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LECTURES
Tiré du n° 06/07 - 2004

In parvulis sanctis Ecclesia Christi diffunditur (Saint Augustin, Enarratio in psalmum 112)

Colloques sur l’actualité de saint Augustin


Notes de la troisième leçon de don Giacomo Tantardini sur “Augustin témoin de la Tradition” - Université de Padoue - Année universitaire 2003-2004


par don Giacomo Tantardini


Laissez venir à moi les petits enfants, Vogel von Vogelstein, Galerie d’Art Moderne, Florence

Laissez venir à moi les petits enfants, Vogel von Vogelstein, Galerie d’Art Moderne, Florence

Je remercie Massimo des suggestions qu’ils a faites et en particulier de sa dernière question. Car c’est tout à fait vrai qu’une rencontre humainement attrayante, qu’une expérience humainement positive rend curieux de tout, rend attentif à tout. La peur ferme, tandis que la joie du cœur ouvre. Quand un enfant a peur, il se ferme; quand il est heureux parce qu’il a auprès de lui des présences réconfortantes, il est libre, il s’ouvre à tout. Si donc, problematicité signifie ouverture à toute la réalité, à toute rencontre, Augustin en est un exemple admirable. On a dit du De civitate Dei qu’il était un livre-forêt, une forêt immense dans laquelle nous pouvons retrouver, entre autres, tout ce qui était alors un objet de dialogue culturel et politique.
L’idée du De civitate Dei naît du problème que pose la grande tragédie d’août 410, lorsque Rome est saccagée par les barbares d’Alaric. J’ai été frappé par le fait que le cardinal Ratzinger mette en relation, dans son livre sur saint Augustin, Popolo e casa di Dio in sant’Agostino1 – qui, si je ne me trompe, est sa thèse de doctorat –, cette tragédie (car la destruction de Rome, la cité éternelle, a été une tragédie et l’a été en particulier pour toute la conception religieuse et politique de Rome) avec la «première grande manifestation de l’immigration des peuples»2. Ratzinger met donc en relation le fait que «Rome éternelle tombe» aux mains des barbares avec «la première manifestation» d’un phénomène grandiose que nous avons sous les yeux et qui concerne le monde entier, l’immigration, laquelle concerne aussi le continent européen. C’est une idée que je voudrais reprendre la prochaine fois parce que, selon moi, Ratzinger suggère (dans son livre ce n’est qu’une allusion) que ce n’est pas en défendant à tout prix une culture ou une civilisation, même si celles-ci sont religieuses, que l’on peut vivre avec espoir ce phénomène. Et cela aussi me semble très actuel.
Je voudrais maintenant commencer la lecture d’un passage du De Trinitate que vous trouverez en note dans le cours polycopié de la leçon précédente, à la page 16. C’est comme une grande prémisse aux trois passages plus simples que nous lirons et qui seront l’objet propre de la rencontre d’aujourd’hui. Une grande prémisse que, d’une certaine façon, j’avais suggérée l’autre fois. Je vous lis l’idée de laquelle je pars. «Si ce qui sépare de Dieu, ce sont en elles-mêmes la finitude, l’extériorité, l’apparence, alors le retour à Dieu est une ascèse». Si ce qui sépare de Dieu, c’est la création en tant que telle, comme finitude, alors le retour à Dieu est un effort de purification de cette finitude. «Si, au contraire, ce qui sépare de Dieu, c’est un péché historique», ce que la tradition biblico-chrétienne appelle péché originel, «le retour à Dieu ne peut être qu’un fait historique de pardon».
Et on remarque immédiatement que la première voie est une voie difficile, réservée à un petit nombre – parce que la majeure partie des gens se contente d’autre chose – et qu’elle est jonchée de méprises et d’erreurs. Ce sont les trois observations que le Concile œcuménique Vatican I fait sur la reconnaissance naturelle des vérités morales et religieuses3. Si la purification était un effort d’ascèse, elle serait le fait de peu de gens, car ceux qui se demandent tous les jours comment gagner leur pain n’ont pas même le temps de penser à l’engagement ascétique; ce serait une voie longue et difficile, parce qu’elle se fonde sur l’effort de l’homme, un effort qui est très instable; et elle pourrait mener à la perversion, comme nous le verrons tout à l’heure.
