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SARTRE
Tiré du n° 01 - 2004

Un Dieu tout petit qu’on peut prendre dans ses bras et couvrir de baisers


Trois passages tirés de Bariona ou le Fils du tonnerre. Récit de Noël pour chrétiens et incroyants, publié pour la première fois en Italie par la Christian Mariotti Edizioni. Un extrait du prologue et deux du cinquième tableau, scène 3


par Jean-Paul Sartre


[Prologue p. 566]
[…] Mes bons Messieurs, voici le prologue. Je suis aveugle, par accident, mais avant de perdre la vue, j’ai regardé plus de mille fois les images que vous allez contempler et je les connais par cœur car mon père était montreur d’images comme moi et il m’a laissé celles-ci en héritage. Celle que vous voyez derrière moi et que je vous désigne du bâton, je sais qu’elle représente Marie de Nazareth. Un ange vient lui annoncer qu’elle aura un fils et que ce fils sera Jésus, Notre-Seigneur.
L’ange est immense avec deux ailes comme deux arcs-en-ciel. Vous pouvez le voir; moi, je ne le vois plus jamais, mais je le regarde encore dans ma tête. Il a coulé comme une inondation dans l’humble maison de Marie et il la remplit à présent de son corps fluide et sacré et de son grand vêtement flottant. Si vous regardez attentivement le tableau, vous remarquerez qu’on voit les meubles de la pièce à travers le corps de l’ange. On a voulu marquer ainsi sa transparence angélique. Il se tient devant Marie et Marie le regarde à peine. Elle réfléchit. Il n’a pas eu besoin de déchaîner sa voix pareille à l’ouragan. Il n’a pas parlé, elle le pressentait déjà dans sa chair. À présent l’ange se tient devant Marie et Marie est innombrable et sombre comme une forêt la nuit et la bonne nouvelle s’est perdue en elle comme un voyageur s’égare dans les bois. Et Marie est pleine d’oiseaux et du long bruissement des feuillages. Et mille pensées sans paroles s’éveillent en elle, de lourdes pensées de mères qui sentent la douleur. Et voyez, l’ange a l’air interdit devant ces pensées trop humaines: il regrette d’être ange parce que les anges ne peuvent pas naître ni souffrir. Et ce matin d’Annonciation, devant les yeux surpris d’un ange, c’est la fête des hommes car c’est au tour de l’homme d’être sacré. Regardez bien l’image, mes bons messieurs, et en avant la musique; le prologue est terminé; l’histoire va commencer neuf mois plus tard, le 24 décembre, dans les hautes montagnes de Judée.

[C’est le montreur d’images qui parle, p. 616]
[…] La montagne fourmille d’hommes en liesse et le vent porte les échos de leur joie jusqu’aux têtes des cimes.
Je vais profiter de ce répit pour vous montrer le Christ dans l’étable, car vous ne le verrez pas autrement: il ne paraît pas dans la pièce, ni Joseph, ni la Vierge Marie. Mais comme c’est aujourd’hui Noël, vous avez le droit d’exiger qu’on vous montre la crèche. La voici.
Voici La Vierge et voici Joseph et voici l’enfant Jésus. L’artiste a mis tout son amour dans ce dessin mais vous le trouverez peut-être un peu naïf. Voyez, les personnages ont de beaux atours mais ils sont tout raides: on dirait des marionnettes. Ils n’étaient sûrement pas comme cela. Si vous étiez comme moi, dont les yeux sont fermés… Mais écoutez: vous n’avez qu’à fermer les yeux pour m’entendre et je vous dirai comment je les vois au-dedans de moi.
La Vierge est pâle et elle regarde l’enfant. Ce qu’il faudrait peindre sur son visage, c’est un émerveillement anxieux qui n’a paru qu’une fois sur une figure humaine. Car le Christ est son enfant, la chair de sa chair et le fruit de ses entrailles. Elle l’a porté neuf mois et elle lui donnera le sein et son lait deviendra le sang de Dieu. Et par moments, la tentation est si forte qu’elle oublie qu’il est Dieu. Elle le serre dans ses bras et elle dit: mon petit! Mais à d’autres moments, elle demeure tout interdite et elle pense: Dieu est là – et elle se sent prise d’une horreur religieuse pour ce Dieu muet, pour cet enfant terrifiant. Car toutes les mères sont ainsi arrêtées par moments devant ce fragment rebelle de leur chair qu’est leur enfant et elles se sentent en exil devant cette vie neuve qu’on a fait avec leur vie et qu’habitent des pensées étrangères. Mais aucun enfant n’a été plus cruellement et plus rapidement arraché à sa mère car il est Dieu et il dépasse de tous côtés ce qu’elle peut imaginer.
Et c’est une dure épreuve pour une mère d’avoir honte de soi et de sa condition humaine devant son fils.
Mais je pense qu’il y a aussi d’autres moments, rapides et glissants, où elle sent à la fois que le Christ est son fils, son petit à elle, et qu’il est Dieu. Elle le regarde et elle pense: «Ce Dieu est mon enfant. Cette chair divine est ma chair. Il est fait de moi, il a mes yeux, et cette forme de sa bouche c’est la forme de la mienne. Il me ressemble. Il est Dieu et il me ressemble.
Et aucune femme n’a eu de la sorte son Dieu pour elle seule. Un Dieu tout petit qu’on peut prendre dans ses bras et couvrir de baisers, un Dieu tout chaud qui sourit et qui respire, une Dieu qu’on peut toucher et qui vit. Et c’est dans ces moments-là que je peindrais Marie, si j’étais peintre, et j’essaierais de rendre l’air de hardiesse tendre et de timidité avec lequel elle avance le doigt pour toucher la douce petite peau de cet enfant-Dieu dont elle sent sur les genoux le poids tiède et qui lui sourit.
Et voilà pour Jésus et pour la Vierge Marie.
Et Joseph? Joseph, je ne le peindrai pas. Je ne montrerai qu’une ombre au fond de la grange et deux yeux brillants. Car je ne sais que dire de Joseph et Joseph ne sait que dire de lui-même. Il adore et il est heureux d’adorer et il se sent un peu en exil.
Je crois qu’il souffre sans se l’avouer. Il souffre parce qu’il voit combien la femme qu’il aime ressemble à Dieu, combien déjà elle est du côté de Dieu. Car Dieu a éclaté comme une bombe dans l’intimité de cette famille. Joseph et Marie sont séparés pour toujours par cet incendie de clarté. Et toute la vie de Joseph, j’imagine, sera pour apprendre à accepter.
Mes bons messieurs, voilà pour la Sainte Famille. À présent nous allons apprendre l’histoire de Bariona car vous savez qu’il veut étrangler cet enfant.

