti. Derrière eux, le ministre des Affaires étrangères Gianni De Michelis et son homologue allemand 
Hans-Dietrich Genscher en octobre 1989 à Bonn

Le chancelier allemand Helmut Kohl avec le président du Conseil Giulio Andreotti. Derrière eux, le ministre des Affaires étrangères Gianni De Michelis et son homologue allemand Hans-Dietrich Genscher en octobre 1989 à Bonn

«Nous avons eu, un jour, la sensation que le statu quo était modifiable, que le Mur qui divisait l’Est et l’Ouest n’était pas aussi indestructible que nous le croyions. On percevait qu’une évolution positive était possible, aussi chargée de perplexités et hérissée de difficultés qu’elle fût. Aujourd’hui, tout cela semble clair aux historiens, mais à l’époque, c’était bien différent». Lorsque le Mur de Berlin a été abattu par la foule il y a vingt ans, et précisément le 9 novembre, Giulio Andreotti était à la tête du gouvernement italien. Il a été très largement impliqué dans le processus incroyablement rapide qui a amené à l’unification des deux Allemagne en à peine 329 jours. En fait, dans ces jours fébriles, l’Italie a joué un rôle politique d’autant plus important qu’elle détenait la présidence semestrielle de la Communauté européenne et de la CSCE. Andreotti qui, dans les années précédentes, avait été de ceux qui n’encourageaient pas l’unification, avait rejoint les rangs de ses partisans. «Helmut Kohl doit remercier l’Italie et en particulier Andreotti si tant de choses ont été résolues», a récemment déclaré à la revue Limes Gianni De Michelis, alors ministre des Affaires étrangères.
Monsieur le Directeur, pourquoi avez-vous changé d’avis? «Je n’ai jamais été a priori contre l’unification allemande, dont le principe avait déjà été établi dans les Accords d’Helsinki en 1975. Ce qui s’est passé, c’est que ce qui aurait été une aventure traumatisante peu de temps auparavant, était tout simplement devenu une solution praticable. Certains passages dérivent de facteurs qui semblent secondaires au début, mais qui, considérés dans leur ensemble, finissent par conditionner fortement la situation».
Mais qu’aurait-il pu arriver si la chute du Mur, l’événement le plus symbolique de la fin du monde bipolaire, avait eu lieu quelques années auparavant? «Je ne suis pas prophète, mais si l’on avait ouvert un débat sur l’unification dans les conditions existantes avant la pérestroïka, cela aurait créé un énorme problème à l’Union soviétique. Celle-ci aurait été amenée à provoquer des réactions imprévisibles, y compris dans d’autres pays, car elle pouvait craindre qu’au-delà du problème de la réunification, soit posé le problème allemand de l’après-guerre dans son ensemble. Y compris celui des frontières orientales. La perestroïka a donné à plusieurs pays contrôlés par l’URSS une sorte de “laissez-passer” qui leur a permis de s’organiser, chacun selon sa propre identité. Et comme l’Allemagne de l’Est n’avait jamais eu d’identité propre, il était normal que l’unification se fasse». Quels ont été les facteurs qui avaient changé la situation que vous venez d’évoquer? «Il y en a eu plusieurs. Le premier, déterminant, a été que Reagan et Bush ont introduit la question du respect des droits de l’homme dans les négociations pour la réduction des armements. N’oublions pas, en outre, que la stupide campagne militaire en Afghanistan avait fait naître en URSS même des raisons de douter du système».
Nous avons eu, un jour, la sensation que le statu quo était modifiable, que le Mur qui divisait l’Est et l’Ouest n’était pas aussi indestructible que nous le croyions. On percevait qu’une évolution positive était possible, aussi chargée de perplexités et hérissée de difficultés qu’elle fût. Aujourd’hui, tout cela semble clair aux historiens, mais à l’époque, c’était bien différent
Et pourtant, si l’on repense à ce que certains leaders politiques ont fait encore quelques semaines avant le 9 novembre, il semble que rien ne permettait de prévoir ce qui allait arriver. Bornons-nous à en citer un, François Mitterrand, qui disait le 2 octobre 1989 (ces mots ont été enregistrés par Jacques Attali): «Ceux qui parlent de la réunification allemande ne comprennent rien. L’Union soviétique ne l’acceptera jamais. Ce serait la mort du Pacte de Varsovie. Qui peut imaginer cela?». Andreotti reprend: «Aujourd’hui, cela ne sert à rien de se demander si l’on pouvait prévoir ou non la chute imminente du Mur. Il ne s’agissait pas de deviner un numéro de la loterie. Il y avait déjà eu quelques signaux qui faisaient réfléchir: l’ouverture de la frontière entre l’Autriche et la Hongrie avait immédiatement provoqué la fuite de milliers d’Allemands de l’Allemagne de l’Est vers l’Allemagne de l’Ouest. Je n’ai ni mérites ni démérites particuliers dans cette affaire, mais je pense que devant des événements historiques d’une telle portée, il faut examiner la situation à fond, sans préjugés, en tenant compte des développements possibles. Nous pensions être sur la bonne voie, mais nous étions aussi très inquiets parce qu’il n’existait aucune formule algébrique capable de nous garantir que tout allait bien se passer». Que pouvait-il arriver? «Il pouvait y avoir un dérapage qui aurait rendu ingouvernable le processus en cours, ou bien un raidissement qui aurait rendu les obstacles insurmontables, en interrompant le dialogue Est-Ouest et en renversant le cours de l’histoire».
Vous avez déclaré plusieurs fois que vous préfériez une politique des petits pas, mais les événements ont connu une accélération inhabituelle. «La vérité, c’est que l’on ne programme pas l’histoire. Bien sûr, s’il avait été possible d’assurer une transition graduelle de tous les changements politiques à l’Est, on aurait évité des contrecoups très durs, de l’effondrement improvisé des Républiques yougoslaves fédérées aux manœuvres qui ont provoqué la chute de Gorbatchev, en faisant naufrager son projet d’autonomies différenciées à l’intérieur de l’Union soviétique. Mais on avait attendu le changement pendant longtemps, et au moment où celui-ci s’est réalisé, les événements ont pris le dessus. D’ailleurs, Gorbatchev était dans le vrai lorsqu’il a dit le 7 octobre au président Honecker, qui célébrait le quarantième anniversaire de la République démocratique allemande (RDA): “Ceux qui réagissent en retard sont punis pour la vie entière”. Les dirigeants de l’Allemagne de l’Est étaient convaincus que leur invité d’honneur se trompait complètement en croyant renouveler le système communiste. À les en croire, le Mur les aurait protégés pendant au moins un autre siècle des contaminations bourgeoises. Bien sûr, après-coup, les choses sont claires, mais à l’époque, les pressentiments pouvaient légitimement aller dans un sens comme dans l’autre».