Je continue à lire à la page 16 de la dernière leçon: «C’est là que réside toute la différence entre l’ascèse, ou purification philosophique et religieuse, et le christianisme. Car si la création elle-même, par le fait qu’elle est finie, est un mal, alors, pour être délivré du mal, il faut se libérer de la finitude: l’ascèse, la purification consiste à se libérer de la finitude, dans l’acte d’aller au-delà des apparences» (aller au-delà est une expression typique de la religiosité gnostique4) «en passant de l’extériorité à l’intériorité. Si au contraire la création est bonne…». Toute la création est bonne. «Omnis creatura bona» (1Tm 4,4). Même le plus petit instant de beauté apparent est bon. Et, justement, il est, en tant que beau, signe, témoignage / confessio du Créateur5. Pensez aux paroles de Jésus sur la beauté des lis des champs et sur les petits oiseaux du ciel6. Et à cette réflexion de Jésus: «Vos cheveux mêmes sont tous comptés!7». Qu’y a-t-il de plus banal qu’un cheveu de notre tête?
La création donc est bonne. Bonne mais blessée. Parce que cela aussi est une donnée de fait, à savoir que le cœur de l’homme est créé bon, mais que l’homme est loin de son cœur. C’est ce que dit l’expression fugitivus cordis sui qui est l’une des plus géniales d’Augustin8. L’homme est loin de son cœur; le cœur est créé bon, il désire la beauté, la vérité, la bonté, la justice, mais l’homme est loin de son cœur et donc il court ailleurs.
«Si, au contraire, la création est bonne mais blessée, il faut simplement guérir la blessure. Et cela, c’est le christianisme». Cela, c’est, selon moi, le cœur de toute l’histoire, disons purement culturelle, dans le sens noble et élevé du terme, d’Augustin. Augustin, qui passe du manichéisme au néoplatonisme parce qu’il trouve dans les œuvres platoniciennes une possibilité de vérité et de libération, non seulement qualifiera tout cet effort de présomption9, mais il n’hésitera pas, nous allons bientôt le lire, à mettre en relation cette ascèse intellectuelle et spirituelle avec l’œuvre du diable10.
Lisons maintenant le passage du De Trinitate11. «Haec est vera pax et cum Creatore nostro nobis firma connexio, / C’est là la vraie paix, c’est là la communion stable avec notre Créateur, qui nous a été donnée / purgatis et reconciliatis per Mediatorem vitae, / à nous, purifiés et réconciliés grâce au Médiateur de la vie». Purificatis et reconciliatis: la purification et la réconciliation coïncident, pour Augustin, avec la possibilité d’être heureux. C’est là la grande idée qu’Augustin découvre dans le néoplatonisme, idée selon laquelle le bonheur ne se trouve pas dans les plaisirs du corps, ni dans les vertus de l’âme, mais dans l’unité avec le seul Créateur, dans l’unité avec l’Un. Pour arriver à l’Un, les néoplatoniciens disaient qu’il faut une ascèse intellectuelle et spirituelle. Comme l’Un est loin, entre l’Un et la créature déchue, il y a tout l’espace où habitent les démons. Et ainsi cette ascèse ne peut, à un certain moment, se traduire que par un sacrifice aux démons12. Telle est la perversion religieuse à laquelle, selon Augustin, arrivèrent les platoniciens et Platon lui-même13.
Reprenons le passage que nous sommes en train de lire: «purgatis et reconciliatis per Mediatorem vitae, / à nous, purifiés et réconciliés grâce au Médiateur de la vie [le Christ Jésus, homme lui-même, comme le dit saint Paul14] / sicut maculati et alienati ab eo recesseramus per mediatorem mortis / comme auparavant nous nous étions éloignés de lui, souillés et aliénés par l’œuvre du médiateur de la mort ». Alienati signifie “séparés de lui”, mais il me semble qu’il faut garder le même terme en italien [et en français]. Le diable est appelé mediateur de mort. Et j’ouvre ici une brève parenthèse. Augustin a été accusé par des théologiens, et même par des théologiens modernes, de concevoir la rédemption de façon si concrète qu’il la ramène à l’image “mercantile” des “droits du diable”. Comme si le rédempteur devait payer un prix au démon pour lui arracher l’homme dont celui-ci a fait sa proie. La perception qu’Augustin a de la rédemption est si concrète qu’il est accusé d’exagérer ces “droits du diable”. Madec fait à ce sujet une remarque qui est étonnante d’actualité. «Lui [Jésus-Christ] est Celui qui rachète (Redemptor) dans le sens concret du terme; les gens qui écoutaient Augustin ne s’y trompaient pas et pensaient immédiatement aux tristes réalités de l’époque: il y avait des razzias, des traites de femmes et d’enfants etc.»15. Le rachat de l’homme au diable avait, et a, ce caractère concret. Les gens avaient sous les yeux «des razzias, des traites de femmes et d’enfants etc.». Quand Augustin parle du diable comme médiateur de la mort, il a, comme nous, hélas!, devant les yeux, ce caractère concret 16.
