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EN SOUVENIR DE DON GIACOMO...
Tiré du n° 05 - 2012

Le christianisme: une histoire simple


Rencontre avec don Giacomo Tantardini au Centre culturel Fabio Locatelli de Bergame 15 décembre 2000


par don Giacomo Tantardini


Je voudrais commencer par une phrase de Charles Péguy, qui résume plus ou moins ce que nous venons d’écouter. Dans l’une de ses poésies à Notre-Dame de Chartres, il dit: «On nous en a tant dit, ô reine des apôtres, / Nous n’avons plus de goût pour la péroraison. / Nous n’avons plus d’autels que ceux qui sont les vôtres, / Nous ne savons plus rien qu’une simple oraison».

Je crois que lorsque Péguy faisait le pèlerinage de Chartres, au début du siècle, pour demander la grâce de la guérison pour ses enfants… ses enfants qui n’étaient pas baptisés: Péguy vivait – disons-le – avec une femme juive qui avait refusé de les faire baptiser. Il n’avait donc jamais pu se marier à l’église et il ne pouvait pas recevoir les sacrements. Et pourtant, je pense qu’après Dante, Péguy est celui qui a porté le témoignage poétique le plus important des derniers siècles. La grâce du Seigneur est donnée à la mesure du don du Christ, à la mesure de ce qu’Il veut.

«On nous en a tant dit, ô reine des apôtres, / Nous n’avons plus de goût pour la péroraison. / Nous n’avons plus d’autels que ceux qui sont les vôtres, / Nous ne savons plus rien qu’une simple oraison». Et pourtant, ce soir, je dois parler. Alors je voudrais simplement dire trois choses qu’à mon avis, la Tradition de l’Église, que la simplicité de la Tradition (“simple oraison” cela fait écho à la simplicité de la Tradition), que la simplicité de la Tradition chrétienne redit, répète, justement à Noël.

 

Dieu appelle Adam et Ève après le péché originel, Chapelle Palatine, Palerme

Dieu appelle Adam et Ève après le péché originel, Chapelle Palatine, Palerme

1. Il existe une expression dogmatique que le monde moderne, surtout dans les dernières décennies, ce monde qui est aussi dans l’Église, surtout ce monde qui est dans l’Église, a essayé en quelque sorte de censurer. Or on ne comprend rien de la vie des hommes et on ne comprend pas le christianisme si on ne part pas de là: du péché originel. Le péché originel. Si on ne part pas du fait que tous les hommes, sauf Marie, naissent avec le péché originel. On ne comprend rien de la vie, on ne comprend rien – comme le dit le dernier Concile œcuménique de l’Église dans une très belle expression – de la société humaine, si on ne part pas de là: que les hommes naissent mauvais. Comme le dit Jésus: «Vous qui êtes mauvais». «Pourquoi m’appelles-tu bon? Seul Dieu est bon». «Si homo non periisset, Filius hominis non venisset»: c’est ainsi que saint Augustin résume la conscience de l’Église: si l’homme n’avait pas péché, le Fils de l’homme ne serait pas venu.

Je voudrais reprendre le début de l’hymne La Nativité d’Alessandro Manzoni…

Sous bien des aspects, Alessandro Manzoni n’est pas, comment dire, un auteur actuel, parce qu’il décrit dans son merveilleux roman Les Fiancés la condition chrétienne d’une époque donnée: il ne parle donc pas de nous, car cette condition n’existe plus aujourd’hui. Peut-être la page la plus actuelle des Fiancés est-elle celle qui décrit la conversion de l’Homme sans nom, au moment où, au bout d’une longue nuit, il voit le peuple en fête qui va accueillir le cardinal Frédéric, il se demande: «Mais qu’est-ce qu’ils ont, tous ces gens, à faire la fête?». C’est celle-là, la page la plus actuelle des Fiancés. «Qu’est-ce qu’ils ont, tous ces gens, à faire la fête?». Alors naît dans le cœur de l’Homme sans nom la curiosité de savoir pourquoi ces gens sont si heureux. C’est la page qui décrit comment on peut devenir chrétien, aujourd’hui… Les ancêtres de Manzoni sont originaires de Barzio, le petit village où je suis né, au-dessus de Lecco; le grand-père de Manzoni s’appelait Alessandro parce que le saint patron de Barzio, comme celui de Bergame, est saint Alexandre. Et je crois que l’auteur des Fiancés s’appelle Alessandro pour la même raison… Je me sens proche de lui pour d’autres raisons, même si, je le répète, Manzoni n’est pas un auteur actuel; il n’est certainement pas actuel comme Péguy.

