Accueil > Archives > 05 - 2010 > La grande conception pélagienne: le christianisme est une éducation
COMPTE-RENDU
Tiré du n° 05 - 2010

La grande conception pélagienne: le christianisme est une éducation


«Il est évident que Jonas éprouve de la sympathie pour la conception de Pélage, parce qu’il sent celui-ci plus proche du stoïcisme et d’un certain type de judaïsme. En effet, après avoir dit que, pour Pélage, la grâce du Christ consiste en "stimulations de la volonté et non en aides actives" et que la grâce "n’est pas une transformation de l’homme mais une éducation de l’homme", il s’exclame avec admiration: "Telle est la grande conception pélagienne". C’est-là le point crucial du livre et de la pensée de Jonas». Nello Cipriani fait le compte-rendu du texte inédit de Hans Jonas Problemi di libertà


par Nello Cipriani


Hans Jonas, <I>Problemi di libertà</I>, éd. Emidio Spinelli, Nino Aragno éditeur, Turin 2010, 466 p., 35,00 euros

Hans Jonas, Problemi di libertà, éd. Emidio Spinelli, Nino Aragno éditeur, Turin 2010, 466 p., 35,00 euros

Au début de l’année, la maison d’édition Aragno a publié un texte inédit du philosophe d’origine juive, Hans Jonas (1903-1993), traduit en italien par Angela Michelis et accompagné, en appendice, du texte original en anglais (éd. Emidio Spinelli). L’œuvre intitulée Problemi di libertà est un recueil des leçons tenues par Jonas à la “New School for Social Research” de New York, au printemps 1970. Dans ces leçons, le philosophe analyse avec acuité la façon dont l’idée de liberté s’est développée d’abord dans la philosophie grecque, surtout aristotélicienne et stoïcienne, et ensuite dans le christianisme, en passant par le judaïsme. Les six premières leçons sont consacrées à approfondir et illustrer l’idée de liberté des philosophes grecs, la septième souligne les nouveautés introduites par le judaïsme, les sept autres leçons analysent la pensée de saint Paul dans le septième chapitre de l’Épître aux Romains, mais surtout celle de saint Augustin.
Les pages dans lesquelles Jonas approfondit, à partir de la doctrine de la création, la différence entre «la conception judéo-chrétienne de l’homme et la conception grecque classique dont les stoïciens étaient les représentants» sont particulièrement intéressantes. Dans la philosophie stoïcienne qui voit le monde dominé par le fatalisme, «le problème de la liberté se présente comme le problème d’atteindre le maximum d’indépendance intérieure, indépendance qui s’accompagne d’une sorte de refus de l’importance de l’ engagement extérieur de l’homme (p. 92). Le monde est vu comme un être vivant qui se suffit absolument à lui-même et qui est capable, à travers le logos immanent, de résoudre toutes les oppositions que produit en lui l’incessant devenir des choses. L’homme est comme un compendium du monde dans lequel il vit: il est lui aussi en mesure, à travers la raison, de dominer toutes les impulsions qui menacent de l’extérieur sa tranquillité intérieure. Pour les stoïciens, donc, «la vraie liberté de l’homme consiste dans ce qu’ils appellent mon pouvoir total d’acquiescer ou de m’opposer à tout ce qui se présente» ( ibid.). Il ne dépend que de moi de «dire oui ou non, d’accepter ou de refuser» et ce pouvoir «est obtenu à travers un processus d’auto-éducation intérieure et d’auto-discipline» (ibid.). En conclusion, selon Jonas, la moralité des stoïciens «est une moralité très courageuse qui affirme la liberté humaine face au Fatum et contracte la dimension de l’importance dans l’ego rationnel de l’homme» (p. 93).