«Sicut enim diabolus superbus hominem superbientem perduxit ad mortem, / Comme, en effet, le diable orgueilleux a conduit à la mort l’homme qui s’est enorgueilli… ». Superbiens intus, dira Augustin17, qui s’est enorgueilli dans son intériorité, dans l’effort d’ascèse, d’aller au-delà: superbiens intus. «Comme, en effet, le diable orgueilleux a conduit à la mort l’homme qui s’est enorgueilli… , / ita Christus humilis hominem obedientem reduxit ad vitam; / ainsi le Christ humble a ramené à la vie l’homme qui lui obéit; / quia sicut ille elatus cecidit et deiecit consentientem, / en effet, comme celui-là [le diable] du haut de son orgueil est tombé et a fait tomber l’homme qui était consentant, / sic iste humiliatus surrexit, / ainsi celui-ci [Jésus] est ressuscité de l’humiliation [de la croix] [surrexit signifie relevé de son humiliation, ressuscité après la mort de la croix] / et erexit credentem / et il a relevé l’homme qui croit en lui. / Quia enim non pervenerat diabolus quo ipse perduxerat / Cependant le diable n’était pas arrivé jusqu’au point où il avait conduit l’homme». Le diable n’est pas mort; étant un pur esprit, il ne pouvait mourir; il a été condamné, mais il n’est pas mort. Au contraire l’homme, qui a consenti au diable, est aussi mort dans son corps.
«Mortem quippe spiritus in impietate gestabat / Étant un esprit, il portait en effet la mort dans son impiété [il est mort dans son cœur, il ne vit plus de la gloire du paradis] / sed mortem carnis non subierat quia nec indumentum susceperat / mais il n’avait pas subi la mort de la chair, parce qu’il n’en était pas revêtu», c’était un pur esprit.
Comme le diable a été condamné, mais n’est pas mort, «magnus homini videbatur princeps in legionibus daemonum / il [le diable] semblait à l’homme un grand chef [un puissant] au milieu de ses légions de démons»: c’est justement parce que l’homme ne voit pas le diable mort des suites de ses péchés qu’il le considère comme un puissant entouré de ses légions de diables;
«per quos fallaciarum regnum exercet. / à travers lesquels [les démons] il exerce son règne de mensonge».
Nous avons déjà cité plusieurs fois dans ces rencontres, les passages du De civitate Dei sur le pouvoir de la cité terrestre. Tout pouvoir vient de Dieu, répète Augustin en citant saint Paul (Rm 13,1). Et pourtant les hommes croient que, pour obtenir le pouvoir et pour le conserver, il faut prier le diable, parce qu’ils croient que c’est en grande partie grâce au diable que l’on fait carrière ou que l’on conserve les charges que l’on a obtenues18. C’est précisément parce qu’il ne voit pas le diable mort que l’homme le considère comme quelqu’un qui a du pouvoir, qui dispose d’un grand pouvoir.
Arrive maintenant une phrase plutôt longue et complexe. Il faut commencer avec «Sic hominem» et puis lire trois lignes plus bas «subditum tenet». De quelle façon le diable tient-il l’homme en esclavage? Ici Augustin (je cite Madec) «s’est plu à assimiler la médiation néoplatonicienne [les deux techniques de purification de l’âme selon Porphyre19] à l’œuvre du diable »20.
Pardonnez moi, ici aussi, une petite parenthèse. Je parle de cela parce que cela me semble très actuel. De quelle façon l’homme se purifie-t-il selon les néoplatoniciens? De deux façons: au niveau de l’intelligence, par l’ascèse philosophique, au niveau de l’imagination, à travers la magie. Augustin, dans un passage d’une actualité surprenante du De civitate Dei dit que la magie, quand elle est pratiquée par de pauvres gens, est appelée sorcellerie, mais quand elle est pratiquée par des personnes de haut niveau, elle devient culture et même culte21.
C’est si vrai qu’Augustin dans le De vera religione fait une remarque dont on n’a saisi peut-être tout le tragique que ces dernières décennies. Il dit qu’en raison du péché originel les hommes, aussi bien ceux qui admettent l’existence d’un Dieu unique, que ceux qui ne l’admettent pas et qui adorent les fruits de leur imagination (s’ils ne sont pas graciés par la grâce du Seigneur, s’ils ne demandent pas à rester dans la grâce du Seigneur22), qu’ils admettent donc ou non l’existence de Dieu, deviennent esclaves du plaisir (voluptas), de l’ambition (excellentia), de la curiosité (spectaculum). Nous pourrions dire de la luxure, de l’usure et du pouvoir23. Et il ajoute que les platoniciens, les plus religieux donc, les plus motivés, pensent que ces vices sont dignes de recevoir un culte. C’est exactement ce qu’il dit: colenda24. Et c’est là une perversion propre à une certaine religiosité pour laquelle, par exemple, l’ambition devient «une imitation perverse de l’omnipotence divine»25.