L’hymne La Nativité commence par l’image de ce rocher qui est tombé du haut de la montagne et gît au fond de la vallée: «Aux lieux où sa lourde masse gît immobile; / et malgré la succession des siècles / jamais il ne reverra le soleil / de son antique cime, / à moins qu’une puissance amie / ne le reporte à la lumière». Le rocher qui gît au fond de la vallée, le rocher qui est tombé du haut de la montagne ne peut revoir le soleil de la cime, si une force amie ne le prend et le reporte à la lumière. «Tel gisait le fils infortuné / de la première faute». Ainsi gisait l’homme, fils du premier péché. Ainsi gisait-il. «Là d’où il ne pouvait plus relever / sa tête superbe». Je trouve que c’est la définition la plus réaliste qui soit du péché originel.

Qu’est-ce que le péché originel? Dans le dernier volume de la collection qui recueille les conversations tenues dans l’une des maisons des Memores Domini, don Giussani dit: «Qu’est-ce que le péché originel? Qu’est-ce que l’orgueil du péché originel? C’est l’affirmation de soi-même avant tout, avant celle de la réalité». L’homme ne voit rien d’autre que lui-même. Tombé de cette hauteur, il ne voit rien d’autre que lui-même. D’abord l’affirmation de soi avant celle de la réalité. Et puis il y a une autre strophe de l’hymne que je vous lis tout entière, tellement elle est réaliste: «Parmi toutes ces générations vouées à la haine». Vouées à la haine. Comme cela. Elle est comme cela, la condition humaine. Il y a quelques semaines, j’ai été frappé qu’à l’occasion d’un prix qui lui avait été remis par l’université de Stuttgart, Norberto Bobbio, un écrivain non chrétien, non catholique, ait cité Hegel. Hegel, qui est devenu le maître de tous nos contemporains, hélas! Bobbio a cité l’une des rares expressions réalistes de Hegel, qui dit que l’histoire humaine n’est qu’une grande boucherie. C’est bien cela. L’histoire humaine n’est qu’une grande boucherie. L’histoire humaine, dit saint Augustin en citant l’exemple de Rome, l’histoire de Rome qui naît d’un fratricide, et qui passe d’assassinat en assassinat. «Parmi toutes ces générations vouées à la haine». Vouées à la haine. Non pas au geste créateur. La création est bonne. Mais en réalité, à cause du péché originel, nous naissons voués à la haine. Et les choses bonnes, les choses belles, elles aussi, sont aussitôt chassées hors de leur bonté originelle. Et l’homme peut faire l’expérience de cette condition du péché originel, l’homme en fait l’expérience. La grande poésie ne fait rien d’autre que de parler de ça. On n’a pas besoin d’avoir la foi pour reconnaître les effets du péché originel, l’intelligence humaine suffit. Ne pas reconnaître les effets du péché originel, c’est une question de manque d’intelligence, c’est une question d’illusion, c’est une question d’idéalisme.

«Parmi toutes ces générations vouées à la haine / Quel homme y avait-il / Qui pût dire / Au Saint inaccessible…». Oh, comme il est chrétien, le Manzoni qui écrit ces lignes. «Inaccessible»: au Saint qu’on ne peut pas atteindre, au Saint inconnu, au Saint dont on ne connaît pas le visage. Et si un homme dit Dieu existe, mais ne le voit pas (comme saint Bernard dans une lecture du bréviaire au temps de Noël), comment peut-il reconnaître ensuite que Dieu est là, s’il ne peut L’atteindre, s’il est tombé au fond du ravin, s’il ne peut pas revenir à la lumière originelle, à la lumière de l’aurore du premier commencement de la Création? Comment peut-il dire que Dieu est là? «Quel homme y avait-il / Qui pût dire / Au Saint inaccessible: Pardonne». Pardonne! «Qui remercier, qui maudire?», demandait Cesare Pavese dans l’une des dernières phrases de son journal. Qui remercier, qui maudire si le Mystère existe, mais s’il est inaccessible, s’il existe mais s’il n’a pas de visage, s’il existe mais s’il est incompréhensible, s’il existe mais si on ne peut pas le connaître? «Faire une alliance éternelle? / Et arracher sa proie / au vainqueur infernal?». Qui pouvait arracher sa proie au diable?