La foule autour d’un pan du Mur de Berlin, deux jours après l’ouverture mémorable qui a eu lieu le 9 novembre  1989 [© Associated Press/LaPresse]

La foule autour d’un pan du Mur de Berlin, deux jours après l’ouverture mémorable qui a eu lieu le 9 novembre 1989 [© Associated Press/LaPresse]

Ce soir du 18 novembre à Paris
Aux yeux des historiens ou de ceux qui l’ont vécue, la soirée du 18 novembre 1989 à Paris, neuf jours après la chute du Mur, figure parmi les événements saillants de cette époque. Les leaders des douze pays de la Communauté européenne se retrouvent, invités par Mitterrand, pour discuter de la situation. Ce qui devait être une rencontre de façade se transforme au contraire en un événement historique. Au cours de la réunion qui suit e ne sais pas si on peut parler d’un seul épisode, d’un seul tournant. C’était dans son ensemble une période dans laquelle on se sentait poussé à changer certaines orientations politiques qui étaient même devenues des partis-pris, et je me rendais compte que de toute façon, il fallait s’attendre à une certaine évolution. Il valait donc mieux sauter munis d’un parachute que sans parachute». Mais l’appui à la réunification n’a pas été inconditionnel. C’est alors qu’a été défini ce qui sera l’“échange” géopolitique implicite du Traité de Maastricht, en 1991: la Communauté européenne accepte la réunification de l’Allemagne à brève échéance, mais dans le contexte d’une accélération du processus d’intégration du géant allemand. La monnaie unique – l’euro – sera au centre du processus, et l’Allemagne devra renoncer au mark, une monnaie puissante qui faisait sentir son influence même en dehors des pays de la Communauté européenne. Andreotti reprend: «Mais Kohl avait déjà dit à Mitterrand, au cours du sommet bilatéral franco-allemand du 2 novembre 1989, que pour être sûr que l’Allemagne ne soit plus un problème, il fallait faire l’Europe. Certaines craintes, comme celle d’une troisième guerre mondiale ou d’une germanisation de l’Europe sur le plan économique, ont été anéanties grâce à une vision précise du problème allemand. Il est vrai que le premier noyau européen, né à Bruxelles en 1948, était antiallemand, mais de l’eau avait coulé sous les ponts. En outre, Kohl et Genscher avaient jeté les bases du processus de réunion avec une grande fermeté, en le plaçant dans le cadre d’un engagement croissant de participation à la CEE, de participation à une Alliance atlantique mise à jour, et d’un renforcement de la CSCE. Ces deux derniers anneaux nous ont permis d’accrocher le dialogue interallemand au rapport entre Europe et États-Unis, et de marcher dans la bonne direction».
La CEE a réussi, en particulier sous la présidence italienne, à suivre le rythme des événements qui se précipitaient. Il a fallu sept ans pour faire entrer l’Espagne et le Portugal, et quelques mois seulement pour absorber l’Allemagne de l’Est. L’une des premières initiatives a été de faire entrer les représentants de l’ancienne RDA dans le parlement européen. Andreotti explique: «Le fait d’avoir la présidence semestrielle de la CEE donnait à notre pays un rôle d’interlocuteur qu’il aurait été présomptueux de jouer dans d’autres circonstances, et je crois qu’il a été assez bien exploité. Il est arrivé que la brièveté des délais amène à forcer certaines procédures, mais il s’est agi d’une politique de bon sens. Dans la politique nationale ou internationale, il arrive parfois que l’on se trompe, justement parce que l’on oublie que c’est le bon sens qui devrait guider l’action. Or on cherche surtout des formules et des motivations complexes qui, aussi savantes qu’elles soient, font perdre de vue la ligne directrice du parcours de développement que l’on entend suivre».
Mais ne regrettez-vous pas que la plupart des gens vous considèrent comme celui qui a dit en 1984 «J’aime tellement l’Allemagne que j’en préférerais deux», au lieu de figurer parmi les meilleurs défenseurs de l’unification des Allemands sous le toit européen? «Disons que j’aurais pu me passer de dire cette phrase, parce qu’elle a fait naître des spéculations. En 1984, il fallait être réaliste, il n’était pas pensable de surmonter facilement les difficultés historiques, ethniques, culturelles et économiques de l’époque. J’aurais d’ailleurs dû éviter cette phrase pour une autre raison: c’est qu’elle a tellement bien marché, y compris du point de vue littéraire, qu’elle est devenue le slogan d’une certaine position hostile à l’unification, et que cela m’a été reproché plusieurs fois».

Mitterrand et le premier ministre britannique Margaret Thatcher, 
l’adversaire le plus obstiné de l’unification allemande [© Afp/Grazia Neri]

Mitterrand et le premier ministre britannique Margaret Thatcher, l’adversaire le plus obstiné de l’unification allemande [© Afp/Grazia Neri]