«Sic hominem per elationis typhum, potentiae quam iustitiae cupidiorem, aut per falsam philosophiam magis inflans, aut per sacra sacrilega irretiens, / Ainsi le diable avec l’arrogance de l’orgueil tient en esclavage l’homme qui a un plus grand désir de pouvoir que de justice, soit en l’exaltant à travers une philosophie trompeuse soit en le prenant au piège à travers les rites sacrilèges / in quibus etiam magicae fallaciae curiosiores superbioresque animas deceptas illusasque praecipitans, / dans lesquels il précipite les âmes qu’il a séduites et abusées, les âmes trop curieuses des illusions de la magie et trop superbes; / subditum tenet; pollicens etiam purgationem animae per eas quas “teletaí” appellant, / et il promet aussi la purification de l’âme à travers ces rites qui sont appelés “teletai” / trasfigurando se in angelum lucis / se déguisant en ange de lumière [cf. 2Cor 11, 14] / per multiformem machinationem in signis et prodigiis mendacii. / à travers une machination multiforme de signes et de prodiges mensongers».
Face à cette tentative d’ascèse intellectuelle ou cultuelle, il reste la simplicité du témoignage chrétien: «En se faisant homme, le Christ est devenu en même temps le prêtre et la victime du sacrifice»26. Il n’y a pas besoin de faire de grands efforts pour arriver au bonheur. Le bonheur est arrivé. Il n’y a plus besoin de sacrifier aux démons pour atteindre le bonheur. Le bonheur lui-même s’est abaissé, il s’est fait rencontre, il s’est humilié. «C’est Toi le prêtre, toi la Victime, toi l’Offrant, toi l’Offrande »27. Cette familiarité de la prière est elle aussi très belle. Tu es le prêtre, tu es la victime. Il n’y a pas besoin de chercher d’autres victimes. Tu es l’offrant, tu es l’offrande.


1. Enchiridion de fide, spe et charitate

Le passage que nous lisons maintenant est tiré de l’Enchiridion de fide, spe et charitate. Les trois extraits que nous allons lire sont beaucoup plus immédiats et simples, beaucoup plus du style du catéchisme pour les enfants.
«Nam ecce tibi est Symbolum et dominica oratio. / Voilà, pour toi il y a le Symbole de la foi [le Credo] et la prière du Seigneur [le Notre Père]. / Quid brevius auditur aut legitur? / Qu’y a-t-il de plus court [que le Credo et que le Notre Père] à écouter ou à lire? / Quid facilius memoriae commendatur? / Qu’y a-t-il de plus facile à retenir? / Quia enim de peccato gravi miseria premebatur genus humanum, / Car le genre humain était, en raison du péché, opprimé par une grande misère». Il est important de traduire le mot miseria par misère, car chez Augustin le contraire de miseria est beatitudo, c’est à dire béatitude28; «et divina indigebat misericordia, / et il avait besoin de la miséricorde de Dieu, / gratiae Dei tempus propheta praedicens ait: / le prophète, prévoyant le temps de la grâce de Dieu dit: / Et erit: omnis qui invocaverit nomen Domini salvus erit”. / “Et il arrivera que quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé”. / Propter hoc oratio. / C’est pour cela qu’il y a la prière [Le prophète avait dit que viendrait un temps dans lequel il suffirait d’invoquer le nom du Seigneur pour être sauvé. C’est-à-dire pour être heureux]. / Sed Apostolus cum ad ipsam gratiam commendandam hoc propheticum commemorasset testimonium, / Mais l’Apôtre, après avoir rappelé ce témoignage prophétique pour faire saisir la grandeur de cette grâce, / continuo subiecit / ajoute immédiatement / “Quomodo autem invocabunt in quem non crediderunt?” /Comment pourront-ils l’invoquer sans avoir auparavant cru en lui?” / Propter hoc Symbolum. / À travers ce symbole de la foi»29.
Tout est là. Celui qui invoque le Seigneur est sauvé, c’est-à-dire heureux: pour cela, le Notre Père. Mais comment peut-on l’invoquer si on ne le reconnaît pas? Pour cela le Credo. Tout est là: bref et facile. Face à tout l’effort de purification humaine, face à toute la pédagogie humaine, une chose simple: la prière du Seigneur et le Symbole de la foi, le Notre Père et le Credo.
«In his duobus tria illa intuere: / Dans ces deux [petits, brefs] textes… [brefs parce que le Credo était celui des apôtres, celui que nous avons appris lorsque nous étions enfants, non celui que nous récitons maintenant à la sainte Messe, qui est plus long, mais les douze mots du Credo que nous avons appris enfants dans le catéchisme de saint Pie X30]; dans ces deux textes tu reconnais ces trois choses: fides credit, spes et caritas orant / la foi croit [c’est-à-dire reconnaît], l’espoir et la charité demandent».