[C’est Bariona qui parle pp. 622-623]
Qu’est-ce qu’ils font? On n’entend plus un bruit mais ce silence n’est pas pareil à celui de nos montagnes, au silence glacé de la raréfaction qui règne dans les corridors de granit. C’est un silence plus dense que celui d’une forêt. Un silence qui se dresse vers le ciel et qui bruisse aux étoiles comme un gros vieux arbre dont le vent berce la chevelure. Se sont-ils mis à genoux? Ah si je pouvais être parmi eux, invisible: car en vérité le spectacle ne doit pas être ordinaire; tous ces hommes durs et sérieux, âpres à la peine et au gain, agenouillés devant un enfant qui vagit. Le fils de Chalem qui le quitta à quinze ans pour avoir reçu trop de taloches, il rigolerait de voir son père adorer un marmot. Sera-ce le règne des enfants sur les parents? (Un silence). Ils sont là naïfs et heureux dans l’étable tiède, après leur grande course dans le froid. Ils ont joint les mains et ils pensent: quelque chose a commencé. Et ils se trompent, c’est entendu, et ils sont tombés dans un piège et ils paieront ça cher plus tard; mais tout de même ils auront eu cette minute-ci, ils ont de la chance de pouvoir croire à un commencement. Qu’y a-t-il de plus émouvant pour un cœur d’homme que le commencement d’un monde et la jeunesse aux traits ambigus et le commencement d’un amour, quand tout est encore possible, quand le soleil est présent dans l’air et sur les visages comme une fine poussière sans s’être encore montré, et qu’on pressent dans la fraîcheur aigre du matin les lourdes promesses du jour.
Dans cette étable un matin se lève… Dans cette étable, il fait matin. Et ici, dehors, il fait nuit. Nuit sur la route et dans mon cœur. Une nuit sans étoiles, profonde et tumultueuse comme la haute mer. Voilà, je suis ballotté par la nuit comme une barrique par les vagues et l’étable est derrière moi, lumineuse et close, comme l’Arche de Noé elle vogue sur la nuit, enfermant en elle le matin du monde. Son premier matin. Car il n’y avait jamais eu de matin. Il avait chu des mains de son créateur indigné et il tombait dans une fournaise ardente, dans le noir, et les grandes langues brûlantes de cette nuit sans espoir passaient sur lui, le couvrant de cloques et faisant foisonner le pullulement des cloportes et des punaises. Et moi, je demeure dans la grande nuit terrestre, dans la nuit tropicale de la haine et du malheur. Mais – ô puissance trompeuse de la foi – pour mes hommes, des milliers d’années après la création, se lève dans cette étable, à la clarté d’une chandelle, le premier matin du monde.




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