Voici donc la première indication: l’homme naît avec le péché originel. Et le dogme de l’Église dit que le péché originel blesse l’homme in naturalibus, dans ses dimensions naturelles. Et ce n’est pas tout: le péché originel empêche toute cohérence. Par exemple, on sait que l’avortement est un péché, mais après, on est incohérent. Et ce n’est pas tout. À la longue, le péché originel empêche même de se rendre compte que l’avortement est un péché, parce que le péché originel blesse les hommes dans leur intelligence naturelle: à cause du péché originel, non seulement la volonté est affaiblie, mais l’intelligence est obscurcie en tant que telle. C’est pour cela que ce qui est naturel, et même ce qui est créaturel, et aussi ce qui est contre le cœur, contre le geste créaturel, l’homme est incapable de le reconnaître, sa vue est brouillée. Non pas qu’il ne puisse pas le reconnaître, mais sa vue est brouillée. On ne comprend pas la réalité, on ne comprend pas le monde, si on ne part pas de là. On ne connaît pas le monde dans lequel nous vivons, on ne connaît pas les circonstances dans lesquelles nous vivons.

 

<I>L’Annonciation</I>, avec la scène où Adam et Ève sont chassés du Paradis terrestre après le péché originel, Fra Angelico, Musée du Prado, Madrid

L’Annonciation, avec la scène où Adam et Ève sont chassés du Paradis terrestre après le péché originel, Fra Angelico, Musée du Prado, Madrid

2. Dans ces conditions, qu’est-ce qui reste? Le Mystère inaccessible, qui n’a pas de visage, et l’homme, pour lequel la lumière (la lumière veut dire la surprise de la création, qui est bonne), cette lumière n’est plus familière. La création n’est plus précieuse beauté, n’est plus précieuse splendeur, la création est devenue étrangère, hostile, tant et si bien que Caïn tue Abel. Qu’est-ce qui reste? Il reste le cœur. Le cœur est blessé, mais le cœur reste le cœur. Le catholicisme dit cette autre grande chose. Blessé, aveuglé au point de ne plus reconnaître la vérité et n’ayant plus la force d’être cohérent avec la vérité, l’homme garde cependant un cœur. Il reste le cœur de l’homme. Le cœur que notre mère, que notre père nous ont donné, qu’à travers eux Dieu nous a donné, ce cœur reste cœur. Ceci veut dire que le cœur reste attente, attente de rencontrer quelque chose. Le cœur reste demande d’être content, le cœur reste demande de bonheur. Le cœur blessé reste cœur.

Je vous lis deux passages du plus beau poème de Leopardi, À sa femme, quand il dit que ce qu’il cherchait dans la beauté de la femme était une beauté plus grande, une beauté qui pût enfin satisfaire l’attente du cœur. Mais il ajoute qu’il s’agissait d’un rêve d’adolescent. Une fois devenu adulte, il se rend compte que ce rêve est devenu impossible. «De t’admirer vivante / Désormais ne me reste nul espoir». Je n’ai plus aucun espoir de te voir vivante, ô beauté. Je n’ai plus aucune espérance de rencontrer ici bas, dans cette vie, cette chose imprévue, cette chose imprévisible que mon cœur attend. «À peine s’ébauchaient / Les premiers pas de mon obscure et fragile journée». Le génie humain est prophétie du Christ, non pas au sens qu’il est présage du Christ, non pas au sens où il tient des propos chrétiens. Mais au sens où il L’attend; il L’attend, en posant des questions ou en maudissant, mais il L’attend. «À peine s’ébauchaient / Les premiers pas de mon obscure et fragile journée». «Fragile». Si le Saint, si le Mystère est inaccessible, l’homme peut-il être autre chose que fragile? Que peut faire l’homme? On ne peut pas condamner l’homme, on ne peut pas condamner l’homme pour son nihilisme, on ne peut pas condamner l’homme pour sa “non foi”. Que peut-il faire, si le Mystère n’a pas de visage? Que peut-il faire? D’autant plus que le nihilisme (et en cela, saint Augustin précède Nietzsche et lui répond) naît du fait que l’homme se rend compte que ce Dieu qu’il dit attester est une projection de lui-même, qu’il se rend compte du fait que Dieu n’existe pas. Si Dieu est une projection, une image de l’homme, l’homme se rend compte que Dieu n’existe pas, que Dieu n’est rien. Nihil est, il n’est rien «… obscure et fragile, / Mes pensées se tournèrent / Vers toi voyageuse sur cet aride sol». Je pensais te rencontrer sur cet aride sol, rencontrer ce que le cœur attend. «Mais sur cette terre, / rien qui te ressemble». Mais sur cette terre, je n’ai rien rencontré, rien qui méritât, au plus profond, mon cœur. J’ai rencontré un grand nombre de choses (Leopardi a eu un grand nombre de femmes), mais rien, vraiment nulle chose qui méritât, au plus profond, mon cœur. «Mais sur cette terre, / Rien qui te ressemble; / Et si même quelqu’une t’égalait / par son visage, ses actes, ses propos, / Si semblable qu’elle soit, elle serait bien loin de ta beauté». Ici il y a l’intuition, qui ne peut être que grâce: mais même s’il existait quelqu’une qui te ressemblât par son visage, par ses paroles et par ses gestes, «Si semblable qu’elle soit, elle serait bien loin de ta beauté», bien loin de ce que mon cœur attend.

