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NOVA ET VETERA
Tiré du n° 12 - 2010

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On ne naît pas enfant de Dieu. On le devient


L’article que nous republions peut être résumé dans les deux premières réponses du Grand Catéchisme de saint Pie X: «Êtes-vous chrétien? Oui, je suis chrétien par la grâce de Dieu. Pourquoi dites-vous: par la grâce de Dieu? Je dis: par la grâce de Dieu, parce qu’être chrétien est un don tout gratuit de Dieu, que nous n’avons pas pu mériter»


par Ignace de la Potterie, s.j.


La fresque de Masaccio <I>Le baptême des néophites</I>, dans la Chapelle Brancacci de l’église Santa Maria del Carmine à Florence

La fresque de Masaccio Le baptême des néophites, dans la Chapelle Brancacci de l’église Santa Maria del Carmine à Florence

L’Église a célébré depuis peu avec la sainte fête de Noël la naissance dans le temps de l’éternel Fils unique de Dieu. Une théologie de plus en plus répandue voudrait que chaque homme reçoive automatiquement, du fait de l’incarnation du Fils, l’attribution immédiate d’enfant de Dieu. En ce sens que chaque homme, qu’il le sache ou non, qu’il l’accepte ou non, vit déjà radicalement dans le Christ. Selon cette théologie, le Christ, avant même d’être le chef de l’Église, est le chef de tout ce qui est créé. Chaque homme lui appartient avant même d’être touché et transformé par son Esprit.
A l’appui de cette conception, on invoque cette déclaration de saint Thomas, «si, donc, nous considérons en général toutes les époques du monde, le Christ est la tête de tous les hommes, mais à des degrés divers» (Summa theologica III, 8, 3), déclaration qui a été reprise par la constitution pastorale Gaudium et spes du dernier Concile en ces termes: «Car, par son Incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni lui-même à tout homme» (n° 22). Mais si l’on supprimait de la phrase de la Summa theologica et de celle de la constitution Gaudium et spes les expressions «à des degrés divers» et «en quelque sorte», on ne respecterait pas toutes les données de la foi catholique. Et en effet, le même Concile, dans la constitution dogmatique Lumen gentium (n° 13), suivant fidèlement la Tradition chrétienne, distingue clairement entre l’appel de tous les hommes au salut et l’appartenance en acte des croyants à la communion de Jésus Christ. Selon la méthode propre à toute la révélation biblique.
Si, par l’incarnation du Verbe, la qualité d’enfant de Dieu était attribuée immédiatement à chaque homme, le mystère du choix ou de l’élection et donc la foi, le baptême et l’Église n’auraient plus aucun rôle constitutif dans le salut: la mission de l’Église dans le monde se réduirait à faire prendre conscience à tous les hommes que ce salut est déjà présent, profondément inscrit en chacun d’eux. En somme, en vertu de l’Incarnation du Verbe, chaque homme acquerrait automatiquement, indépendamment de la conscience qu’il pourrait en avoir, “l’existence dans le Christ”. Et il bénéficierait ainsi, en vertu de sa transcendance comme personne humaine, des effets salvateurs de la rédemption opérée par Jésus-Christ. Il serait un “chrétien anonyme”.
Erik Peterson, le célèbre exégète allemand qui s’est converti du luthéranisme au catholicisme, expliquait déjà dans son ouvrage de 1933 Die Kirche aus Juden und Heiden (Le mystère des juifs et des gentils dans l’Église), en commentant les chapitres 9 à 11 de la lettre de saint Paul aux Romains, que le christianisme ne peut être réduit à un ordre purement naturel, dans lequel les effets de la rédemption opérée par Jésus-Christ seraient transmis à chacun génétiquement, par voie héréditaire, du seul fait que l’homme partagerait avec le Verbe incarné la nature humaine. Être enfant