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HISTOIRE
Tiré du n° 10 - 2004

La grande Allemagne, un rêve ésotérique


Interview de Giorgio Galli sur les racines occultistes du nazisme, qui sont également à l’origine de l’idée selon laquelle l’“espace vital” du Troisième Reich devait arriver jusqu’à l’Oural. Cet aspect, peu étudié par les historiens, est de nouveau débattu depuis la chute du mur de Berlin


par Paolo Mattei


Dessus, une affiche des SS (Schutz Staffeln, “Échelons de protection”) avec la stylisation runique du sigle. Les symboles runiques ont été étudiés par Guido von List, un adepte de l’ésotérisme auquel Adolf Hitler (dessous) a fait référence dans les années de sa formation intellectuelle

Dessus, une affiche des SS (Schutz Staffeln, “Échelons de protection”) avec la stylisation runique du sigle. Les symboles runiques ont été étudiés par Guido von List, un adepte de l’ésotérisme auquel Adolf Hitler (dessous) a fait référence dans les années de sa formation intellectuelle

Giorgio Galli considère qu’il n’est pas en mesure de juger l’ésotérisme “de l’intérieur”, et pourtant ses recherches sur l’ésotérisme sont reconnues et appréciées. Il estime qu’il est dans la position «d’un historien et d’un politologue selon lequel la culture ésotérique a beaucoup plus à faire avec les disciplines qu’il étudie que l’historiographie et les sciences politiques ne l’ont cru jusqu’ici», dit-il en choisissant ses mots.
C’est d’ailleurs sur cette base qu’il a étudié le Troisième Reich et publié en 1989 le résultat des ses travaux dans un livre très connu: Hitler e il nazismo magico. Le componenti esoteriche del Reich millenario [Hitler et le nazisme magique. Les composantes ésotériques du Reich millénaire], (Rizzoli, Milan). L’année 1989 lui fait entrevoir des coïncidences significatives: le centenaire de la naissance de Hitler et le bicentenaire de la Révolution française. «Cette année 1989», explique-t-il dans la préface à la seconde édition du texte «allait entrer dans l’histoire à cause de la révolution à l’Est. Cent ans exactement après la naissance du Führer, on a assisté à la chute du mur de Berlin, prémisse d’une Allemagne à nouveau unie et puissance dominante en Europe».
Après les quinze années qui se sont écoulées, après tant d’événements, après la tragédie du 11 septembre 2001 qui a mené à des guerres encore en cours, l’histoire de violence et de mort dont Hitler et le nazisme ont été les protagonistes continue à poser des questions inquiétantes et à se proposer comme unité de mesure de la violence et de la mort qui sévissent chaque jour dans les endroits du monde tourmentés par les conflits. Nombreux sont donc ceux qui s’intéressent à l’éventuel substrat occultiste, magique ou ésotérique de ce phénomène. La télévision s’en est souvent occupée et dans la seule année dernière, deux livres ont eu une certaine diffusion en Italie: celui de Marco Dolcetta, Nazionalsocialismo esoterico [National socialisme ésotérique], Cooper Castelvecchi, Rome 2003 et celui de Mel Gordon, Il mago di Hitler, Eric Jan Hanussen: un ebreo alla corte del Führer [Le magicien de Hitler, Éric Jan Hanussen, un juif à la cour du Führer], Mondadori, Milan 2004.
Nous avons posé quelques questions à Giorgio Galli, auteur de nombreux essais dont certains traitent des rapports entre l’ésotérisme et la politique, comme La politica e i maghi [La politique et les magiciens], Rizzoli Milan 1995, Politica e esoterismo alle soglie del 2000 [Politique et ésotérisme au seuil de l’an 2000], Rizzoli, Milan 1992,et enfin Appunti sulla new age, [Notes sur le New Age], Milan 2003, dans lequel il analyse ce mouvement culturel en partant notamment de documents pontificaux.

