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ORTHODOXES
Tiré du n° 01 - 2004

Primauté ou hégémonie? L’histoire d’une séparation


Neuf cent cinquante ans après le schisme entre les chrétiens d’Orient et d’Occident (1054) et huit cents ans après la quatrième croisade (1204): deux événements fatidiques que leur anniversaire pluricentenaire n’est pas seul à lier étroitement entre eux


par Lorenzo Cappelletti


Quand, le 7 décembre 1965, en conclusion du concile Vatican II, fut «effacée de la mémoire» par les Latins et les Grecs l’excommunication réciproque lancée en la lointaine année 1054, cette date, qui remontait à plus de neuf siècles, devint certainement plus populaire. Et certainement plus qu’elle ne l’était à l’époque des faits.
Saint Léon IX pape (1049-1054) et Michel Cérulaire, patriarche de Constantinople, miniature tirée d’un manuscrit grec du XVe siècle, Bibliothèque nationale, Palerme

Saint Léon IX pape (1049-1054) et Michel Cérulaire, patriarche de Constantinople, miniature tirée d’un manuscrit grec du XVe siècle, Bibliothèque nationale, Palerme

Si l’on se réfère aux sources, comme le veut une bonne méthode historique, ce qui frappe tout d’abord, c’est que le «schisme de 1054 est totalement ignoré de l’historiographie byzantine contemporaine», comme le note Georg Ostrogorsky – et après lui tous les historiens qui le citent – dans sa Storia dell’Impero bizantino (p. 293) qui fait encore autorité en Occident aussi. Cette date n’a constitué et ne constitue une coupure que pour l’historiographie d’une partie déterminée de la chrétienté. Ce n’est pas un hasard si elle a été choisie pour ouvrir le cinquième volume de l’une des entreprises historiographiques “franques” les plus ambitieuses de ces dernières années, l’Histoire du christianisme publiée chez Desclée (déjà traduite dans toutes les langues principales). Ce volume a significativement pour sujet l’Apogée de la papauté et l’expansion de la chrétienté (1054-1274), alors que cette date «ne marque pas une coupure dans l’histoire générale de l’Église de Byzancee».
C’est pourquoi il ne sera pas inutile d’examiner attentivement au sujet de la question qui nous intéresse non seulement les sources mais aussi leurs interprétations. Il n’a en effet jamais été aussi nécessaire que sur ce sujet de recourir, pour avoir une juste vue des choses, aux faits mais aussi à leurs interprètes. Car, dans cette histoire de séparation, «les faits peuvent être amplifiés dans un sens ou dans l’autre» avertit Giorgio Fedalto, l’un des historiens qui ont le plus d’expérience dans ce domaine (Le Chiese d’Oriente, vol. I, p. 112).