Mais il dit ensuite quelque chose d’encore plus beau. La foi elle aussi demande, la foi elle aussi prie. La foi, comme l’espérance, comme la charité, prie, c’est-à-dire demande. «Sed sine fede esse non possunt, ac per hoc et fides orat. / Mais sans la foi, l’espoir et la charité ne peuvent exister et c’est aussi pour cela que la foi prie».
Je me permets d’insister sur ce point parce qu’il me semble qu’aujourd’hui, dans l’Église et dans le peuple chrétien, il y a beaucoup de fatigues inutiles, beaucoup de paroles inutiles. C’est au contraire très simple: celui qui prie est sauvé. Cette formule, qui semble si banale, était au temps de mon enfance le titre d’un petit livre de prières qui, comme je l’ai suggéré, a été réimprimé31 et dont 30Giorni a désormais diffusé des centaines de milliers d’exemplaires. Celui qui prie est sauvé. Celui qui demande le salut est sauvé: celui qui le demande, qui le désire. Et cela vaut pour chaque homme. Seul le Mystère connaît le cœur de l’homme32. Il suffit d’un instant de désir. Il n’y a rien de plus œcuménique: un instant de désir suffit. C’est une certitude de foi que le baptême «in re vel saltem in voto necessarius est ad salutem»33. Le baptême ou d’eau ou de désir (un instant de désir) est nécessaire au salut. Un instant de désir: il n’y a rien de plus humain, vous comprenez? Non pas un chemin éthico-religieux long et difficile, mais un instant de désir éveillé par la grâce34.
Et ainsi la différence entre l’ancienne et la nouvelle alliance peut, pour Augustin se ramener à ceci: «quod operum lex imperat / ce que la loi des œuvres commande [les dix commandements] / hoc fidei lex impetrat / la loi de la foi le demande»35. La lex fidei est la dynamique propre de la foi. La loi commande, la foi demande. Et puis, ajoute saint Augustin toujours dans le De Spiritu et litera, le Seigneur commande à travers la loi: «fac quod jubeo / fais ce que je commande». On demande au Seigneur à travers la foi: «dona quod jubes / donne ce que tu commandes». C’est cette dynamique qui fait que le christianisme est simple. Le christianisme n’est pas contre la loi, mais il donne la possibilité de mettre en pratique la loi. La loi commande, la foi demande. Et Augustin dit encore dans le De Spiritu et litera: quand la loi commande quelque chose de simple, obéis tout de suite, quand, en revanche, elle commande quelque chose dont tu ne te sens pas capable, demande, de manière à avoir la grâce de l’accomplir. Et, de toutes façons, remercie le Seigneur parce qu’il t’a donné la possibilité d’accomplir ce que tu peux faire tout de suite et qu’il te donne la grâce de demander ce qui te semblait immédiatement impossible36.
Et il est étonnant de voir que, dans les hymnes du Carême, le jeûne chrétien est seulement une forme de demande, une forme de prière. «Adesto nunc ecclesiae, adesto paenitentiae, qua supplicamus cernui, peccata nostra dilui / Toi, ô Seigneur [la prière est adressée à Jésus37], sois présent à ton Église, sois présent au jeûne avec lequel nous prions à genoux que nos péchés soient pardonnés». Le jeûne des chrétiens, dans sa réalité concrète d’un seul repas par jour, n’est qu’une forme de demande. Et ainsi les pratiques de l’ascèse ne sont pas abolies, mais assumées dans leur aspect concret (jeûne de la nourriture, jeûne des péchés)38 et transfigurées en demande, en prière39. Et c’est là la différence avec le jeûne des musulmans. Avec tout le respect et toute l’estime que l’on a pour eux, ne serait-ce que parce que ils sont plus engagés que nous au niveau des pratiques religieuses. Et non seulement le jeûne chrétien est une forme de demande, mais ce qui est demandé, c’est la possibilité même de jeûner: «Hanc [abstinentiam] mente nos et corpore Deus tenere perfice / Donne-nous, Seigneur de le [le jeûne] pratiquer avec le cœur et avec le corps40». C’est une autre dynamique. Plus simple, car l’enfant lui-même peut demander. Tout est plus simple. Si tout le christianisme est ramené à la prière, à la demande, tout est toujours plus simple et possible. Il suffit de désirer. C’est si vrai que celui qui désire le bonheur prie toujours41. C’est pourquoi, par exemple, on peut lire Pavese ou Leopardi et s’apercevoir que sous leur athéisme bat un cœur chrétien. Non pas que nous devions mettre une étiquette chrétienne sur qui n’est pas chrétien, mais parce que leur poésie exprime le désir du cœur. Pensez au chant Alla sua donna [À la femme aimée] de Leopardi. Quand