Ce poème se termine par une prière, la plus belle prière d’un athée, car Giacomo Leopardi était athée et matérialiste. Aucun dévot n’a écrit une telle prière au Mystère qui s’est révélé: «Si, des éternelles idées / tu es de celles qui de la forme sensible / Dédaignes l’art éternel d’être revêtue». Si toi, ô beauté, si toi ô chose que le cœur attend, si toi ô chose que le cœur demande, si toi, félicité, tu es l’une des éternelles idées, si toi tu dédaignes de te revêtir d’une forme sensible. «Et parmi les dépouilles caduques / Dédaignes d’éprouver ici bas les tracas de la vie mortelle», et dédaignes d’expérimenter ici, sur la terre, les tracas de cette vie qui court vers la mort «De cette terre où courent les années fugitives et funestes, / Reçois cet hymne d’un amant inconnu».

«De cette terre où courent les années fugitives et funestes». C’est cela, le réalisme chrétien. Le réalisme chrétien dit par un athée, mais le réalisme chrétien. C’est le réalisme humain et c’est donc prophétie de Celui qui a créé le cœur tel qu’il est. Sur cette terre où les choses passent en un instant. Où passent aussi en un instant les choses belles, même le sourire d’un enfant, d’un fils, et même l’affection pour une femme que l’on aime. «De cette terre où courent les années fugitives et funestes, / Reçois cet hymne d’un amant inconnu». Ce qui reste, c’est le cœur, le cœur qui attend une chose comme cela. Mais l’homme (et nous reprenons encore une expression de saint Augustin, qui a été dans l’Église le témoignage peut-être le plus fascinant humainement de ce cœur), l’homme est loin de son cœur, fugitivus cordis sui. L’homme est loin de cette demande et l’homme se contente. Il se contente. Et de quoi se contente-t-il? De l’usure, de la luxure et du pouvoir. Et il n’y a pas de religion qui tienne. L’homme se contente de ces trois choses, l’argent, la luxure et le pouvoir, celui qui croit en Dieu comme celui qui n’y croit pas. Et c’est l’une des choses les plus impressionnantes de la Cité de Dieu d’Augustin. En soi, la croyance en Dieu ne change pas la vie, en soi, elle ne change pas la vie. Tous les livres de la Cité de Dieu d’Augustin sont d’actualité. Dans les Livre VIII, IX et X, Augustin parle des philosophes qui ont connu Dieu, qui ont reconnu l’existence de Dieu. Et pourtant, à la fin «Ils ont jugé bon d’offrir des honneurs divins, des rites et des sacrifices au diable». Le satanisme peut aussi venir du fait que l’on se proclame croyant en Dieu, parce que la croyance en Dieu ne change pas réellement la vie. Ce qui change la vie, c’est autre chose. Si la croyance en Dieu changeait la vie, «Il n’était pas besoin que Marie engendrât», comme le dit Dante.