Les faits
Commençons par les faits. Les faits sans amplification. L’année 1054 est la dernière année du faible gouvernement de Constantin IX, l’époux de Zoé, la dernière représentante avec sa sœur Théodora, de la dynastie macédonienne. Avec cette dynastie (dont l’histoire a été racontée avec passion, en 1917, à la veille de la fin de tous les Empires, par Léon Bloy dans Constantinople et Byzance), l’Empire byzantin était arrivé à son apogée, mais, après la mort du grand Basile II († 1025), il se trouvait sur la voie du déclin. Il ne s’agit pas d’une donnée banale. Pas plus que n’est banal le fait que cette puissante dynastie ait entretenu des relations somme toute amicales avec Rome pendant plus d’un siècle et demi. «Ce ne fut pas, contrairement à ce que l’on a souvent pensé, le “césaro-papisme” byzantin qui provoqua la rupture. […] Ce fut la combinaison particulière d’un ensemble de facteurs, dans laquelle s’opposait à une papauté forte et étrangère à tout compromis un patriarcat également fort, fortement conscient de sa dignité et flanqué d’un Empire faible» (Ostrogorsky, Storia dell’Impero bizantino, pp. 305-306).
La reddition des comptes commence dans la périphérie de l’Empire byzantin, dans l’Italie méridionale, dont les patriarcats de Rome et de Constantinople se contestent depuis des siècles la juridiction. Il serait trop long de retracer l’histoire de cette rivalité. Il suffit de dire qu’à partir des premières années du XIe siècle «l’entrelacement de la politique pontificale et des intérêts des Normands et de l’empereur allemand dans l’Italie méridionale provoque dans cette région une situation nouvelle», écrit le grand byzantiniste Hans-Georg Beck dans la Storia della Chiesa dirigée par Hubert Jedin (vol. IV, p. 533). L’appui apporté par Rome non seulement aux Normands, qui s’étaient installés entre les Pouilles et la Campanie aux dépens des Byzantins, mais aussi à l’insurrection irrédentiste à Bari du grec latinisé Meles faisait grand bruit à Byzance. Et, comme par hasard, on commençait justement dans ces années-là, à Constantinople, à ne plus mentionner le pape régnant dans la liturgie. Et, inversement, ce n’est qu’à cette époque (1014) que le Filioque est introduit dans la liturgie romaine. Et pas avant, comme l’a montré avec une pertinence de philologue Vittorio Peri dans divers essais aujourd’hui réunis dans le second des deux volumes très soignés Da Oriente e da Occidente. Le Chiese cristiane dall’Impero romano all’Europa moderna, Editrice Antenore, Rome-Padoue 2002.
Malgré tout, au moment du schisme, les circonstances semblaient être favorables à une rencontre plus qu’à un conflit. En effet, vers la moitié du XIe siècle, était en vue une opération anti-normande, fruit d’une entente entre Byzantins, Allemands et Latins, à laquelle Argiro, né à Bari et fils du Meles dont on a parlé, avait prodigué ses soins. La papauté réformatrice entendait se débarrasser aussi du poids de la protection des Normands. Mais si l’entente avait été conclue sans ceux-ci, elle l’avait été aussi sans Michel Cérulaire, le patriarche de Constantinople, dont la personnalité «tempétueuse, pour ne pas dire révolutionnaire, représente une exception dans l’histoire des patriarches byzantins» (Storia della Chiesa, dir. Jedin, vol. IV, pp. 533-534). Pour empêcher cette entente, celui-ci entreprit une opération de rupture: il ferma les monastères et les églises latines à Constantinople et confia à la plume de Léon, un fonctionnaire du palais de Constantinople, élevé à la fonction d’archevêque bulgare d’Ochrid (contrairement à ses habitudes, l’Église byzantine faisait preuve à cette époque d’une tendance centralisatrice) la propagande anti-latine.
La basilique Sainte-Sophie, construite sous l’empereur Justinien (527-565), consacrée en 537, devenue mosquée avec l’occupation ottomane en 1453 et aujourd’hui transformée en musée, Istanbul, Turquie. Le 16 juillet 1054, le légat pontifical Umberto di Silvacandida déposa sur l’autel de Sainte-Sophie la bulle d’excommunication contre le patriarche byzantin Michel Cérulaire

La basilique Sainte-Sophie, construite sous l’empereur Justinien (527-565), consacrée en 537, devenue mosquée avec l’occupation ottomane en 1453 et aujourd’hui transformée en musée, Istanbul, Turquie. Le 16 juillet 1054, le légat pontifical Umberto di Silvacandida déposa sur l’autel de Sainte-Sophie la bulle d’excommunication contre le patriarche byzantin Michel Cérulaire