Gorbatchev, Jean Paul II, Margaret Thatcher
Si l’on relit vos déclarations à la presse au cours de cette période, on voit émerger votre souci de ne pas compromettre les processus de réforme qui étaient en cours à l’Est. Pourquoi cette préoccupation? «Tout d’abord, parce que notre meilleur atout a toujours été de ne pas tomber dans la provocation. Nous n’avons jamais donné l’impression de vouloir agresser nos interlocuteurs, même dans les années où le rideau de fer ne laissait aucune marge au dialogue. Et puis j’avais confiance dans la pérestroïka. Je pensais que c’était la seule manière de dépasser les énormes difficultés qu’avaient les Soviétiques, difficultés accentuées du fait même qu’ils avaient ouvert les fenêtres. Ceux qui étaient hostiles à la pérestroïka de l’autre côté du rideau de fer n’agissaient pas au grand jour, mais ils exploitaient justement les rivalités ethniques, la difficile situation économique, la pénurie alimentaire. De mon côté, j’ai toujours pensé que l’Europe est beaucoup plus équilibrée quand la Russie, elle aussi, est une puissance économique».
Mais Gorbatchev se rendait-il compte qu’il pouvait trouver dans votre position politique un appui pour renforcer la perestroïka? Ce qui émerge, c’est que les Russes escomptaient plutôt une Allemagne, certes unie, mais qui oscillerait entre le Pacte de Varsovie et l’Europe, une sorte de géant neutre entretenant un rapport économique et politique privilégié avec l’URSS. Était-ce vraiment le plan de Gorbatchev? «Parmi les différentes hypothèses, c’était l’axe Moscou-Berlin que l’on jugeait la plus probable; pour ma part, j’ai déclaré publiquement que les axes n’ont jamais porté bonheur à personne. Je ne sais pas si c’était à cela que Gorbatchev pensait, j’ignore si prévalait en lui la peur du changement ou le désir d’en être l’auteur, seul ou avec d’autres. C’était une personne très attentive, réfléchie, ce n’était pas un impulsif. Mais il faut considérer qu’il était à son tour conditionné par son opinion publique qui ne voyait pas toujours certains changements d’un bon œil; bien au contraire, nombreux étaient ceux pour lesquels toute concession au front opposé frisait la subversion. Je pense que Gorbatchev était très inquiet, mais ses convictions étaient à la fois profondes et constructives et je crois qu’il n’a jamais démordu, même quand l’URSS s’est décomposée à cause du coup d’État de 1991».
Dans la politique nationale ou internationale, il arrive parfois que l’on se trompe, justement parce que l’on oublie que c’est le bon sens qui devrait guider l’action. Or on cherche surtout des formules et des motivations complexes qui, aussi savantes qu’elles soient, font perdre de vue la ligne directrice du parcours de développement que l’on entend suivre
Et pourtant, il y a un mois, Gorbatchev a déclaré dans une interview à la Repubblica que la chute du Mur avait connu seulement deux héros: les Russes et les Allemands. Qu’en pensez-vous? «C’est une manière un peu restrictive de voir les choses. En fait, il ne peut pas les voir avec détachement parce qu’il a été l’un des protagonistes dans cette affaire, avec à son acquit une histoire politique, un projet qu’il voulait mener à sa fin. Son jugement n’a pas la sérénité de celui d’un historien».
L’une des scènes les plus significatives de la période qui a suivi la chute du Mur a été la rencontre entre Gorbatchev et Jean Paul II à Rome, le premier décembre 1989: le président de l’URSS et le pape polonais, celui qui, selon certaines interprétations, avait vaincu le communisme. Une question, qui vous a été posée bien souvent: dans quelle mesure Karol Wojtyla a-t-il contribué au séisme qui a secoué l’URSS dans ces années-là, au-delà du rideau de fer? «Il est difficile de le dire. Il est peut-être exagéré d’affirmer que le pape polonais a été à l’origine de tous les bouleversements de l’Europe de l’Est, même si, chronologiquement, c’est ce qui s’est passé. En réalité, Jean Paul II maintenait toujours la distinction entre ses origines, auxquelles il tenait beaucoup, et sa mission universelle de Souverain Pontife. Bien sûr, si l’on pense au bagage et à la formation qu’avaient les autres grandes personnalités de l’Église à ce moment-là, son expérience passée le plaçait dans une position privilégiée, qui lui permettait de voir plus loin que les autres».