Avec la foi dans la création qu’enseigne la Bible juive, le monde et l’homme perdent leur autonomie et leur autosuffisance: toutes les créatures doivent leur existence à Dieu créateur. L’homme, cependant, selon la Genèse, est créé à l’image de Dieu et, en tant que tel, il a reçu la capacité de gouverner les autres créatures et de discerner le bien du mal. Le fait donc d’être créé à l’image de Dieu, observe Jonas, «signifie que l’homme peut devenir un certain type d’homme, peut se transformer, à condition qu’il fasse un usage approprié de ce pouvoir, étant donné que la faculté de discriminer le bien et le mal n’est pas seulement le pouvoir intellectuel de reconnaître le bien et le mal mais un pouvoir de choix, une capacité de choix» (p. 113). «Ainsi, la liberté de la volonté morale de l’homme représente la thèse essentielle pour la possibilité de l’homme de se conformer à son original divin» (p. 114). Dans le judaïsme, donc, «l’homme est un être extrêmement problématique» ( ibid.): il a la capacité d’ être fils de Dieu mais aussi d’être l’opposé. Le fait qu’il ait été créé à l’image de Dieu comporte pour lui le devoir d’être saint comme Dieu est saint. C’est précisément dans ce but que fut donnée au peuple hébreu la loi, qui fut «imposée à l’homme comme un obligation et un poids, mais en même temps comme une grande concession à sa stature limitée» (p. 116). Mais surgit avec la loi un autre grand problème pour le croyant: «Comment puis-je affronter l’examen de Dieu aux yeux duquel rien n’est caché? C’est ici que prend naissance une conception qui aura des conséquences effrayantes dans l’histoire de l’auto-compréhension humaine, à savoir qu’il y a un Être pour lequel rien n’est caché, si bien que ce que je peux avoir plaisir à penser de moi ou ce dont je peux me féliciter peut ne pas être vrai aux yeux de cet Être qui voit tout et n’est corrompu ni trompé par rien […]. Ce sont les prophètes juifs qui découvrirent les premiers que le côté objectif de la loi n’est pas le seul et qu’il peut s’accompagner de négligence à l’égard de Dieu ou d’un esprit éloigné de la vraie volonté de Dieu […]. C’est à ce moment que le problème chrétien du soi de l’homme et de la liberté humaine parvint à être formulé, d’abord par Paul et plus tard par Augustin» (p. 117-118).
Selon Jonas, l’apôtre Paul aurait diminué la valeur salvatrice de la loi pour exalter la croix du Christ. Il aurait, dans ce but, mis l’accent sur l’orgueil congénital de l’homme qui fait que celui qui cherche à être juste devant Dieu s’arroge le mérite de sa justice et s’auto-félicite. Cet orgueil inné, ensuite, serait dû à la corruption de notre nature, conséquence du péché du premier homme, Adam. «Ainsi», observe encore Jonas, «le problème chrétien de la liberté repose sur cette doctrine de base non empirique, non philosophique, invérifiable, atroce en un certain sens mais grandiose dans un autre, de l’impossibilité d’aider la nature humaine face au Commandement moral» (p. 120). Si nous étions capables d’accomplir la loi, non seulement dans la lettre mais aussi dans l’esprit, nous pourrions trouver seuls notre salut, mais le Christ serait ainsi mort en vain. «Dans le credo juif», poursuit-il, «la loi, malgré tous les pièges qu’elle peut contenir, offre à l’homme les moyens de satisfaire ce que Dieu lui demande, une demande qui n’est pas au-delà des ses capacités. C’est le christianisme qui ouvre l’abîme. Chaque homme, d’une façon ou d’une autre, porte en soi un abîme, celui du péché originel qui, de toute façon, corrompt tout ce que nous cherchons à faire par nos seules forces […]. Ce n’est qu’à travers la grâce qu’une amnistie est possible» (p. 120-121). Jonas reconnaît que certains rabbins ont spéculé sur la “chute” d’Adam et il admet que «nous ne sommes sûrement plus au paradis, que l’humanité peine et souffre, et que tout cela est la conséquence de la “chute”». Cependant «cette conséquence ne fut jamais entendue dans un sens extrême, dans le sens que nous avons perdu notre capacité morale avec la “chute” d’Adam. La façon d’être humaine reste essentiellement ce qu’elle était avant et, bien qu’il ne soit plus innocent, l’homme a conservé le pouvoir du libre choix» (p. 121).
Avec Paul, cette certitude disparaît et commence avec lui un développement qui se termine avec saint Augustin. C’est-là que se situe le point de rupture du christianisme paulinien et augustinien avec le stoïcisme et le judaïsme: la négation du pouvoir du libre choix. Jonas reproche en diverses occasion à l’évêque d’Hippone d’avoir forcé la pensée de Paul en lui faisant dire ce qu’il ne dit pas. Dans la polémique anti-pélagienne, il aurait en raison de son expérience manichéenne précédente, accentué le pessimisme paulinien et l’aurait poussé jusqu’à ses extrêmes limites. Mais la thèse avancée par Jonas à plusieurs reprises, c’est que ce type de christianisme a rencontré des résistances à l’intérieur même de l’Église et qu’il était inconnu à Jésus-Christ: «Les sermons et les fameuses paroles du Seigneur ne sont pas en elles-mêmes la doctrine de l’Église. La doctrine de l’Église est une doctrine qui regarde le rôle de ce Jésus conçu comme le Christ venu pour le salut de l’homme» (p. 130-131).