de Dieu n’est pas le résultat automatique et assuré de l’appartenance au genre humain. La qualité d’enfant de Dieu est toujours un don gratuit de la grâce, elle ne peut faire abstraction de la grâce donnée gratuitement dans le baptême, reconnue et reçue dans la foi. Un passage de saint Léon le Grand qui appartient à la liturgie de l’Avent, éclaire avec précision le rapport entre l’Incarnation et le baptême: «Si celui qui seul est indemne de tout péché ne s’était pas uni à notre nature, la nature humaine tout entière serait restée prisonnière sous l’esclavage du démon et nous n’aurions pu profiter de la victoire remportée par le Christ, parce que cette victoire aurait été obtenue en dehors de notre nature. Le sacrement de notre régénération a brillé pour nous en vertu de cette participation étonnante à notre nature: si la conception et la naissance du Christ ont été opérées par l’Esprit, c’est en vertu du même Esprit que nous-mêmes, qui sommes nés de la concupiscence de la chair, pouvons renaître». Et saint Augustin dans le De Civitate Dei écrit: «C’est pourquoi la nature corrompue par le péché engendre les citoyens de la cité terrestre, tandis que la grâce qui libère la nature du péché engendre les citoyens de la cité céleste. Aussi les premiers sont-ils appelés vases de colère et les autres vases de miséricorde. On en a un exemple aussi dans les deux fils d’Abraham. L’un, Ismaël, naquit selon la chair de l’esclave Agar, l’autre, Isaac, naquit, selon la promesse, de Sarah qui était une femme libre. Tous les deux sont de la souche d’Abraham, mais le premier est né d’un rapport purement naturel tandis que le second est un don de la promesse qui est un signe de la grâce. Dans le premier cas se révèle un comportement humain, dans le second se révèle la grâce de Dieu».
Il suffit de revenir au Nouveau Testament et à la façon dont saint Jean, le disciple préféré, décrit la qualité d’enfant de Dieu pour montrer comment cette qualité n’est pas une possession immédiate et naturelle mais toujours un don gratuit que le Seigneur prodigue à qui il veut et que l’on reçoit dans la foi («Ce n’est pas vous qui m’avez choisi mais c’est moi qui vous ai choisis», Jn 15, 16).
Trois textes de Jean traitent plus particulièrement de cette qualité d’enfant de Dieu promise par Jésus dont le chrétien fait l’expérience: un verset du Prologue (Jn 1, 12) qui parle de notre pouvoir de devenir enfants de Dieu; la première partie du dialogue avec Nicodème (Jn 3, 1-8) qui décrit tout ce qu’accomplit en nous l’Esprit Saint pour réaliser notre génération et notre naissance comme enfants de Dieu; enfin deux passages de la première lettre (1Jn 3, 6-9; 5, 18-19) où est montré comment le chrétien, lorsqu’il vit sa qualité d’enfant de Dieu, reçoit des bienfaits spirituels et moraux dans sa vie concrète et devient ainsi “impeccable”. Pour le sujet qui nous occupe, ce sont surtout les deux premiers passages cités ci-dessus qui sont significatifs.
Dans le Prologue (Jn 1, 12-14), Jean écrit: «Mais à tous ceux qui l’ont reçu, il a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu, [c’est-à-dire] à ceux qui croient en son nom: [le nom de celui qui] a été engendré par Dieu. Oui, le Verbe s’est fait chair et il est venu habiter parmi nous, et nous avons contemplé sa gloire, la gloire du Fils unique venu d’auprès de Son Père plein de la grâce de la vérité.