Dans votre essai sur le “Nazisme magique”, vous dégagez l’idée d’un “pont ésotérique” entre l’Angleterre et l’Allemagne, entre théories et sociétés ésotériques présentes dans les deux nations à cheval entre le XIXème et le XXème siècle, un pont qui arrive jusqu’aux fondateurs du nazisme. De quoi s’agit-il?
GIORGIO GALLI: Entre la fin du dix-neuvième et le début du vingtième siècle, on assiste à un retour des traditions ésotériques en Allemagne et en Angleterre. Un “pont ésotérique” entre les deux États, celui des fraternités de la Rose-Croix, existait déjà au XVIIème siècle, dans le cadre d’une culture occultiste qui n’était pas étrangère à la Guerre de Trente ans qui ravagea l’Allemagne. Dans les dernières décennies du dix-neuvième siècle, les relations entre sociétés occultistes allemandes et anglaises se resserrent; des liens étroits s’établissent entre personnes influentes – sur la base d’une conception “magique” de la réalité – et se transmettent pendant une ou deux générations. Il y a aussi des éléments inquiétants dans ce retour. L’un d’entre eux est constitué par la “magie sexuelle”, à savoir l’obtention de pouvoirs “spéciaux” dérivant de pratiques sexuelles: en 1888, l’année qui suivit la fondation de l’Hermetic Order of the Golden Dawn, Londres a été ravagée par une série de crimes sexuels, ceux de Jack l’Éventreur dont le mystère n’a toujours pas été éclairci. Certains personnages et certaines relations indiquent de manière significative la résurgence de cette culture ésotérique en Europe, comme par exemple la rencontre à Londres de l’occultiste français Eliphas Lévi (c’était le pseudonyme biblique d’Alphonse-Louis Constant, un ancien séminariste devenu révolutionnaire à Paris en 1848) avec Edward Bulwer-Lytton, qui aura un rôle crucial dans l’évolution des rose-croix au sein de l’Hermetic Order of the Golden Dawn. Après différentes péripéties entre ses activités révolutionnaires et occultistes, Lévi écrira un livre, Dogme et rituel de la haute magie, dans lequel il est question d’une forme d’énergie, le “Vril”; celle-ci donnera son nom à une société qui, avec le fondateur de l’Institut de géopolitique de Berlin Karl Haushofer, contribuera de manière décisive à l’élaboration de l’idéologie nazie en ce qui concerne l’idée de race aryenne et d’“espace vital”, le Lebensraum.
Quels sont les théories et le cadre culturel communs à ces groupes?
GALLI: Tout d’abord, une conception selon laquelle l’histoire que nous connaissons n’est qu’une partie de l’histoire humaine. Seules certaines élites d’initiés connaissent “toute” l’histoire, l’histoire très antique de civilisations pures et non contaminées. Ce savoir et ces connaissances, auxquels il est possible de puiser grâce à des pratiques et des rites occultes, transmettent un pouvoir particulier aux initiés qui doivent aussi jouer un rôle politique pour gérer le futur d’une humanité déchue à laquelle il faut restituer les qualités et les caractéristiques qui se sont perdues avec le temps. Les membres de ces sociétés se considèrent donc comme les dépositaires d’une sagesse antique, primordiale, qui se manifeste souvent dans des rites particuliers. Il est intéressant de constater que certains adeptes de groupes ésotériques se retrouvent parmi les responsables des services secrets de leur pays. Un personnage-clé en ce sens est l’allemand Theodor Reuss, membre de la société occultiste Ordo templi orientis et maître de l’anglais Aleister Crowley. Crowley était lui aussi maître d’occultisme et en même temps agent des services secrets britanniques, et il avait adhéré à la célèbre société de la Golden Dawn – une dérivation, comme nous l’avons vu, de la fraternité de la Rose-Croix –, avant de fonder une section anglaise de l’Ordo templi orientis. La Golden Dawn est à son tour liée à des associations allemandes proches de la doctrine secrète de la russe Elena Blavatskij – fondatrice à New York, en 1875, de la Société Théosophique – et à l’anthroposophie de Rudolph Steiner.
Mais l’hitlérisme et le nazisme naissent bien après ces épisodes...
GALLI: Mon hypothèse est que ce “pont” qui unissait, comme je l’ai expliqué, la culture ésotérique, les ordres hermétiques et les services secrets anglais et allemands entre le dix-neuvième et le vingtième siècle a continué à exister dans la période immédiatement suivante, de sorte que la formation intellectuelle de Hitler et d’une partie du groupe dirigeant nazi s’est faite dans le cadre de cette culture occultiste. J’ai recueilli des données qui me permettent aussi de dire que ce groupe, arrivé à la tête du Troisième Reich, s’interroge sur la manière de mettre en œuvre une stratégie dérivée de cette culture, à savoir la rescousse de la “sagesse aryenne”. De même, je suis en mesure d’affirmer que la décision de Hitler d’entrer en guerre, dans la conviction que l’Angleterre ne serait pas intervenue, peut être comprise dans l’optique de la culture ésotérique où certains cercles au sommet du pouvoir politique anglais puisaient leurs informations. À mon avis, toute l’histoire du nazisme doit être lue à la lumière de ce facteur.
Dessus, Hitler reconstitue le parti national socialiste (interdit après le putsch de 1923), Munich 1925; le premier à gauche est Alfred Rosenberg; le premier à droite est Heinrich Himmler, chef des SS depuis 1929, inventeur et organisateur des camps d’extermination; dessous, l’occultiste Aleister Crowley, agent des services secrets britanniques et membre de la Golden Dawn