Le roi David et la Présentation de Jésus au Temple, portail central de la cathédrale de Fidenza (Parme) [© Foto Scala, Firenze]

Le roi David et la Présentation de Jésus au Temple, portail central de la cathédrale de Fidenza (Parme) [© Foto Scala, Firenze]

Que dire de tout cela? Ce qu’il faut tout d’abord noter, c’est que la lecture que Jonas a faite d’Augustin est inexacte sur de nombreux points. Augustin, selon lui, dans un premier temps, dans sa période anti-manichéenne, aurait reconnu à l’homme sous la loi, c’est-à-dire au juif, une volonté bonne, comprise comme amour de la justice; mais ensuite, sous la pression des pélagiens, il la lui aurait déniée et l’aurait attribuée à la grâce. S’expliquerait ainsi le changement qui lui fait voir dans les paroles de saint Paul: «La loi est spirituelle tandis que je suis charnel» (Rm 7, 14) non plus seulement l’homme sous la loi, le juif, mais aussi l’homme sous la grâce, le chrétien et l’apôtre lui-même. Eh bien, comme je le disais, il y a beaucoup d’inexactitudes dans ces affirmations.
Il faut en premier lieu préciser que l’homme sous la loi que prend en considération Augustin n’est pas vraiment le juif opposé au chrétien, qui serait l’homme sous la grâce. Pour lui est sous la loi tout homme charnel et le chrétien, même si le don du Saint Esprit l’a rendu spirituel dans le baptême, reste «sous la loi si, non encore libéré et détaché de la volonté de pécher, il s’abstient de l’œuvre du péché par peur du châtiment dont le menace la loi et non par amour de la justice ( De natura et gratia contra Pelagium 57, 67). On trouve une confirmation de cette façon de penser dans l’exhortation, adressée aux moines de son monastère, à observer la règle «non comme des esclaves sous la loi mais comme des hommes libres sous la grâce» (Regula ad servos Dei 8, 48). Les chrétiens peuvent donc être eux aussi sous la loi, même s’ils sont appelés à passer sous le régime de la grâce, c’est-à-dire à croître dans l’amour et dans la liberté intérieure avec l’aide de la grâce de Dieu et l’engagement personnel. D’autre part, Augustin a toujours pensé qu’il y avait aussi dans l’ancien Israël des hommes spirituels comme «les patriarches, les prophètes et tous les Israélites grâce auxquels l’Esprit saint nous a fourni l’aide et le réconfort des Écritures» ( De doctrina christiana III, 9, 13). On ne peut donc identifier l’homme sous la loi avec le juif et l’homme sous la grâce avec le chrétien».
En second lieu, la volonté bonne que, dans la période du presbytérat, Augustin reconnaissait à l’homme sous la loi, c’est-à-dire à l’homme charnel, ne consiste pas dans l’amour de Dieu et de la justice, comme Jonas cherche à plusieurs reprises à le montrer, en forçant la pensée de l’auteur chrétien (cf. p 171-173 et p. 182); elle consiste seulement dans la volonté d’éviter le péché ou d’observer la loi par crainte des châtiments, crainte qui ne supprime pas la volonté de pécher. C’est ce que montre clairement le fait que, déjà dans sa période anti-manichéenne, c’est-à-dire avant d’être évêque, Augustin attribuait l’amour de Dieu et de la justice à la grâce. C’est ce qu’il écrivait dans le commentaire à Rm 5, 3: l’Apôtre «dit que cette charité [l’amour de Dieu], nous l’avons grâce à un don de l’Esprit et montre que tous ces biens que nous pourrions nous attribuer à nous-mêmes, nous devons les attribuer à Dieu, qui, à travers l’Esprit saint, a daigné dispenser la grâce» (Expositio quarumdam propositionum ex Epistola ad Romanos 20). Dans les révisions de ses œuvres, il fait noter la chose suivante: «Même dans les livres Sur le libre arbitre, qui n’ont pas été écrits contre les pélagiens, qui n’existaient pas encore, mais contre les manichéens, je n’avais pas passé totalement sous silence la grâce de Dieu que les pélagiens tentent de supprimer avec une impiété exécrable» (Retractationes I, 9, 4).