Il est important de noter surtout dans ce passage du Prologue l’usage du mot devenir sur lequel les commentaires ne disent presque rien. Ce choix linguistique est justement significatif de ce que veut dire pour saint Jean être enfant de Dieu: on devient enfant de Dieu, on ne l’est pas ab initio en vertu de sa seule nature humaine. La qualité d’enfant de Dieu n’est pas un donné acquis a priori, une possession statique, implicite dans la naissance naturelle. On devient enfant de Dieu - comme Jésus le dit dans le dialogue avec Nicodème - quand on «naît d’en haut», quand on «naît de l’eau et de l’Esprit». Et cela se produit quand un événement, le baptême et la foi, nous introduisent dans une nouvelle dynamique de l’être, mettent un dynamisme nouveau dans notre existence. Ce trésor, reconnu et reçu dans la foi, fait de toute la vie un chemin, une progression, toujours précédés et accompagnés de ces faits de grâce opérés par le Seigneur qui viennent surprendre le coeur, nourrissant ainsi la foi. En somme, la qualité d’enfant de Dieu n’est pas une marque métaphysique inscrite dans le destin de chaque homme, qu’il le sache ou non, qu’il le veuille ou non. Elle est plutôt un don qui se reconnait et se reçoit dans la foi. Qui interpelle notre liberté, au point que Dieu luimême, d’après l’image merveilleuse de saint Bernard, a attendu avec inquiétude le oui de Marie.
L’autre mot-clef du passage du Prologue est celui de pouvoir qui indique lui aussi, non une possession, mais un dynamisme. On ne devient pas enfant de Dieu de façon automatique, par loi de nature, mais par la foi. Le pouvoir donné pour devenir enfant de Dieu, c’est la foi: non pas une foi vague et anonyme, pur souffle religieux commun, au moins dans certaines occasions de la vie, à tous les hommes, mais la foi de «qui croit dans Son nom». Une expression que nous trouvons à plusieurs reprises chez saint Jean: la vraie foi consiste à «croire dans le nom du Fils unique de Dieu» (Jn 3, 18). Il s’en suit que notre qualité d’enfant de Dieu ne peut qu’être une participation à la qualité d’enfant de Dieu de Celui qui s’est manifesté parmi nous comme «le Fils unique venu d’auprès de Son Père». Ce pouvoir de devenir enfant de Dieu, cette foi surgit, demeure et croît, comme il arrive à la foi des premiers disciples. Et c’est justement ce qui est arrivé aux premiers disciples qui reste, pour toujours, l’expérience paradigmatique de la façon dont on devient enfant de Dieu. Car cette même Présence qui a suscité la foi dans les premiers qu’Elle a choisis continue à œuvrer dans le présent, au point de laisser étonné et d’éveiller la foi aujourd’hui encore dans le coeur des hommes que le Père lui donne (cf. Jn 17, 2).
Le dialogue avec Nicodème constitue le passage le plus long et le plus explicite sur ce thème de la qualité d’enfant de Dieu. Parmi les différents aspects abordés ici, il faut souligner surtout l’insistance de saint Jean sur l’action de l’Esprit-Saint dans l’expérience que fait l’homme d’être enfant de Dieu. Jésus explique à Nicodème: «À moins de naître de l’eau et de l’Esprit, nul ne peut entrer au Royaume de Dieu» ( Jn 3, 5). Ainsi donc, la voie qui permet de devenir «enfants dans le Fils» n’est accessible qu’à celui qui naît de l’Esprit dans la foi et dans le baptême (que Jésus indique dans ce passage par le signe de l’eau). Même les théories qui réduisent la qualité d’enfant de Dieu à un automatisme, comme si c’était la marque d’une domination acquise que Dieu aurait gravée sur chaque homme, indiquent souvent l’Esprit Saint comme l’artisan de cette opération. Selon ces théories, les hommes auraient par nature le titre d’enfants de Dieu, en dehors de la foi, du baptême et du libre consentement personnel parce que, précisément, l’Esprit, dans sa liberté infinie attribue à chacun, qu’il le sache ou non, qu’il le veuille ou non, les bienfaits de la rédemption.
Or l’Évangile de saint Jean témoigne justement que l’Esprit Saint n’est pas une entité séparée et indépendante qui opérerait dans l’intime secret des consciences par une action parallèle à celle de Jésus-Christ, Fils de Dieu.