C’est Umberto di Silvacandida qui fut chargé à Rome de la réponse. Il reprocha dans celle-ci plus de quatre-vingt dix erreurs aux Grecs. Il était lui aussi révolutionnaire dans un palatium lateranense qui commençait à être transformé en curie (c’est-à-dire en cour) justement par Léon IX. Une curie dont ne faisaient pas partie formellement «les vrais grands réalisateurs de la réforme» (p. 12), comme Umberto, écrit Édith Pásztor qui a étudié cette question précise dans différents essais contenus dans Onus Apostolicae Sedis. Curia romana e cardinalato nei secoli XI-XV; leur participation «se situait désormais clairement au-dessus des structures du palatium» (ibid., pp. 12-13). Les charges traditionnelles étaient vidées de leur contenu. Umberto, qui venait du même milieu réformateur que Léon IX et qui avait été nommé par ce dernier au siège suburbicaire de Silvacandida, n’avait pas été inséré dans le cadre du palatium par une nomination au poste de bibliothécaire (c’est-à-dire Secrétaire d’État). «Malgré cela», écrit Édith Pásztor, «Léon IX lui confie un rôle de premier plan dans sa politique et dans la préparation de différents actes et lettres officielles. C’est la première fois qu’un évêque suburbicaire participe activement aux affaires de l’Église romane sans avoir la charge de bibliothécaire» (ibid., p. 11). Les formes ne sont jamais indifférentes.
C’est si vrai que le pape Léon IX, dans un rôle de général qui n’est pas le sien, équipe une armée et prend personnellement la tête de l’opération contre les Normands dans les Pouilles. Il est vaincu et fait prisonnier en juin 1053.
Mais cet affaiblissement de la papauté renforçait précisément les raisons qu’avaient les Byzantins et les Latins de s’entendre. Ainsi, en janvier 1054, les légats pontificaux sont envoyés sous la conduite d’Umberto di Silvacandida à Constantinople pour tenter de restaurer leur accord avec les Byzantins et ils sont accueillis avec honneur par l’empereur. Mais l’ambassade, négligeant le fait qu’une révolution est également en cours à Byzance, fait l’erreur de considérer l’empereur comme le principal interlocuteur. Le patriarche en prend ombrage. Umberto prend ombrage de l’ombrage du patriarche. Une véritable guerre verbale se déchaîne alors entre eux. Umberto fait traduire en grec la réponse polémique dont il a été question et se lance dans une déplorable dispute dans laquelle, alors qu’il se trouve chez les Grecs, il taxe d’hérétiques beaucoup de leurs usages, lesquels, pour différents qu’ils soient de ceux de la tradition latine, n’en sont pas moins légitimes. Le conflit se termine par la déposition sur l’autel de Sainte-Sophie, le 16 juillet 1054, de la bulle d’excommunication contre le patriarche Cérulaire et ses disciples. Celui ci, après avoir convoqué le Synode quelques jours plus tard, excommunie à son tour, par mesure de rétorsion, les Latins. Ainsi «la rencontre qui devait sceller un accord, devint la cause d’un désaccord plus grand» (Fedalto, Le Chiese d’Oriente, vol. I, p. 113).
La situation n’avait en fait rien de vraiment nouveau, les dissensions étaient seulement devenues plus vives, dissensions qui n’étaient pas causées, d’ailleurs, par deux hommes trop attachés à leur tradition respective, mais par deux révolutionnaires. Le jésuite Wilhelm de Vries, disparu en 1997, après avoir consacré sa très longue vie à maintenir vivant le dialogue avec l’Orient, pouvait dire, il y a quelques années, (et ce qu’il dit est hélas!, me semble-t-il, encore valide) qu’«à proprement parler, l’orthodoxie et le catholicisme sont plus éloignés l’un de l’autre qu’ils ne l’étaient alors, vers la moitié du XIe siècle» (Orthodoxie et catholicisme, p. 75 ).
Qu’est-ce donc qui a fait péricliter les choses?
Ce qui suit.

Les croisades
Les deux décennies qui suivent 1054 sont bien amères pour l’Empire byzantin. Ce n’est pas seulement l’histoire-bataille qui reconnaît dans la défaite de Mazinkert infligée aux Byzantins par les Turcs en 1071 et dans la perte de Bari, dernière fortification byzantine dans la péninsule italienne prise par les Normands la même année, les deux épisodes emblématiques, aux deux pôles opposés de son territoire, d’un recul général. En Orient, en effet, les Turcs font perdre définitivement à l’Empire l’Arménie, la Cappadoce, la Cilicie et l’Asie mineure. La reconquête de la Sicile par Roger le Normand et l’acquisition de l’indépendance du Montenegro et de la Croatie privent Byzance de ses dernières positions en Occident.
L’empereur byzantin Basile II représenté comme le seigneur des tribus bulgares vaincues, frontispice d’un psautier conservé à la bibliothèque Marciana de Venise

L’empereur byzantin Basile II représenté comme le seigneur des tribus bulgares vaincues, frontispice d’un psautier conservé à la bibliothèque Marciana de Venise