Quel souvenir avez-vous de la rencontre entre Gorbatchev et Jean Paul II? Au cours de ces journées, une des choses que le président de l’URSS vous a dites était que la réunification allemande était une absurdité… «Je répète qu’il nous arrive d’oublier que tous les leaders étrangers doivent tenir compte de leurs opinions publiques. Nous avons suivi ce voyage avec un grand intérêt, ne serait-ce que parce que, sans vouloir confondre le sacré et le profane, nous portions à la situation de l’Église un intérêt que les autres pays pouvaient ne pas avoir. Le tournant qui s’amorçait nous donnait quelques inquiétudes, mais nous n’avons jamais fait le moindre geste d’hostilité – à supposer que nous eussions pu le faire –. Nous avions l’espoir de voir reconnu le fait que ceux qui, comme nous, avaient marché plus rapidement dans la bonne direction, pouvaient mieux comprendre les choses». Le Vatican était-il content, inquiet ou nerveux à cause de la chute du Mur et de tout ce qui s’ensuivait? «Ou bien le Vatican n’est jamais nerveux, ou bien il ne montre jamais qu’il l’est. Le Vatican considère les choses sub specie aeternitatis, et à juste titre, si l’on pense à son histoire millénaire. Il y a eu des prises de position et des articles dans L’Osservatore Romano, mais personnellement, je n’ai jamais constaté d’inquiétude particulière».
À quel point a été décisif le fait qu’à l’époque, en Pologne, se trouvait un gouvernement non communiste, dirigé par un catholique qui n’avait pas renié sa fidélité à l’URSS? «Il existait en Occident une certaine sympathie pour la Pologne, justement parce qu’elle ne s’était pas laissée aller aux fuites en avant; c’est certainement l’un des éléments qui a permis d’éviter des positions hostiles et négatives. L’un des problèmes les plus brûlants qu’il a fallu affronter a été celui des frontières orientales de l’Allemagne unifiée, qui intéressait justement la Pologne». C’est de là que, cinquante ans auparavant, avait commencé la deuxième guerre mondiale… «C’est vrai, mais le 9 novembre, lorsque le Mur de Berlin s’est écroulé, Kohl et Genscher se trouvaient justement à Varsovie; et la première chose qu’ils ont faite, c’est d’assurer aux Polonais que la ligne Oder-Neisse n’aurait jamais été remise en question».
Margaret Thatcher, elle aussi, a été une protagoniste. À l’encontre de Mitterrand qui, d’abord hostile, a fini par devenir l’un des fauteurs de l’intégration de la nouvelle Allemagne unie, le Premier Ministre anglais n’a jamais changé d’idée et elle a toujours été l’adversaire la plus obstinée de l’unification. Elle n’a jamais cédé, et cela lui a coûté la fin de sa carrière politique après le Traité de Maastricht… «D’un côté, c’était son tempérament, de l’autre c’était aussi que sa vision des choses et ses inquiétudes étaient légitimes. A posteriori, il est évident que la voie qui a été choisie était la bonne, mais sur le moment, on pouvait aussi penser qu’on avait raison de s’opposer à la réunification. Nous avons été saisis par le choix de la réunification parce qu’il nous a semblé le plus concret; il nous impliquait dans le présent, mais nous n’étions pas pour autant aveugles devant les difficultés et les risques». L’antipathie de Margaret Thatcher envers vous remonte-t-elle à cette époque? «Je ne sais pas, ce sentiment est peut-être né du fait qu’elle était habituée à un tas de compliments frisant la vénération de la part de nombreux politiciens, y compris italiens, et qu’un certain détachement de ma part, typiquement romain, pouvait être interprété comme de l’hostilité. Mais je n’avais rien contre elle».