En troisième lieu, contrairement à ce que soutient Jonas, le changement d’idée d’Augustin au sujet de l’origine de la volonté bonne qu’il ne situe plus comme précédemment dans la crainte des châtiments, ne se produisit pas dans la polémique avec Pélage ni sous sa pression, mais bien des années auparavant. Déjà au début de son épiscopat (396-397), en effet, répondant à certaines questions posées par Simplicianus, le maître d’Ambroise et son successeur sur la chaire de Milan, il dit, après avoir rapporté les paroles de saint Paul: «Travaillez avec crainte et tremblement à accomplir votre salut: aussi bien, Dieu est là qui opère en vous à la fois le vouloir et l’opération même, au profit de ses bienveillants desseins» ( Ph 2, 12-13), Augustin commente: «Il montre ici clairement que la bonne volonté est elle aussi suscitée en nous par Dieu», et peu après il ajoute: «Si, en effet, nous demandons si la bonne volonté est un don de Dieu, il serait étrange que quelqu’un osât le nier» (De diversis quaestionibus ad Simplicianum I, 2, 12). En réalité, bien avant l’arrivée de Pélage, Augustin s’était convaincu que la bonne volonté est à la fois œuvre de Dieu et œuvre de l’homme, parce que «d’une façon Dieu concède le vouloir et d’une autre ce que nous avons demandé. Il a voulu en effet que le vouloir fût son œuvre et la nôtre; la sienne, en appelant; la nôtre en suivant l’appel» (ibid. I, 2, 10).
Pour finir, il est vrai que c’est seulement durant la polémique avec les pélagiens qu’Augustin admit que, dans le “moi” de Rm 7, 14, on peut voir aussi l’homme sous la grâce et donc saint Paul lui-même, mais, comme il le déclare lui-même, il accomplit ce pas, non parce qu’il y était contraint par les arguments pélagiens, mais parce qu’il se rendit compte que d’autres auteurs renommés qui avaient exposé les Écritures, en particulier Cyprien et Ambroise, avaient proposé cette exégèse (Retractationes I, 23, 1). D’autre part, je le répète, le changement ne consistait pas à enlever à l’homme sous la loi la bonne volonté qu’il avait déjà revendiquée depuis longtemps pour la grâce de Dieu. Il se rendit simplement compte que tous les hommes, même les plus spirituels, comme l’était certainement saint Paul, ne sont pas encore arrivés à la paix parfaite et sont nécessairement sujets à la tentation tant qu’ils vivent dans leur corps mortel. L’Apôtre en témoigne lorsqu’il écrit qu’il n’est pas encore arrivé à la perfection et qu’il va droit de l’avant, tendu de tout son être ( Ph 3, 12-13) et surtout quand il fait cette confession: «Pour que l’excellence même de ces révélations ne m’enorgueillisse pas, il m’a été mis une écharde en la chair, un envoyé de Satan chargé de me souffleter, pour que je ne m’enorgueillisse pas! À ce sujet, par trois fois, j’ai prié le Seigneur qu’il l’éloigne de moi. Mais il m’a déclaré: “Ma grâce te suffit: car ma puissance se déploie dans la faiblesse” ( 2Co 12, 7-9)».