Toute la mission de l’Esprit Saint dans l’histoire du salut peut être exprimée par les paroles de saint Basile dans la liturgie du temps de Noël: «De même que le Père se rend visible dans le Fils, de même, le Fils se rend présent dans l’Esprit». Et Basile ajoute que c’est là la leçon de ce que Jésus a dit à la Samaritaine: «“Il faut adorer dans l’Esprit et dans la Vérité” ( Jn 4, 23), se définissant lui-même clairement comme “la Vérité”».
Il suffit de lire les promesses à propos du Paraclet que Jésus fait lui-même à ses disciples dans l’Évangile de Jean. L’Esprit «enseignera», en rappelant ce que Jésus a dit (Jn 14, 26); «il rendra témoignage» à Jésus (Jn 15, 26); «il ne parlera pas de lui-même, mais dira ce qu’il entend» (Jn 16, 13). L’Esprit Saint n’est donc pas une entité arbitraire; il est pourvu d’une intentionnalité claire bien que mystérieuse («L’Esprit souffle où il veut», Jn 3, 8), accomplit certaines œuvres qui sont toujours en relation avec la mission et l’enseignement de Jésus. Comme l’Esprit est «l’Esprit de la vérité» (Jn 15, 26; 16, 13), quelle autre vérité pourrait nous faire connaître l’Esprit sinon la vérité de celui qui a dit: «Je suis la vérité» (Jn 14, 6)? L’Esprit guide le chrétien vers Jésus-Christ, vers la vérité tout entière (Jn 16, 13); il l’aide à approfondir toujours plus le mystère de Jésus-Christ et à rester dans son souvenir. Il y a un passage de la constitution dogmatique Lumen gentium qui peut résumer tout ce que nous avons dit: «Le Christ élevé de terre a tiré à lui tous les hommes, ressuscité des morts, il a envoyé sur ses apôtres son Esprit de vie et par lui a constitué son Corps, qui est l’Église, comme le sacrement universel du salut; assis à la droite du Père, il exerce continuellement son action dans le monde pour conduire les hommes vers l’Église, se les unir par elle plus étroitement et leur faire part de sa vie glorieuse en leur donnant pour nourriture son propre Corps et son Sang» (n° 48).
Si l’on ne naît pas enfant de Dieu mais qu’on le devient, il va de soi qu’être enfant de Dieu n’est jamais un motif de présomption ou de condamnation des autres. Comme l’a rappelé Jean Paul II dans l’encyclique Redemptoris missio «la foi que nous avons reçue» est un «don d’En-Haut sans mérite de notre part».
L’expérience du fait d’être enfant de Dieu n’est remplie au contraire que de gratitude pour le don immérité, et d’espérance à l’égard de tous les hommes. Aussi ne s’agit-il pas de juger les mécréants, ceux qui sont loin ou même ceux qui peuvent sembler hostiles. Ne serait-ce que parce que chacun d’eux peut, quand il s’y attend le moins, rencontrer le fait chrétien. Comme l’écrivait Péguy en commentant un vers de Corneille: «Ce Dieu touche les cœurs lorsque moins on y pense. C’est la formule même de la morsure, c’est la formule de l’attaque, de l’atteinte, de la pénétration de la grâce. Mais elle implique si l’on veut que celui qui y pense, qui a l’habitude d’y penser, qui est recouvert de cet enduit de l’habitude est aussi celui qui donne le moins de prise et pour ainsi dire le moins de hasard de prise».
Cette gratitude ne juge personne, mais elle est magnanime et miséricordieuse, même devant l’erreur et le péché. Comme le fut François-Xavier, le disciple préféré qu’Ignace de Loyola avait envoyé évangéliser le lointain Orient. Face aux péchés, même les plus abjects, des païens, François-Xavier s’étonnait que sans la foi, les sacrements et la prière filiale, ils n’en fissent pas de plus graves. Il écrit ainsi dans une lettre envoyée à ses compagnons de Cochin, en 1552: «Je ne suis pas étonné des péchés qui existent parmi bonzes et bonzesses, aussi nombreux soient-ils. Ce qui m’étonne, au contraire, c’est qu’ils n’en fassent pas plus qu’ils n’en font».


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