 

<I>Repos durant la fuite en Égypte</I>, Bartolomé Esteban Murillo, Musée Pouchkine, Moscou

Repos durant la fuite en Égypte, Bartolomé Esteban Murillo, Musée Pouchkine, Moscou

3. C’est pour cela que nous fêtons Noël. Vous comprenez? Parce que si la croyance en Dieu changeait la vie, il n’était pas besoin de ce qui s’est passé il y a deux mille ans. Et ce n’est pas tout! On ne pourrait pas être reconnaissant comme on est reconnaissant. Quand il y a deux mille ans, dans ce village à la frontière de la Palestine, dans la Galilée des Gentils, l’ange Gabriel fut envoyé à une jeune fille juive nommée Marie… Tout a commencé à ce moment-là. Le Saint inaccessible, Celui qui a créé le cœur bon… (mais le péché originel a mené à cette condition qui fait que l’homme se contente, qu’il ne peut que se contenter de la luxure, de l’argent et du pouvoir), le Saint inaccessible s’est fait chair dans le ventre d’une femme. Un fait. Cette histoire simple a commencé là. Et elle a commencé justement comme une histoire, comme une histoire simple. Elle a commencé par «Je te salue, ô pleine de grâce, le Seigneur est avec toi». Et alors, cette petite jeune fille juive, qui n’a pas compris tout de suite, fut troublée et se demanda ce que voulait dire ce salut. Et l’ange lui dit: «Ne crains pas, Marie, tu as trouvé grâce auprès de Dieu». Et alors, cette petite jeune fille a dit ce «Oui», ce «Me voici», grâce auquel l’homme a l’espoir d’être sauvé. Sans ce «Me voici», la croyance en Dieu tout entière ne donnerait pas l’espérance à l’homme. Ce «Me voici» fait commencer une histoire, une histoire simple. Une histoire veut dire que Celui qui a commencé par ces mots adressés à Marie: («Tu as trouvé grâce auprès de Dieu»), c’est Lui, c’est Lui qui fait que ce début ait une suite. En fait, pensez à la Vierge. Pensez: elle a persévéré dans ce «Me voici» même après le départ de l’ange. Pensez au réconfort… (c’est l’une des choses qui m’impressionnent le plus, qui m’émeuvent le plus lorsque je pense à Marie), pensez au premier réconfort qu’elle a reçu, à la première confirmation que ce qu’elle avait entendu était une chose réelle, lorsqu’elle s’est rendu compte qu’elle était enceinte comme toutes les femmes. Cela a dû être quelque chose d’inouï. Parce que cela voulait dire que cette promesse était réelle, cette promesse à laquelle elle avait tout de suite dit «Oui», à laquelle elle avait dit «Me voici», cette promesse était réelle, parce que ce qu’un Autre avait commencé, elle allait le mener à son achèvement. Et l’autre réconfort qui m’émerveille, et qui m’émeut, c’est quand l’ange dit à saint Joseph, en rêve. «Joseph, fils de David, n’hésite pas à prendre avec toi Marie, ton épouse, parce que celui qui est né en elle vient de l’Esprit Saint». Et pensez, parce que nous pouvons imaginer… (et c’est une chose différente de toutes les autres religions de ce monde, c’est autre chose. C’est une histoire d’hommes, de jeunes gens, c’était deux jeunes gens), pensez ce que cela a voulu dire pour Marie lorsque Joseph l’a prise avec lui. Cela a été une autre confirmation, une autre confirmation que cette rencontre, ce «Je te salue, ô pleine de grâce» était réel. Et puis ils sont allés ensemble chez Élisabeth, parce que l’ange lui avait dit qu’Élisabeth, elle aussi, attendait un enfant; et cela aussi a confirmé ce «Je te salue, ô pleine de grâce. Ne crains pas, Marie».