Dessus, Hitler reconstitue le parti national socialiste (interdit après le putsch de 1923), Munich 1925; le premier à gauche est Alfred Rosenberg; le premier à droite est Heinrich Himmler, chef des SS depuis 1929, inventeur et organisateur des camps d’extermination; dessous, l’occultiste Aleister Crowley, agent des services secrets britanniques et membre de la Golden Dawn

De quelle manière Hitler entre-t-il en contact avec les expériences ésotériques? Qui a été son mentor?
GALLI: On peut en trouver la première trace dans la revue Ostara, dont Hitler était un lecteur assidu dans les années Vingt. Cette publication prend le nom d’une antique déesse germanique du printemps, ce qui dénote un lien avec la tradition nordique et avec les anciennes divinités païennes antérieures à la diffusion du christianisme en Allemagne. Elle a été fondée en 1905 par un moine défroqué, Jörg Lanz von Liebensfels, qui ouvrit notamment un siège à Werfenstein, le “Château de l’ordre” où il a probablement commencé, avec l’appui financier d’industriels, à patronner une organisation fondée sur la théorie de la supériorité de la race aryenne. Un autre point de référence pour la formation ésotérique du Führer est Rudolf von Sebottendorf, spécialiste de la Cabale, de textes alchimiques et rose-croix, ainsi que des pratiques occultistes des derviches, et promoteur, en 1918 à Munich, de la Thule Gesellschaft, une association dérivée de la Germanorden, une société née au début du siècle qui était fortement caractérisée par des éléments d’antisémitisme et de racisme. Autour de la Thule gravitaient Hitler, Rudolf Hesse, Karl Haushofer et Hans Frank, le futur gouverneur général de la Pologne. C’était une association où dominaient la culture occultiste et les doctrines secrètes qui avaient mûri au cours des décennies précédentes. La Thule – la mythique Atlantide, patrie des Hyperboréens – a donc été la matrice du groupe d’intellectuels qui est à l’origine du nazisme. Von Sebottendorf, entre autre, a publié en 1933 un livre intitulé Prima che Hitler venisse [Avant qu’Hitler ne vienne]. Désireux de ranimer le débat autour des origines ésotériques du nazisme, il y raconte qu’il a été le maître occultiste du Führer. Mais ce groupe d’intellectuels, qui se trouvait désormais au pouvoir, avait décidé depuis longtemps qu’il convenait de cacher les éléments ésotériques et occultistes qui étaient sa référence, pour mettre au premier plan l’organisation politique. D’ailleurs, lorsque le livre de von Sebottendorf paraît, Hitler est déjà chancelier du Reich et le livre est retiré des librairies.
Quelles sont les caractéristiques fondamentales du groupe ésotérique auquel Hitler se réfère?
GALLI: Il faut commencer par dire qu’une des difficultés dans ce domaine, c’est que l’historiographie officielle, l’historiographie académique, s’occupe peu de cet aspect des choses. Le travail dans le secteur de la culture est parfois abandonné à des historiens minoritaires ou même à des personnages tout à fait extravagants auxquels d’ailleurs il arrive souvent de n’élaborer que des recherches marginales. Le fait que la recherche officielle ne s’implique pas dans ce domaine rend difficile l’accès à des sources sûres. Je suis convaincu que si on s’y intéressait plus, on trouverait quelque chose. Mais je reviens à votre question. J’ai fait allusion à des civilisations et à des patrimoines de savoir extrêmement anciens – l’Atlantide étant la référence la plus importante – en somme à cette composante culturelle fondée sur l’histoire fiction, sur la géographie fiction, sur la cosmogonie fiction et sur les lois occultes qui les guideraient. Hitler estime que les fondements de son action politique se retrouvent dans ce lointain passé, dans une sagesse magique à récupérer et dans laquelle se trouve l’instrument qui permettra de forger un futur lumineux. Le groupe d’intellectuels de la Thule qui décide, dans les années Vingt, de transformer la secte occultiste en parti politique de masse croit fermement à tout cela. Il y a donc deux dynamiques: la profonde conviction des initiés qui opèrent dans ces groupes et, en même temps, une certaine influence que ces derniers, pour des raisons amplement approfondies par les historiens, exercent dans certains passages historiques sur les mouvements politiques. Hitler, Himmler, Hess, Rosenberg, Frank, tous se croient les héritiers d’une antique sagesse qui leur permettra d’être les constructeurs d’une nouvelle civilisation. Il faut dire qu’il existe un historien “traditionnel”, dont l’autorité est unanimement reconnue, qui a repéré et mis en valeur certains de ces filons ésotériques: c’est George Mosse. Dans Origini culturali del Terzo Reich [Les Origines culturelles du Troisième Reich], il indique explicitement l’ésotériste Guido von List et sa symbolique runique comme un des points de référence de Hitler. C’est des runes étudiées par von List que provient le sigle des SS, les milices que Himmler utilisera pour réaliser ses projets élaborés dans le cadre de la culture occultiste.
En haut, Adolf Hitler avec Rudolf Hess sur une photo 
de 1939; en dessous, quelques militaires anglais enlèvent les restes de l’avion avec lequel Rudof Hess partit vers la Grande Bretagne pour chercher un accord peu avant l’invasion de la Russie par les Allemands

En haut, Adolf Hitler avec Rudolf Hess sur une photo de 1939; en dessous, quelques militaires anglais enlèvent les restes de l’avion avec lequel Rudof Hess partit vers la Grande Bretagne pour chercher un accord peu avant l’invasion de la Russie par les Allemands