«Augustin a toujours pensé qu’il y avait aussi dans l’ancien Israël des hommes spirituels comme les “patriarches, les prophètes et tous les Israélites grâce auxquels l’Esprit saint nous a fourni l’aide et le réconfort des Écritures” (De doctrina christiana III, 9, 13). On ne peut donc identifier l’homme sous la loi avec le juif et l’homme sous la grâce avec le chrétien»
Comme on peut le constater, la reconstitution de la pensée augustinienne faite par Jonas laisse beaucoup à désirer. Il y a un certain nombre d’imprécisions, et de plus sur des points qui ne sont pas secondaires. De toute façon, ses leçons suscitent quelques questions auxquelles il est bon d’apporter une réponse. En premier lieu: pourquoi saint Augustin en est-il venu à soutenir la thèse que les premiers pas dans la foi (l’initium fidei) et la bonne volonté sont eux aussi l’œuvre non seulement de l’homme mais également de la miséricorde de Dieu, alors que précédemment, suivant d’autres auteurs ecclésiastiques, il les avait attribués seulement à la volonté de l’homme? Jonas, comme je l’ai dit, répète plusieurs fois que le changement accompli par l’évêque d’Hippone est dû à la pression pélagienne (p. 180), il parle même d’“un piège pélagien” dans lequel serait tombé Augustin (p. 182). Mais nous avons vu que le changement avait eu lieu bien avant que Pélage n’apparût sur la scène. En réalité, Augustin indique lui-même dans sa réponse à Simplicianus la raison de ce changement. Il écrit en effet dans l’exégèse de l’Épître aux Romains: «On ne garde l’intention de l’Apôtre et de tous les justifiés à travers lesquels la signification de la grâce nous a été montrée, que parce que: “celui qui se glorifie, qu’il se glorifie dans le Seigneur” ( 1Co 1, 31)» (De diversis quaestionibus ad Simplicianum I, 2, 21). Commentant ces paroles de l’Apôtre, explique Augustin dans l’une de ses dernières œuvres, saint Cyprien, évêque de Carthage et martyr, les comprit dans le sens que «nous ne devons nous glorifier de rien parce que rien ne nous appartient» (De dono perseverentiae 14, 36). Ce fut donc surtout cette exégèse que fit Cyprien des paroles de saint Paul qui éclaira Augustin et qui le poussa à nier l’autonomie de la volonté humaine dans le bien. Il comprit que tous les biens que l’homme possède et tout le bien que l’homme accomplit viennent de Dieu, même si c’est de manière différente. Alors que Pélage exhortait la jeune et noble Démétriade à se sentir fière de ses vertus parce que ce sont des biens qui n’appartiennent qu’à l’homme, Augustin répétait avec saint Paul: «Celui qui se glorifie, qu’il se glorifie dans le Seigneur» ( 1Co 1, 31). L’homme ne peut se glorifier de rien, il ne peut se prévaloir d’aucun mérite devant Dieu; il doit toujours être reconnaissant à Dieu, «donateur de tout bien» (Regula ad servos Dei 8, 49). Cela ne veut pas dire que l’homme ne fait rien: sans sa volonté il ne peut croire, il ne peut aimer ni, moins encore, accomplir aucune œuvre bonne. Mais la volonté humaine ne se dirige pas vers le bien si elle n’«est [pas] préparée par le Seigneur» (Prov. 8, 35, selon la Septante).
Jonas reconnaît que la question traitée par Augustin appartient à la foi et non à la philosophie. Il va même un peut trop loin dans cette direction lorsqu’il affirme catégoriquement que «l’attitude du philosophe doit être de ne pas croire» (p. 198). Or, on ne voit pas pourquoi le philosophe ne devrait pas croire, comme si la foi n’avait pas ses raisons. Le philosophe peut lui aussi croire raisonnablement et chercher à comprendre par la raison le contenu de la foi. C’était là précisément le principe de la réflexion augustinienne: crois pour comprendre ( crede ut intellegas). Je suis cependant d’accord avec Jonas lorsqu’il ajoute que l’«on ne peut donner […] une signification phénoménologique à cette affirmation: “Mon état présent est caractérisé par l’amour de Dieu versé dans mon cœur par l’Esprit saint”» (ibid.) Cependant, précisément parce que nous nous trouvons face à des problèmes de foi, il aurait dû, selon moi, creuser plus profondément la pensée d’Augustin sur la base de l’enseignement biblique et de la tradition chrétienne. Il est plutôt évident, en revanche, que Jonas a de la sympathie pour la conception de Pélage, parce qu’il sent celui-ci plus proche du stoïcisme et d’une certaine forme de judaïsme. En effet, après avoir dit que, pour Pélage, la grâce du Christ consiste en des «stimulations de la volonté et non en aides actives» et que la grâce “n’est pas une transformation de l’homme mais une éducation de l’homme” (p. 204), il s’exclame avec admiration: « Telle est la grande conception pélagienne» (ibid.).