le poète, s’adressant à la beauté à laquelle son cœur aspire, écrit: «[…] Déjà dès que, nouveaux, s’ouvrirent pour moi / mes jours obscurs et incertains/ À toi voyageuse sur ce sol aride / Je pensai». Cette beauté qu’adolescent il croyait pouvoir rencontrer. «Mais il n’y a rien sur terre / Qui te ressemble». Mais ensuite, une fois l’adolescence passée, il n’a rencontré personne, aucune femme qui corresponde au désir de son cœur: «Si des idées éternelles / Tu es l’une», si toi, ô beauté que le cœur attend, tu es l’une des idées éternelles, «à qui d’une forme sensible / l’esprit éternel ne permit pas d’être revêtue / Ni, parmi les dépouilles caduques / d’éprouver les tourments d’une funèbre vie», qui ne daignas pas te laisser rencontrer de façon sensible dans cette vie, «[…] D’ici où les années sont brèves et funestes, / d’un amant inconnu reçois cet hymne». D’ici où les années sont tristes et brèves, reçois ce chant d’un amant qui ne te connaît pas, de quelqu’un qui te désire et dont (pensait Leopardi) tu ne te soucies pas. Il ne s’agit pas d’appliquer l’étiquette chrétienne, il s’agit de cette vibration humaine qui remplit d’émotion parce que, 1800 ans auparavant, cette beauté, pour laquelle le cœur est créé, s’était fait chair à partir d’une femme qui s’appelait Marie. Sa mère l’a mis au monde et l’a regardé, et Joseph et les pasteurs…, et les premiers qui l’ont rencontré au début de sa mission. Lui beauté incréée, revêtue de forme sensible. Ils ont rencontré, et aujourd’hui encore ils rencontrent, cette beauté par pure grâce.


2. Sermo 43, 642

«Et ipsa quanta Christi dignatio? / Quelle fut la condescendance du Christ?/ Petrus iste qui sic loquitur piscator fuit [Augustin est en train de citer le témoignage de Pierre au sujet de la transfiguration de Jésus sur le mont Tabor (2Pt 1, 16-19)] / Ce Pierre qui parla ainsi fut un pêcheur / et modo magnam laudem habet orator si potuerit ab illo intellegi piscator /et l’intellectuel [l’orateur] peut maintenant recevoir une grande louange si le pêcheur a pu être compris de lui». Cela veut dire que l’intellectuel peut aussi être sauvé s’il écoute le pêcheur.
«Propterea primis christianis loquens apostolus Paulus ait: / C’est pourquoi l’apôtre Paul parlant aux premiers chrétiens dit: / “Videte vocationem vestram, fratres, / “Regardez, ô frères, votre appel [votre communauté]: / quia non multi sapientes secundum carnem, non multi potentes, non multi nobiles, / car parmi vous il n’y a pas beaucoup de savants selon la chair [c’est-à-dire selon le jugement purement humain, celui selon lequel le monde juge], pas beaucoup de puissants, pas beaucoup de nobles, / sed infirma mundi elegit Deus ut confundat fortia, / mais Dieu a choisi les choses faibles du monde pour confondre les choses fortes, / et stulta mundi elegit Deus ut confundat sapientes, / et Dieu a choisi les choses qui dans le monde sont sottes pour confondre les savants, / et ignobilia mundi et contemptibilia elegit Deus / et Dieu a choisi les choses qui dans le monde n’ont pas d’honneur et qui comptent peu [qui, dans le monde n’ont pas de consistance, n’ont pas de pouvoir], / et ea quae non sunt [...] / et les choses qui ne sont pas [...]».
On trouve dans la seconde lettre aux Corinthiens de Paul (la lettre que je préfère, la lettre la plus personnelle de Paul dans laquelle, comme il dit lui-même, il ouvre tout son coeur43) cette remarque: «Je ne suis rien»44. Paul n’était rien. «[...] tamquam sint ut ea quae sunt evacuarentur / (et il a choisi les choses qui ne sont pas) comme si elles étaient, pour réduire à rien les choses qui sont».
«Si enim eligeret Christus primitus oratorem, diceret orator: / Si en effet le Christ avait d’abord choisi un orateur [un intellectuel, un professeur d’université], l’orateur aurait dit: / Eloquentiae meae merito electus sum”. / J’ai été choisi pour mon éloquence” [pour mon intelligence, pour mes compétences]. / Si eligeret senatorem, diceret senator: “Dignitatis meae merito electus sum”. / S’il avait d’abord choisi un sénateur [du Sénat romain], le sénateur aurait dit: “J’ai été choisi pour ma dignité [de sénateur]”. / Postremo, si prius eligeret imperatorem, diceret imperator: “Potestatis meae merito electus sum”. / Et finalement, s’il avait d’abord choisi l’empereur, l’empereur aurait dit: “J’ai été choisi parce que j’ai le pouvoir”. / Quiescant et differantur isti paululum, / Que ceux-ci soient tranquilles et attendent un peu».