Pourquoi le christianisme est-il une histoire simple? C’est une histoire simple (nous utilisons un mot que l’Église utilise depuis deux mille ans), parce qu’elle est grâce, parce qu’elle est un événement et donc une histoire de grâce. Si ce n’était pas grâce, ce serait une chose compliquée. Pourquoi la religiosité humaine n’est-elle pas simple? Parce qu’elle naît de l’homme. Parce qu’elle est la tentative bonne de l’homme qui cherche à reconnaître le Créateur en partant des choses créées. Mais cela n’est pas une chose simple, c’est une chose difficile. Le dogme de foi dit: c’est une chose difficile, une chose qui appartient à un petit nombre, une chose qui, même quand la religiosité arrive à son terme (le Mystère existe) est mêlée à des erreurs. Ce sont les mots du dogme de l’Église. Non seulement cela appartient à un petit nombre, non seulement cela est difficile, mais même quand quelqu’un arrive à dire «Dieu existe», cette affirmation est mêlée à des erreurs. En revanche, il y a deux mille ans a commencé une chose qui est très simple. Il a été promis à cette jeune fille qu’elle aurait conçu et qu’elle aurait accouché. Et pendant ces neuf mois, combien d’épisodes, des épisodes tellement humains… Tout d’abord, elle se rend compte qu’elle est enceinte (et que son ventre grossit comme le ventre de toutes les femmes enceintes). Et le témoignage de Joseph qui, obéissant à ce Mystère plus grand que lui, la prend avec lui. Et le témoignage de sa cousine Élisabeth: elle aussi attend un enfant. Et ce Noël, ce premier Noël, quand pour la première fois les yeux de deux jeunes gens, de Marie et de Joseph, ont vu Dieu. Ils ont vu Dieu. Le christianisme commence comme ça. Ils n’ont pas cru que Dieu existe, non, cela, les musulmans le croient aussi, eux qui sont probablement plus religieux que nous dans cette religiosité, mais qui n’ont pas vu. Ils n’ont pas vu – et pourtant Il est venu – et, dans la religiosité et dans la moralité ils peuvent être plus moraux et plus religieux que nous. Et là aussi, Paul VI a été grand lorsqu’il n’a rien fait pour empêcher la construction de la mosquée à Rome, lorsqu’il a même répondu, à ceux qui disaient qu’il fallait obtenir la réciprocité, que l’Église ne s’abaissait pas à ce niveau. Mais c’est autre chose. Le christianisme est autre chose par rapport à toutes les religions du monde, à toutes les morales du monde. C’est qu’il y a deux mille ans, un jeune homme et une jeune fille, Joseph et Marie, ont vu Dieu de leurs yeux, pas grâce à une vision mystique. Marie a accouché de Dieu. Et Joseph et elle l’ont regardé, émerveillés. C’est ainsi qu’a commencé l’histoire chrétienne. Ils sont restés là, à regarder Dieu. Et puis, cette même nuit, les anges ont annoncé aux bergers que dans la cité de David (parce que Dieu est fidèle à ses promesses), «dans la cité de David le Sauveur est né pour vous». Et les bergers sont allés voir, ils sont allés et ils ont vu un enfant. Cet enfant était Dieu. Et quand nous disons, dans le Credo, «Dieu né de Dieu, lumière née de lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu [cet enfant], engendré, non pas créé, de même nature que le Père, et par lui tout a été fait. Pour nous les hommes, et pour notre salut [pour nous les hommes, pour l’homme qui se contente de la luxure, de l’usure et du pouvoir, pour cet homme, non pas pour les hommes de bonne volonté (la bonne volonté appartient à Dieu), mais pour cet homme concret], pour nous les hommes et pour notre salut, Il descendit du ciel et Il s’est fait chair par l’opération du Saint-Esprit…».