Hitler est souvent décrit comme un homme ignorant, un homme sans qualités. Comment réussit-il à s’imposer dans le groupe ésotérique dont vous parlez?
GALLI: Il existe une tendance répandue qui le présente comme un ignorant et qui caractérise même le travail de Joachim Fest, biographe du Führer, qui a été choisi comme conseiller du dernier film sur Hitler paru en Allemagne, Der Untergang (La Chute). Fest a écrit une excellente biographie de Hitler, mais il tend à le représenter comme un leader de café du commerce et comme un homme qui lisait très peu en dehors des opuscules de propagande antisémite. Ce n’est pas exact. Hitler a lu Nietzsche et Schopenhauer. Dans le groupe formé par Rosenberg, Hess, Himmler, Frank, sa personnalité émerge parce qu’il possède deux caractéristiques qui n’ont pas forcément à voir avec la culture ésotérique: c’est un orateur extraordinairement efficace et un habile organisateur. C’est peut-être des enseignements du magicien Hanussen qu’il a tiré la première, cette forme presque hypnotique de communication avec ses auditeurs. Nous savons de source sûre qu’il prenait des leçons de diction chez Hanussen. Mais il y a appris quelque chose de plus. Hanussen était doté de capacités hypnotiques et le livre de Mel Gordon reconstruit assez bien cet aspect. Dans Mein Kampf, Hitler propose non seulement une idéologie ésotérique, mais aussi des modèles précis d’organisation qui donnent l’impression d’avoir été élaborés par un bon politicien. Himmler, le bureaucrate de l’extermination, a des capacités d’organisateur similaires, mais il est loin d’être un bon communicateur, comme c’est d’ailleurs le cas de Hess. Rosenberg n’est qu’un écrivain, certes très efficace... En somme, dans ce groupe lié à la culture ésotérique, personne n’avait les deux qualités spécifiques que possédait Hitler.
Dans Mein Kampf, Hitler indique les objectifs qu’il s’est fixé: la création d’une Eurasie aux frontières orientales indéfinies, un “condominium” mondial avec l’Angleterre.
GALLI: Oui, c’est une stratégie ésotérique dans laquelle se mêlent l’occultisme et la géopolitique. C’est Haushofer qui a élaboré les théories relatives à l’“espace vital”. Il est convaincu, sur la base de considérations mystiques et spirituelles qui voient dans la nation allemande le centre du monde, mais aussi à partir d’autres théories de géopolitique comme celles de l’anglais John Mackinder qui avait identifié l’Europe orientale et la Russie européenne comme le “cœur de la terre”, que pour reconstruire la civilisation aryenne, il faut construire une grande région qui irait de l’Europe occidentale à l’Oural, un espace vital, le “Lebensraum” de la nouvelle civilisation aryenne. L’Allemagne est le fondement de cette vision géopolitique qui prélude à la création d’une nouvelle civilisation et d’un homme nouveau qui récupérerait les antiques vertus perdues. À cela s’oppose le rêve des juifs, qui aspirent à l’hégémonie sur le monde et qui doivent être d’abord marginalisés, puis éliminés. C’est donc de ce projet de nature ésotérique que naît le Drang nach Osten.