«Pélage non seulement négligeait un aspect essentiel du christianisme mais il ne reconnaissait pas non plus certains éléments essentiels de l’expérience religieuse de l’ancien Israël, car déjà, dans les livres de l’Ancien Testament, Dieu est vu non seulement comme l’éducateur de son peuple mais aussi comme celui qui aide, renouvelle et transforme le cœur des hommes»
C’est-là le point crucial du livre et de la pensée de Jonas. Celui-ci admet sans difficulté que Dieu peut aider l’homme par un enseignement moral et par le pardon des péchés, mai, avec les pélagiens, il s’oppose avec force à l’idée que Dieu puisse agir sur la volonté pour la transformer (cf. p. 176). «Pour Augustin», écrit-il, «l’amour divin devient une espèce de pouvoir magique dans l’homme même […]. L’amour divin est un pouvoir transfigurant ou transformant sans lequel l’homme serait encore perdu malgré la révélation des Évangiles et l’appel à la foi» (p. 195-196). Ce que Jonas n’a manifestement pas compris, comme ne l’avaient pas compris Pélage et ses disciples, c’est que l’expérience chrétienne ne réside pas dans l’observance, aussi radicale soit-elle, d’une morale imposée de l’extérieur et, en tout cas, observée sous la menace d’un châtiment ou devant la promesse d’une récompense. L’expérience chrétienne consiste dans une rencontre personnelle avec Dieu, dans un rapport filial avec lui, qui fait que le croyant fait tout pour sa gloire. Pélage admettait, outre les dons faits par Dieu à la nature humaine ( gratia creationis) et le don de la loi mosaïque, une grâce du Christ consistant dans l’enseignement et dans l’exemple de la parfaite justice, c’est-à-dire dans l’amour des ennemis. Augustin reconnaît lui aussi ces formes de grâce mais il ne les juge pas suffisantes. Jésus-Christ, pour lui, n’est pas seulement le plus grand maître et le plus parfait modèle de justice: il est l’ami et le frère qui a donné sa vie pour nous et qui nous appelle à vivre avec lui, pour lui et en lui, pour la gloire du Père. Croire dans le Christ, disait-il, c’est l’aimer, s’unir à lui et se faire membre de son corps, qui est l’Église (cf. Sermones 144, 2, 2). Pour vivre une expérience si élevée et enveloppante, l’obéissance et l’imitation ne suffisent pas; il faut aussi la communion personnelle qui naît et est nourrie par l’amour, don du Christ lui-même. En d’autres termes, dans le Christ se révèle le dessein du Père de réunir les hommes en lui à travers le don de son Esprit qui diffuse dans les cœurs son amour (cf. De Spiritu et littera 29, 50). On ne peut comprendre la doctrine augustinienne de la grâce si l’on ne la considère pas à la lumière de cette révélation, totalement négligée par Pélage.
Jonas admet qu’«Augustin ne se trompait pas quand il sentait que [dans la position de Pélage] il y a quelque chose qui n’est pas […] totalement chrétien» (p. 181). Mais, selon moi, il aurait pu et dû dire quelque chose de plus. Pélage non seulement négligeait un aspect essentiel du christianisme mais il ne reconnaissait pas non plus certains éléments essentiels de l’expérience religieuse de l’ancien Israël, car déjà, dans les livres de l’Ancien Testament, Dieu est vu non seulement comme l’éducateur de son peuple mais aussi comme celui qui aide, renouvelle et transforme le cœur des hommes. Il suffit de rappeler la prière du psalmiste: «O Dieu, crée pour moi un cœur pur, restaure en ma poitrine un esprit ferme» ( Ps 51, 12), ou cette autre: «Fixe mes pas selon ta promesse, que ne triomphe de moi le mal» (Ps 118, 133). Ici et dans d’autres textes semblables, le psalmiste ne demande pas à être renseigné sur la voie à suivre, mais il demande à Dieu de renouveler son cœur pour l’empêcher de céder au mal. Augustin se réfère souvent à la prière des psaumes pour soutenir la nécessité de la grâce, mais il n’est pas le seul car s’y réfère aussi le pape Innocent pour dénoncer l’erreur des pélagiens. Ce pape écrit en effet dans une lettre aux évêques africains: «Eh bien, les hérétiques qui affirment l’inutilité de la grâce doivent nécessairement blâmer les prières du psalmiste. David devrait en effet être accusé de ne pas savoir comment il faut prier et même de ne pas connaître sa nature vu que, même si l’on admet qu’il savait que la nature a en elle la capacité de faire le bien, comment se fait-il qu’il se prosterne devant Dieu en prière et qu’il le conjure non seulement de l’aider mais de l’aider continuellement, qu’il lui demande de ne pas détourner de lui son regard et que dans tout le psautier il exalte et invoque l’aide de Dieu?» ( Epistolae 181, 6, dans le recueil de lettres d’Augustin).