«Quiescant, non omittantur / Qu’ils soient tranquilles, qu’ils ne soient pas exclus». Augustin vit en partie sous Théodose, le grand empereur chrétien, celui qui a surpris l’Église en acceptant la pénitence publique. Augustin dit qu’aucune œuvre de Théodose n’a rempli les fidèles d’étonnement comme cette humble acceptation de la pénitence publique45;
«non contemnantur / qu’ils ne soient pas méprisés / sed aliquantulum differantur, quo possunt gloriari de semetipsis in semetipsis. / mais qu’ils attendent un peu ceux qui peuvent trouver en eux-mêmes un motif de se glorifier. / “Da mihi inquit illum piscatorem / Donne-moi, dit-il [le Seigneur], ce pêcheur / da mihi idiotam / donne-moi cette personne simple / da mihi imperitum / donne-moi cette personne qui n’a aucune culture / da mihi eum, cum quo non dignatur loqui senator, nec quando emit piscem. / donne-moi celui auquel le sénateur ne daigne pas adresser la parole, pas même quand il va acheter du poisson. / Ipsum inquit da. / Donne-moi un homme de cette sorte, dit-il. / Hunc si implevero, manifestum erit quod ego facio. / Si j’ai rempli [de dons] un homme de cette sorte, il sera évident que c’est moi qui agis». C’est cela le christianisme. Si c’est l’homme qui agit, cela ne surprend personne. Si passe, même à travers l’une des mes pauvres paroles, l’émotion pour l’action d’un Autre, cela peut émouvoir le cœur.
«Quamquam et senatorem et oratorem et imperatorem ego sum facturus / Et même si ensuite je remplis aussi [de dons] le sénateur et l’intellectuel et l’empereur [...]». Et Augustin aura pensé à Marius Victorinus, le grand professeur d’université, dont Augustin rappelle la conversion dans le livre VIII des Confessions46. Ce grand rhéteur disait en secret à Simplicianus: «Je suis déjà chrétien». Et Simplicianus lui répondait: «Tant que je ne te verrai pas dans l’Église du Christ, parmi les catéchumènes, parmi ceux qui, humblement donnent leur nom pour demander le baptême, tu n’es pas chrétien». Et alors Victorinus, le grand philosophe néoplatonicien, répliquait: «Ce sont donc les murailles qui font les chrétiens?». Ce n’étaient pas les murs d’une église. C’était la grâce de l’humilité de se faire petit (puer, infans, écrit Augustin47), en acceptant de s’unir au dernier des pêcheurs pour recevoir le baptême. En 387, dans la nuit de Pâques, entre le 24 et le 25 avril, Augustin a la même humilité. Et cela a été le moment le plus grandiose de sa vie.
«quandocumque facturus ego et senatorem, / et, en effet, je ferai du sénateur aussi mon disciple, / sed certius ego piscatorem / mais il sera plus évident que c’est moi quand je remplirai [de dons] le pêcheur [un homme qui ne compte pas]». Ajoutez donc: quand je remplis de grâce un homme qui est pécheur. Parce que si j’appelle au christianisme quelqu’un de bien, c’est moi certes qui le remplis de grâce, mais c’est pour ainsi dire moins évident. Si j’appelle un pauvre pécheur et que je le remplis de grâce, il est plus évident que c’est mon œuvre.
«Potest senator gloriari de semetipso, potest orator, potest imperator. / Le sénateur [ou un homme bien] peut se glorifier de lui-même, l’intellectuel le peut, l’empereur le peut. / Non potest nisi de Christo piscator. / Un pêcheur [un pauvre homme] ne peut se glorifier de rien sinon du Christ. / Veniat propter docendam salubrem humilitatem. / Qu’il vienne, donc, pour enseigner cette humilité qui donne le salut / Prius veniat piscator. Per ipsum melius adducitur imperator”. / Que vienne en premier le pêcheur [le pauvre homme, le pauvre pêcheur]. Il sera plus beau que l’empereur soit conduit à travers lui».