Mais il y a, à la tête du Troisième Reich, des hommes qui ne partagent pas la même culture que Hitler et ses associés...
GALLI: C’est vrai, mais eux aussi, ils sont influencés par l’occultisme: Göring le pragmatique s’intéressait à la théorie de la “terre creuse”, Goebbels est intrigué par Nostradamus... et quoiqu’il en soit, Göring et Goebbels partagent le programme de Hitler justement parce qu’ils sont influencés par ses convictions ésotériques.
Arrivons au voyage de Hess en Écosse, en mai 1941. Ce vol, lui aussi, advient sous le signe de l’ésotérisme...
GALLI: Le projet de condominium avec l’Angleterre sur la base du Lebensraum comme prémisse de la construction d’une nouvelle humanité n’a cessé de se poursuivre, y compris après le début de la guerre, lorsqu’il fut évident que l’espoir de la neutralité de la Grande-Bretagne s’était évanoui. Mais le “pont” était toujours sur pied. Par ailleurs, l’épisode de Dunkerque, où les chars allemands s’étaient arrêtés en Quarante, permettant ainsi la fuite des troupes anglaises et françaises, peut être interprété comme une tentative de trouver un accord avec les interlocuteurs ésotériques présents dans l’île. Hess s’envole pour l’Écosse le 10 mai 1941 pour essayer de convaincre ces interlocuteurs de ne pas intervenir, au moment où l’URSS envahit l’Allemagne. Il veut probablement rencontrer les héritiers de sociétés comme la Golden Dawn, qui ont des rapports avec la maison royale et avec lesquels on peut discuter. Quoiqu’il en soit, c’est certainement le duc d’Hamilton, une personne qui a la confiance du roi d’Angleterre, que cherche Hess. Il est pronazi et il entretient depuis longtemps des rapports avec Hess et avec les autorités du Reich. La décision de ce voyage naît probablement après un débat entre les dirigeants ésotériques nazis, et il est donc plausible que Hitler en ait eu connaissance. Cette opération a été couverte par une opération de désinformation massive. Mais Hess et les nazis se font des illusions: le “pont” existe encore, mais il est désormais trop fragile pour y faire passer une sorte d’accord entre Allemagne et Angleterre sur le Drang nach Osten. En mai 41, les aristocrates anglais eux-mêmes sont “résignés” à faire la guerre à l’Allemagne.
Hans Frank, gouverneur général de la Pologne pendant les années du Troisième Reich; il fit partie 
du groupe qui gravitait autour de l’association ésotérique Thule Gesellschaft, à l’origine du groupe des intellectuels qui donna naissance au nazisme