Bien que cette débâcle survienne, en Occident, sous la haute protection que Grégoire VII accorde aux mouvements nationalistes, appelons-les ainsi, c’est à lui que le nouvel empereur byzantin demande de l’aide pour l’Orient. Grégoire mentionne cet appel dans l’une de ses lettres de 1074: «Les chrétiens d’outre-mer», écrit-il, «qui sont anéantis par les païens dans des massacres inouis et tués quotidiennement comme des bêtes, au point que le peuple chrétien se trouve réduit à rien, poussés par des conditions de vie véritablement misérables, se sont humblement adressés à moi, m’implorant de secourir de quelque façon que ce soit ces personnes qui sont nos frères afin que ne disparaisse pas, que cela n’arrive jamais!, la religion chrétienne dans notre temps».
L’accueil de cet appel – au moins formellement, parce que Grégoire n’est pas en mesure de réaliser son projet – marque le véritable début, de ce mouvement armé qui s’opère non plus à l’instigation de l’empereur chrétien mais à celle du pape: l’imploration est adressée «ad me», écrit le Pape, pour que moi je secoure nos frères.
Par ailleurs Grégoire, dans la même lettre, se dit également poussé à cette entreprise par le fait que l’Église de Constantinople «concordiam apostolicae sedis exspectat». Un rêve semblait pouvoir se réaliser: la chrétienté se réunissait sous un unique chef qui était en même temps l’unique pasteur. Un rêve caressé depuis l’époque carolingienne, quand la dérive que les carolingiens avaient opérée avait éloigné les Latins des Grecs. En effet, si entre le VIIIe et le XIe siècle l’Occident s’était progressivement détaché – et pas seulement politiquement – de l’Orient chrétien, c’était justement à cause des Carolingiens, à cause de leur façon de s’accrocher au Filioque et à une doctrine des images différente de celle qu’avait établie le second Concile de Nicée. «On ne parle pas habituellement assez du schisme opéré par l’Église carolingienne avec l’Église de Rome et avec les patriarches de l’Église byzantine encore en communion avec cette dernière, qui a eu lieu entre le VIIIe et le XIe siècle», écrit sèchement Vittorio Peri (Da Oriente e da Occidente, p. 738). «Le début du schisme millénaire entre Occident et Orient naît historiquement dans ce schisme opéré par l’Église carolingienne avec l’Église grecque d’Orient sans aucune participation à l’époque de l’Église romaine» (ibid., p. 742).
Revenons à la fin du XIe siècle, quand, au-delà de tout schisme, le désir de venir en aide aux frères d’Orient et de libérer le Saint Sépulcre fut si puissant qu’en juillet 1099 Jérusalem fut délivrée.
Les manifestations d’enthousiasme et de religiosité de ces années ne peuvent pas «se comprendre sur la base des critères historiques postérieurs, ne serait-ce que de quelques siècles, à l’entreprise», avertit avec perspicacité Fedalto, parce que d’un côté, la libération du Saint Sépulcre avait été accompagnée de l’occupation de terres et de la formation de principautés (cf. Fedalto, La Chiesa latina in Oriente, vol. I, p. 82), de l’autre, la réforme grégorienne était en train de produire ses effets. «On peut déclarer sans crainte de se tromper», écrit Fedalto, «que la croisade n’aurait pas été possible sans toute cette préparation qui porte le nom de réforme grégorienne et qui trouva en Grégoire VII son représentant le plus éminent. Il est vrai que la réforme avait pour premier but une restauration spirituelle de l’Église, la correction qui devait s’en suivre des abus et le rétablissement de l’autorité pontificale et épiscopale; cependant le phénomène de centralisation pontificale que comportait celle-ci eut pour résultat que toutes les décisions, y compris celles relatives à l’ordre civil, eurent un impact beaucoup plus fort. Certainement, le Pape ne concevait pas l’Église comme une Église désincarnée, éloignée de la réalité temporelle; si on se sauve dans l’histoire, alors c’est l’histoire qui doit être sauvée et rachetée par le christianisme. Sans une intervention dans les affaires temporelles, on est à la merci des ennemis» (ibid., pp. 76-77).
L’empereur byzantin Constantin IX Monomaque, détail de la mosaïque, basilique Sainte-Sophie, Istanbul, Turquie

L’empereur byzantin Constantin IX Monomaque, détail de la mosaïque, basilique Sainte-Sophie, Istanbul, Turquie