Ce passage est, selon moi, d’une actualité surprenante. Il a récemment été dit qu’il faut passer du militantisme au témoignage. Il est vrai qu’il faut passer du militantisme au témoignage, mais ce n’est pas là l’essentiel. L’essentiel c’est la personne qui est le sujet du témoignage. Parce que si le sujet du témoignage, c’est nous, un militantisme politique peut faire moins de dégâts qu’un témoignage religieux. Il fait moins de dégâts parce que le militantisme politique a toujours un certain aspect concret. Le sujet du témoignage, ce n’est pas nous, c’est cet ego. Ego facio. C’est Lui48. Autrement, nous sommes comme les pharisiens: nous parcourons mers et continents pour faire un prosélyte, puis, après que nous l’avons fait, nous le rendons plus malheureux que nous-mêmes. C’est ce que dit Jésus49. Et nous le chargeons de poids que nous ne portons pas nous-mêmes50. L’essentiel, c’est le sujet du témoignage. Le sujet du témoignage, c’est Jésus-Christ51. Et l’Église se diffuse ainsi, autrement c’est du prosélytisme pour gens engagés. C’est ainsi que se diffuse la foi52.
Saint Augustin, et avec lui tous les Pères, ont exprimé cette idée avec simplicité, reconnaissant que l’Église se diffuse de façon virginale53. Ce qui veut dire qu’elle se diffuse par la grâce de Dieu et non comme terme d’un effort humain. Augustin dans le De civitate Dei54 dit que qu’il y a trois miracles dans la diffusion du christianisme: le premier, le miracle le plus grand, que le Christ soit ressuscité dans la chair et monté au ciel dans la chair. Le second: que cette foi ait été crue. C’est un miracle que le monde ait cru à cette foi. Mais Augustin ajoute qu’il y a un troisième miracle: la façon dont cette foi s’est communiquée: «Et ipse modus, quo mundus credidit, si consideretur, incredibilior invenitur. / La modalité même [la méthode] à travers laquelle le monde a cru [c’est-à-dire le témoignage], si l’on y regarde bien, suscite l’étonnement». Puis il dit: si, en effet, beaucoup de gens l’avaient vu ressuscité, «et quod viderunt diffamare curarunt / et s’étaient employés à diffuser ce qu’ils avaient vu», cela n’aurait pas été quelque chose de surprenant55. Cela, c’est très beau. Si le témoignage avait été le terme de leur effort – diffamare curarunt – de prosélytisme, ce n’aurait pas été quelque chose de miraculeux. Cela n’aurait pas surpris. En revanche, que le monde ait cru un petit nombre d’hommes (ils étaient douze, et même onze, ils ont dû s’en adjoindre un autre après le départ de Judas) sans aucune culture, sans aucun prestige, cela suscite un étonnement bien plus grand, signe évident qu’un Autre agissait56. La modalité de la diffusion de la foi est une modalité de grâce.


3. Enarratio in psalmum 112, 1-2

Le dernier passage reprend certains éléments de manière, disons, plus émouvante. C’est un commentaire du psaume 112, «Laudate pueri Dominum / Louez, enfants, le Seigneur».
«Nostis, fratres, et saepissime audistis in Evangelio Dominum dicere: “Sinite pueros venire ad me; talium est enim regnum caelorum”; / Frères, vous le savez et vous avez plusieurs fois entendu dans l’Évangile le Seigneur dire: “Laissez venir à moi les petits enfants car le royaume des cieux leur appartient”; / et iterum: “Si quis non receperit regnum Dei sicut puer, non intrabit in illud” / et encore: “Si l’on ne reçoit pas le royaume de Dieu comme un enfant, on n’y entrera pas”. / Quapropter, carissimi, cum cantari auditis in psalmis: “Laudate, pueri, Dominum”, / C’est pourquoi, mes très chers frères, quand vous entendez chanter dans les psaumes: “Louez, enfants, le Seigneur”, / ne arbitremini ad vos istam exhortationem non pertinere / ne pensez pas [Augustin parlait ici surtout à des personnes adultes] que cette exhortation ne vous concerne pas / quia iam corporis pueritiam supergressi, vel iuvenili decore virescitis, vel senili honore canescitis; / vu que vous êtes sortis de l’enfance du corps et que vous vous trouvez dans la fleur de la jeunesse ou dans l’âge vénérable de la vieillesse; / omnibus enim vobis dicit Apostolus: “Nolite effici pueri mentibus; sed malitia parvuli estote, ut mentibus perfecti sitis” / en effet, l’Apôtre vous dit à tous: “Vous ne devez pas devenir des enfants dans votre esprit, mais soyez petits quant au mal, pour être parfaits dans l’esprit”. / Qua malitia maxime, nisi superbia? / Mais y a-t-il un mal plus grand que la superbe? / Ipsa enim de vana granditate praesumens non sinit hominem ambulare per artam viam. / [Ici, c’est très beau] En effet, la superbe, présumant une grandeur vide, ne permet pas que l’homme avance sur la voie droite / et intrare per angustam portam / et entre par la porte étroite».


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