Hans Frank, gouverneur général de la Pologne pendant les années du Troisième Reich; il fit partie du groupe qui gravitait autour de l’association ésotérique Thule Gesellschaft, à l’origine du groupe des intellectuels qui donna naissance au nazisme

Dans votre livre, vous expliquez que Hitler a cherché jusqu’au dernier moment un accord avec l’Angleterre.
GALLI: Oui. Après sa défaite en Russie, au lieu d’essayer de bloquer la contre-offensive russe, Hitler déplace ses divisions cuirassées du front oriental au front occidental. Sa tactique est toujours la même: «Obliger l’Angleterre à la paix par la force», comme, semble-t-il, il l’a dit lui- même. Il croit jusqu’à la fin que ce “pont” ésotérique peut être reconstruit.
Comment est-il possible qu’à partir d’expériences ésotériques, on réussisse à obtenir un pouvoir aussi grand que celui de Hitler et de ses associés en Allemagne?
GALLI: J’ai toujours essayé d’éviter de privilégier exclusivement la clé interprétative de l’ésotérisme pour expliquer certains faits. Il s’agit certainement, je l’ai déjà dit, d’un aspect important et négligé. Mais Hitler a obtenu ce consensus pour des raisons que l’historiographie a déjà abondamment étudié et que je ne mets pas en doute: l’humiliation allemande après la première guerre mondiale, les frustrations dérivant de la défaite et du traité de Versailles, la crise économique de 1929 qui provoque six millions de chômeurs, la politique de Weimar qui ne réussit pas à donner une réponse à tous ces problèmes, telles sont les principales raisons qui permettent à Hitler de prendre le pouvoir. Hitler a réussi à faire face au chômage avant même le réarmement, grâce à de grands travaux publics, en acceptant les conseils de Hjalmar Schacht, financier et homme politique, qui était un keynésien. D’ailleurs, dans Mein Kampf, Hitler présente un projet politique qui a des aspects normaux, comme justement la lutte contre le chômage.
August von Galen, évêque de Münster pendant la période nazie, est défini par le New York Times comme «l’opposant le plus obstiné au programme national-socialiste anti-chrétien». Or il a parlé du nazisme comme d’une «tromperie religieuse»...
GALLI: D’une certaine manière, le nazisme est une tromperie religieuse. D’ailleurs, Pie IX avait manifesté sa grande inquiétude avec la publication de son encyclique Mit Brennender Sorge, et il parlait de néo paganisme. En réalité, on peut parler de quelque chose de plus que le néo paganisme. Toutes les cérémonies national socialistes reproduisent un modèle religieux: les lumières, le Führer qui apparaît comme une épiphanie magique... Elles ont toutes un caractère de liturgie magique.
Il semble que Churchill lui-même, le grand opposant des programmes ésotériques de Hitler, n’ait pas dédaigné la compagnie des occultistes...
GALLI: Dans mon livre La politica e i maghi [La politique et les magiciens], j’explique que Churchill s’en remettait aux voyants. Churchill était un conservateur absolu et un anti-communiste absolu. N’oublions pas qu’il a collaboré avec le Popolo d’Italia de Mussolini. Dans sa vision du monde, seuls les peuples de langue anglaise sont à la hauteur de la démocratie. Pour les autres peuples, toute autre forme de régime peut aller. Pour lui, l’histoire de l’Occident coïncide avec l’histoire des peuples anglophones. Hitler aurait donc pu aussi lui plaire, comme il plaisait à certains secteurs conservateurs de la société anglaise. Mais d’après moi, il avait des relations avec les sociétés ésotériques anglaises qui lui avaient fourni un certain nombre d’informations sur la “contre initiation” de Hitler.
Karl Haushofer, fondateur de l’Institut de géopolitique de Berlin et principal inventeur de la théorie nazie 
du Lebensraum, l’“espace vital”