La malheureuse déviation qui allait amener les Vénitiens et les Francs (le nom de tous les Occidentaux dans le langage byzantin) à occuper Byzance en 1204 et à justifier a posteriori cette occupation par le schisme, était dans la logique de ce mouvement de réforme.
Il ne vaut pas la peine d’aller sonder la scandaleuse atrocité de la quatrième croisade que les Grecs, d’ailleurs, n’allaient jamais oublier. Il ne vaut pas la peine de s’attarder à préciser que le pape Innocent III fut trompé par les Vénitiens: par la nature même de la croisade, la responsabilité pesait sur son chef. Il convient plutôt de considérer que la croisade était partie de l’idée qu’il n’y avait qu’une chrétienté, à savoir la chrétienté latine. Au début, en partie en raison de la méconnaissance des différents aspects de la réalité du christianisme oriental; un siècle plus tard et au-delà, en partie, pour des raisons de conquête. Au début, l’idée de croisade permettait de courir au secours des frères chrétiens; un siècle plus tard et au-delà, de les punir en tant que schismatiques. Ce n’est pas un hasard si la littérature relative à la croisade, après la prise de Constantinople de 1204, à la suite de laquelle il ne se forma pas seulement un Empire latin d’Orient mais aussi une hiérarchie latine en Orient, s’intéressa au schisme plus qu’à Jérusalem, ville qu’il fallait pourtant à nouveau libérer vu qu’elle avait été reprise en 1187 par Saladin. Mais désormais, continue Fedalto, «c’était le schisme de l’Église grecque qui attirait principalement l’attention des historiens. […] L’époque glorieuse des appels pour la libération du Saint Sépulcre était finie, une autre était arrivée, celle de l’évangélisation […]. La croisade à laquelle de moins en moins de gens faisaient crédit était devenue quelque chose d’autre: elle était devenue l’occasion d’ouvrir la route de l’Orient à l’Église latine ou, si l’on veut, de tenir l’Islam loin de l’Europe» (ibid., pp. 82-83). On pourrait dire: l’Orient chrétien était à effacer parce qu’il se trouvait sur la route de Jérusalem. «La papauté romaine étant le centre de toute chrétienté possible, ceux qui ne l’avaient pas reconnue comme l’unique forme canonique dans l’Europe chrétienne post-grégorienne, avec serment d’obéissance et de fidélité, perdaient le titre juridique à occuper une église avec ses biens et appartenances» (ibid., p. 89).

Réforme et hégémonie
Revenons en arrière chronologiquement et géographiquement, dans l’Occident de la seconde moitié du XIe siècle. Le «serment d’obéissance et de fidélité» nous ramène en effet à la formule de l’hommage féodal que dans “Riscossa antifeudale della Chiesa”, titre du chapitre sur Grégoire VII, Giorgio Falco voyait aboli par «le plus terrible destructeur de l’ancien monde féodal et le plus grand créateur d’une nouvelle réalité historique» (La Santa Romana Repubblica, p. 148). Contrairement à ce que soutenait et soutient cet idéalisme historico-philosophique (avec la série de deuils et de ruines qu’il traîne à sa suite), la réforme grégorienne ne balaie pas les rapports féodaux, elle les adopte pour balayer l’alliance précédente des pouvoirs. Dans l’Europe chrétienne post-grégorienne, la vassalité se renforce, mais les rôles sont inversés. C’est ce qu’a expliqué en long et en large le regretté Cinzio Violante dans ses ouvrages et en dernier lieu dans cette synthèse brève mais très efficace, presque un testament, qu’est Chiesa feudale e riforme in Occidente [sec. X-XII]. Introduzione a un tema storiografico. «Avec la réforme ecclésiastique romaine, le processus de féodalisation de l’Église ne ralentit pas, au contraire il s’intensifia», écrit-il. «[…] La “reconquête chrétienne du monde” pour restaurer et étendre la Chrétienté et surtout pour la protéger contre de nouvelles prévarications des pouvoirs séculaires fut menée par l’Église avec des moyens parfois féodaux comme la création d’États vassaux» (ibid., p. 149). Et voici ce qu’on lit dans la Storia della Chiesa, dir. Jedin, vol. IV, p. 472): «Ce qui intéressait la papauté ce n’était pas tant la propriété des terres que la possibilité d’avoir à sa disposition des vassaux à utiliser dans les entreprises militaires». C’est cela la réalité: car, entre autres, «les exigences financières de la lutte pour les investitures et de la préparation des croisades» (Violante, Chiesa feudale e riforme in Occidente [sec. X-XII], p. 157) déterminent l’«insertion croissante de l’Église elle-même, de toutes ses institutions et – à un certain moment – du Siège apostolique lui-même dans le développement de l’économie monétaire […]. En particulier, Grégoire VII, Urbain II et Pascal II lui-même, fauteur de la pauvreté, furent obligés devant les nouvelles grandes dépenses qu’ils avaient engagées pour des motifs religieux, de grossir les ressources pontificales par de nouvelles entrées» (ibid.).
Ce ne fut pas seulement parce qu’elle entendait corriger des abus que la réforme créa émoi et résistances. Les antipapes de cette période (ou bien les papes qui obéissaient à l’empereur, d’Occident en l’occurrence) comme Clément III s’employaient eux aussi à réformer la vie du clergé, c’est-à-dire à lutter contre le concubinage et la simonie. «Il nous semble aujourd’hui», écrit encore Violante, «que l’Église du royaume d’Allemagne, qui était entièrement sous contrôle impérial, était en général en bon ordre et qu’elle fonctionnait bien au XIe siècle […]. En réalité l’image que les sources favorables au pape, en particulier les sources “grégoriennes” donnaient des Églises qui résistaient à la réforme romaine […] était déterminée par une forte opposition idéologique» (ibid., p. 153). Et quelle Église pouvait-elle résister davantage que l’Église grecque, laquelle pouvait-elle mériter d’avoir plus mauvaise presse qu’elle?
Les croisés donnent l’assaut à Constantinople en mai 1204, Jacopo Negretti, dit Palma le Jeune, Palais des doges, Venise