Jean Paul II reçoit en audience Michaïl Gorbatchev le 1<SUP>er</SUP> décembre 1989. C’était la première fois que le président du Soviet suprême de l’URSS franchissait la Porte de Bronze au Vatican

Jean Paul II reçoit en audience Michaïl Gorbatchev le 1er décembre 1989. C’était la première fois que le président du Soviet suprême de l’URSS franchissait la Porte de Bronze au Vatican

Les États-Unis, l’OTAN et le reste
Les États-Unis faisaient-ils pression pour qu’il y ait une accélération du processus d’unification, ou non? Vous semblait-il qu’ils voulaient clore rapidement, par une victoire écrasante, l’ère du bipolarisme avec l’URSS? «Ce n’était pas leur position. Nous avions la sensation que les États-Unis pensaient que c’était la bonne voie, mais j’ai aussi constaté, de la part de quelques cercles américains d’études politiques influents, une méfiance notable par rapport à toute cette affaire, notamment pour les conséquences que celle-ci comportait sur le plan global. Pour eux aussi, il y avait des complications psychologiques et pratiques. Par conséquent, leur message était clair, et nous le partagions: nous nous trouvons devant une longue série de marches qu’il faudra gravir l’une après l’autre, sans en sauter une seule». Il y avait un élément important qui liait l’Europe aux États-Unis. C’était, et c’est, l’Alliance atlantique. À cette époque, vous avez plus d’une fois répété que pour bien avancer, il fallait rapidement tracer les nouveaux contours d’une nouvelle OTAN: «Les tâches qui avaient été les siennes jusque là étaient en train de changer. J’ai été ministre de la Défense pendant sept ans et je n’ai jamais vu un seul projet qui ne parte pas de l’idée de se défendre d’une attaque venant de l’Est». Vous voyiez l’OTAN comme un élément positif pour absorber l’Allemagne de l’Est, mais en octobre 1990, vous avez révélé l’existence de Gladio, une structure militaire de l’Alliance atlantique, presque comme si vous vouliez dire que l’Alliance était désormais périmée. Pourquoi? «Il existait un certain contraste entre une vision culturelle, appelons-la ainsi, et une vision pratique et politique du problème. Aucune de ces deux positions n’était surprenante, mais à ce moment-là, on se trouvait sur une voie médiane, qui n’était d’ailleurs pas si “médiane” que cela, parce qu’il y avait aussi un déséquilibre entre les deux positions. Quoiqu’il en soit, j’étais très loin d’imaginer que, quelques années après, j’allais être taxé de “paléo-atlantiste” par plusieurs cercles qui avaient fait preuve d’une hostilité combative et irréductible envers l’Alliance que le parlement italien avait approuvée, non sans divergences».
L’année 1990 a aussi été celle de l’invasion du Koweït par Saddam Hussein, qui a déclenché la crise du Golfe. Une année particulièrement problématique? «Si je devais aller chercher une période dans laquelle les choses ont été totalement simples, j’aurais bien de la peine à la trouver. Nous avons toujours eu une série de difficultés, et le contraste entre les choses que l’on juge utiles et nécessaires, et celles que l’on peut réaliser, a toujours été très fort. Mais quand, à un moment historique donné, on a perdu de vue ce contraste, soit il y a eu des fuites en avant inutiles, soit nous avons piétiné, alors que l’on pouvait aller de l’avant».