Karl Haushofer, fondateur de l’Institut de géopolitique de Berlin et principal inventeur de la théorie nazie du Lebensraum, l’“espace vital”

C’est-à-dire?
GALLI: Dans la culture ésotérique, il existe une différence fondamentale entre “initiation” et “contre initiation”. L’initiation – c’est-à-dire l’initiation maçonnique – serait positive. Mais la contre initiation aurait quelque chose de diabolique. Churchill avait su que Hitler était un “contre initié”. Étant donc au courant du cadre “ésotérico-diabolique” de la “contre initiation”, il craignait que derrière les objectifs négociables, – laisser les mains libres à l’Allemagne à l’Est en échange de la garantie de la continuité de l’Empire britannique –, qui étaient probablement acceptables pour lui, il y ait des fins non négociables: l’empire du mal. Hitler ne voulait pas seulement un empire de type géopolitique. Il voulait l’empire sur les consciences, fondé sur une série de valeurs que même le conservateur anti-communiste qu’était Churchill voyait comme négatives et non négociables. Le fait est que la prophétie hitlérienne sur la fin de l’empire britannique s’est en substance réalisée. Hitler avait prophétisé que Churchill aurait détruit l’empire britannique et qu’il aurait livré le sceptre impérial aux États-Unis.
Une dernière question. René Girard a récemment dit dans une interview que «le mépris nazi pour la tendresse chrétienne envers les victimes n’est pas sorti de l’histoire». Le professeur français a aussi affirmé qu’il «craignait qu’à l’avenir, certains essaieront de reformuler ce même principe de manière plus politically correct et pourquoi pas, en le revêtant de christianisme». Qu’en dites-vous?
GALLI: Girard est un grand historien, extrêmement documenté et riche d’intuitions. Je crois qu’il est possible de penser à un nazisme comme “revêtu de christianisme”, ne serait-ce que parce que le nazisme, avec ses caractéristiques spécifiques, ne peut se répéter. Et je ne crois pas que des mouvements autoritaires comme ceux des années Vingt ou Trente puissent provoquer une crise de la démocratie représentative; mais il existe le risque que, dans les démocraties occidentales, ne se maintiennent que les formes de la démocratie et non pas sa substance. Les partis ne seront plus mis hors-la-loi, les libertés civiles seront maintenues dans une certaine mesure mais en même temps, le risque que seules subsistent les formules, et non la substance de la démocratie pourrait exister. Il pourrait y avoir une non démocratie maquillée en démocratie. C’est pourquoi l’intuition de Girard est plausible. De même qu’il est possible qu’une anti-démocratie se présente avec des modalités apparemment démocratiques, de même il est possible qu’un anti-christianisme qui méprise les victimes comme l’a fait le nazisme puisse agir en se revêtant de formes chrétiennes. Je ne voudrais pas trop m’engager sur un terrain que je ne connais pas, mais je sais que des publications existent, – et qu’elles sont de plus en plus répandues – qui expriment des tendances qu’on pourrait appeler, je pense, “intégrisme apocalyptique”. Ces tendances pourraient en quelque sorte préfigurer un risque semblable à celui dont parle Girard. Certaines caractéristiques isolées qui ont concouru à la montée du nazisme pourraient réapparaître dans ce contexte.


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