Les croisés donnent l’assaut à Constantinople en mai 1204, Jacopo Negretti, dit Palma le Jeune, Palais des doges, Venise

Cela dit, on ne met pas en question la sainteté de Léon IX ni celle de Grégoire VII; on ne met pas en question la primauté romaine. On se demande simplement si cette libertas, dont le premier à parler fut justement Léon IX, ne fut pas revendiquée aussi et surtout dans une perspective d’hégémonie. L’Histoire du christianisme reconnaît franchement que «Rome envisagea l’établissement d’une libertas romana dans la mesure où le pape se substituait alors à l’empereur et, offrant à sa manière la liberté aux Églises, leur assurait du mêeme coup sa protection et son contrôle» (p. 15). C’est sur ce point qu’à l’intérieur même du parti grégorien, Pier Damiani prend ses distances avec Ildebrando (Grégoire VII) et Umberto di Silvacandida parce qu’il n’est pas d’accord avec le «passage d’une ecclésiologie substantiellement unitaire, dans laquelle le pouvoir temporel laïque de l’empereur et l’autorité spirituelle du pape étaient un tout inséparable, réalisable de différentes manières et selon des institutions variées, à une ecclésiologie dont la thèse fondamentale était au contraire la pleine libertas Ecclesiae» (Violante, Chiesa feudale e riforme in Occidente [sec. X-XII], p. 132-133).
L’hymne qu’entonne Giorgio Falco à la louange de cette libertas ne fait pas de bien, selon nous, à l’Église, contrairement à ce qu’ont peut-être tendance à croire de nombreux ecclésiastiques; il fait partie du battage idéologique qui se sert de la réforme grégorienne pour apporter de l’eau, ou plutôt des larmes et du sang, à d’autres moulins. «L’Église était finalement libre, c’est-à-dire, qu’après presque deux siècles d’efforts désespérés, elle avait réussi à réformer le clergé, à le soustraire aux tentacules du laïcat et de la mondanité et qu’elle se dirigeait désormais avec son armée hiérarchique, immense, compacte, obéissant à un commandement, vers la conquête de l’hégémonie européenne» (La Santa Romana Repubblica, p. 254). De tels moulins ne se soucient pas de savoir si tout cela apporte «une guerre plus terrible et universelle», dont naîtra nécessairement l’avenir: «La réforme qui culmine avec Grégoire VII n’apporte pas la paix aux hommes, mais bien une guerre plus terrible et universelle », écrit encore Falco. «Sous l’action efficace, fervente et batailleuse de la centralisation romaine», poursuit-il, «se forme peu à peu une seconde Europe, après celle de Charlemagne, plus stable, plus vaste, plus consciente de soi: les foules qui se pressent pour venir à la lumière – les protagonistes de demain – sont appelées à témoigner de la lutte et à y participer» (ibid.). De tels moulins ne se soucient pas de la garde du depositum, mais ne sait que psalmodier: «la plus grande révolution du Moyen Âge, la plus profonde foi politique et religieuse. […] Grégoire VII est la révolution et l’avenir» (ibid., p. 255). De la pure amplification.


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