Aux prières du psautier s’ajoutent les prophéties des anciens prophètes. Dans le livre de Jérémie résonne l’annonce d’une alliance nouvelle, en vertu de laquelle Dieu mettra ses lois dans les cœurs et les écrira dans l’esprit des hommes (cf. Jr 36, 32). Le prophète Ezéchiel est encore plus précis: dans les temps messianiques, Dieu donnera aux Israélites un cœur nouveau, leur ôtera leur cœur de pierre et leur donnera un cœur de chair, parce qu’il mettra en eux son esprit, de sorte qu’ils vivent selon ses coutumes et qu’ils observent et mettent en pratique ses lois (cf. Ez 36, 26-27). Eh bien, ce sont précisément ces textes prophétiques qui confirment Augustin dans sa doctrine. Il écrit dans le De Spiritu et littera: «Que sont donc les lois de Dieu, écrites par Dieu lui-même dans les cœurs, si ce n’est la présence même de l’Esprit saint, qui est le doigt de Dieu? Par le fait même de sa présence en nous, il répand la charité dans nos cœurs et cette charité n’est autre chose que la plénitude de la loi et la fin du précepte» (De Spiritu et littera 21, 36). Mettant en évidence les différences entre l’Ancien et le Nouveau Testament, il dit: «La loi là [dans l’Ancien Testament] était gravée sur les tables de pierre, ici [dans le Nouveau Testament], elle est écrite dans les cœurs; de cette manière ce qui les effrayait au dehors produit maintenant la joie intérieure; ce qui rendait l’homme prévaricateur par la lettre qui tue, maintenant engendre l’amour par l’Esprit vivifiant» ( ibid. 25, 42).
Il est vraiment dommage que Jonas ait accordé si peu d’importance aux livres de l’ancien Israël, qu’il n’en ait retenu que quelques aspects et en ait négligé d’autres. La spiritualité des prophètes et des psaumes est beaucoup plus riche que le judaïsme réduit à une sorte de stoïcisme revisité, et une telle réduction n’aide pas à voir les éléments de continuité qui existent entre l’Ancien et le Nouveau Testament, éléments qu’Augustin a soigneusement soulignés.
Le roi David et un autre prophète, statues de Benedetto Antelami, baptistère de Parme

Le roi David et un autre prophète, statues de Benedetto Antelami, baptistère de Parme

Encore plus malheureuse est la tentative de Jonas d’opposer l’enseignement de l’Église et celui du Christ ou de voir dans le christianisme un courant paulinien et augustinien opposé aux Évangiles ou à d’autres écrits du Nouveau Testament. Jonas fait remonter à l’influence manichéenne le fait qu’Augustin présente le Christ comme un médecin et la grâce comme un remède qui guérit (cf. p. 142-143). Mais dans l’Évangile de Matthieu, c’est Jésus lui-même qui dit: «Ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin de médecin, mais les malades; je ne suis pas venu appeler les justes mais les pécheurs» ( Mt 9, 12-13). Dans la réflexion augustinienne sur la grâce, une grande importance est accordée aux demandes contenues dans la prière du Seigneur que rapportent les Évangiles synoptiques: «ne nous soumets pas à la tentation mais délivre-nous du mal». Pélage, fait remarquer Augustin, «fait reposer la miséricorde et le secours médicinal du Sauveur uniquement dans le fait que Dieu nous pardonne les péchés que nous avons commis dans le passé et non dans le fait qu’il nous aide à les éviter dans l’avenir. En cela il se trompe et cause un grave dommage: bien qu’il ne s’en aperçoive pas, en soutenant qu’il est absolument en notre pouvoir d’empêcher que nous n’entrions en tentation, il nous détourne du souci de veiller et de prier pour que cela ne se produise pas» ( De natura et gratia contra Pelagium 34, 39). On lit dans l’Évangile de Jean des affirmations encore plus fortes sur l’action de Dieu dans l’homme. Chez Jean, Jésus dit: «Nul ne peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne l’attire» (Jn 6, 44), paroles qui suscitent cette exclamation d’Augustin: «Admirable exaltation de la grâce!» (In Evangelium Ioannis XXVI, 2). Dans le même Évangile, Jésus dit encore: «Je suis le cep; vous êtes les sarments. Qui demeure en moi, comme moi en lui, porte beaucoup de fruit; car hors de moi vous ne pouvez rien faire» (Jn 15, 5).