Le drapeau allemand hissé devant le palais du Reichstag à Berlin, pendant la cérémonie célébrant l’unification de l’Allemagne, la nuit du 3 octobre 1990 [© Associated Press/LaPresse]

Le drapeau allemand hissé devant le palais du Reichstag à Berlin, pendant la cérémonie célébrant l’unification de l’Allemagne, la nuit du 3 octobre 1990 [© Associated Press/LaPresse]

Le pragmatisme indispensable pour construire l’Europe aujourd’hui
Le 9 novembre est un anniversaire à multiples facettes: il s’agit du jour où s’écroule le Mur de Berlin, en 1989, mais en 1938, c’est aussi le jour où les nazis ont inauguré les pogroms antijuifs avec la Nuit de cristal. En 1999, Gerhard Schröder, alors chancelier, a déclaré que pour les allemands, le 9 novembre est «le jour du renouvellement mais aussi le jour où l’abîme s’est ouvert». Est-ce une simple coïncidence de l’histoire? «Cette coïncidence existe, mais nous devons prendre l’habitude de regarder plus vers l’avant que vers l’arrière. Il arrive qu’à force de faire des comparaisons avec le passé, on rende plus difficile la coexistence dans le présent et le développement positif de la politique internationale, et en particulier de la politique européenne».
Dans une enquête consacrée à ce sentiment de déception et de mécontentement qui accompagne les Allemands depuis quelques années, l’hebdomadaire Der Spiegel s’est demandé récemment: «Mais de quel côté est tombé le Mur?». Aujourd’hui, selon un sondage, 49% des Allemands de l’Est pensent que la RDA avait plus de bons aspects que de mauvais, et ils se sentent encore des citoyens de deuxième catégorie. «Bien sûr, lorsque le Mur est tombé, l’Allemagne restait à construire et il est normal que quelques erreurs aient été commises et que quelques prévisions aient été erronées. Mais je reste sceptique devant les sondages et je crois qu’en fin de compte, chacun peut constater que le chemin entrepris était le bon».
La construction politique de l’Europe semble passer en ce moment par une période de piétinement et l’euroscepticisme ne cesse de croitre. De quoi cela dépend-il? «Il est probable que l’optimisme de ceux qui étaient les plus convaincus allait au-delà de ce que l’on pouvait objectivement réaliser. Si nous nous en tenons à cet optimisme, il peut nous arriver d’être déçus ou contrariés. Mais si l’on adopte le point de vue de ceux qui observaient la réalité plus objectivement, on peut constater que certaines choses importantes ont été réalisées, que le chemin était et reste le bon».
Quelles sont alors les conditions qui permettraient de faire encore un bout de chemin? «Je n’ai pas de recettes particulières. L’essentiel est d’une part, de ne pas se résigner au statu quo, et de l’autre, de ne pas faire de programmes aussi futuristes que peu réalisables. Aujourd’hui aussi, nous sommes dans une phase de passage. Et tout passage peut se faire soit d’un pas cadencé, soit au pas de course, cela dépend de la situation. Ce qui compte vraiment, c’est de donner aux intuitions une base logique qui leur permette de se développer concrètement». Est-ce un hasard si, à partir du premier groupe historique (Adenauer, De Gasperi, Schuman) et jusqu’aux années Soixante-dix et Quatre-vingt (vous et Kohl), l’intégration européenne ait été accélérée par des hommes politiques démocrates-chrétiens et catholiques? «Je suis convaincu du caractère positif de ces inspirations religieuses, mais il faut éviter de confondre les souhaits et les désirs avec les réalités concrètement réalisables. Car dans cette Europe si élargie, il s’agit de construire des réalités et des structures d’une complexité énorme qui doivent, bien plus que par le passé, tenir compte des idées, des expectatives de cultures et d’appartenances différentes. En somme, aujourd’hui, un certain pragmatisme est indispensable».


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