J’ajoute ceci. Après Marie et Joseph, après ces trente ans pendant lesquels l’Éternel, qui a commencé à exister et à grandir dans le temps (l’Éternel, restant éternel, a commencé à exister et à grandir dans le temps et à compter les jours, les heures, les mois et les années, comme tout enfant), après ces trente ans qu’il a vécus à Nazareth en obéissant à son père et à sa mère, commence sa mission, quand les deux premiers disciples l’ont rencontré, un après-midi, sur les rives du Jourdain, quand Jean et André, après que Jean-Baptiste avait indiqué «Voici l’Agneau de Dieu, voici Celui qui enlève les péchés du monde» se sont mis à Le suivre. Ils se sont mis à Le suivre, attirés par Lui. Et alors Jésus se tourne vers ces deux jeunes hommes – André était marié, il avait donc quelques années de plus, mais Jean était vraiment un tout jeune homme –, il demande à ces deux jeunes hommes: «Que cherchez-vous?». Je suis toujours frappé par leur réponse. Ils ne lui ont pas répondu «Nous cherchons la vérité», ils ne lui ont pas dit «Nous cherchons le bonheur». Ils ne lui ont même pas dit «Nous cherchons le Messie». Ce que leur cœur cherchait, ils l’avaient devant eux. Ils l’avaient devant eux. Le cœur est infaillible, il est infaillible en cela. Une très belle thèse de la théologie catholique parle de l’infaillibilité de la foi. L’infaillibilité du magistère est secondaire par rapport à l’infaillibilité de la foi. La foi est infaillible. Ce qu’ils cherchaient, ce que leur cœur cherchait, ils l’avaient devant eux. Alors, à la question «Que cherchez-vous?», ils répondent en demandant la seule chose qu’on peut demander. Quand quelqu’un rencontre ce que son cœur désire, il ne peut que demander que cette chose reste. «Maître, où habites-tu?», ce qui veut dire «Où demeures-tu?». Où demeures-tu, pour rester avec toi? Ici, publiquement, ici, sur les rives du Jourdain. Et en privé, avec Marie et Joseph. Trente ans de vie privée, privée mais avec tant d’épisodes publics: les bergers, et puis les Mages, et puis quand, à douze ans, dans le Temple… Mais c’est quand même une histoire privée. Et maintenant commence l’histoire publique, l’histoire pour laquelle nous sommes ici ce soir. La raison pour laquelle existe dans le monde cette histoire simple, l’histoire de personnes qui ont été étonnées parce qu’elles L’ont rencontré. Une histoire simple: elles ont été étonnées parce qu’elles L’ont rencontré et puis, une fois qu’elles L’ont rencontré, tout dépend de Lui; cela ne dépend pas d’abord de nous, cela dépend de Lui, le fait qu’Il reste avec nous. C’est pour cela que c’est simple. Sinon – étant donné que le commencement du christianisme est grâce (si on est chrétien, on ne peut pas ne pas dire cela) – on introduit une autre dynamique. Non! Une fois qu’ a eu lieu cette rencontre, qu’est-ce qui se passe? Qu’avons-nous fait pour Le rencontrer? Rien. Alors, écoutons, ne nous donnons pas de mal, parce que cela dépend de Lui. Cela dépend de Lui qui nous a rencontrés et qui reste fidèle. Cela dépend de Lui qui nous reste fidèle, cela ne dépend pas d’abord de notre fidélité. Cela dépend de Lui. C’est pour cela que c’est simple. C’est simple parce que non seulement c’est Lui qui nous rencontre, non seulement c’est Lui qui est allé à la rencontre des premiers disciples, mais parce que cela dépend de Lui qu’Il soit resté avec les premiers disciples, cela dépend de Lui que le lendemain Il ait fait en sorte que les premiers disciples le rencontrent de nouveau, cela dépend de Lui qu’encore une fois, le jour suivant…

André est rentré chez lui ce soir-là et il a dit à son frère Pierre: «Nous avons rencontré le Messie». Une autre chose qui me fascine, c’est de penser que c’est en regardant le visage de son frère que Pierre a entrevu pour la première fois, humainement, le Mystère qui s’est fait chair. Il n’avait jamais vu le visage d’André comme cela; le visage de son frère comme cela, il ne l’avait jamais vu, parce que la grâce se reflète dans l’humain. Elle est visible, la grâce. Sa source est invisible, mais elle a un reflet visible, le reflet de la grâce se voit, il se voit et il est unique. Il est infaillible, le reflet de la grâce, il est incomparable, on ne peut pas le comparer avec une autre beauté, quelle qu’elle soit. C’est la beauté grâce à laquelle le cœur a été créé. Alors, non seulement c’est Lui qui va à la rencontre, mais c’est Lui qui reste, tant et si bien que le lendemain, quand Il a vu Pierre, Il lui a dit: «Tu es Simon, fils de Jean, et tu t’appelleras Pierre». Alors, de deux, ils sont devenus trois, et ils ont continué comme ça pendant trois ans… Comme ça. Mais pensez-y, pendant ces trois ans, demandez-vous qui avait l’initiative. L’initiative n’appartenait pas à ceux qui Le suivaient, c’était toujours à Lui qu’appartenait l’initiative. Comme lorsque le jeune riche, qu’Il avait invité à Le suivre, non, qu’Il avait aimé… Jésus l’a regardé et Il s’est attendri, Il l’a aimé. Et pourtant, le jeune homme ne le suit pas; et Jésus dit qu’il est impossible pour un riche d’entrer au Royaume des cieux, et Pierre lui demande: «Mais alors, qui peut être sauvé?». Et suit l’une des plus belles phrases de l’Évangile: «Et Jésus, les regardant, [les regardant, non pas faisant de la théologie, les regardant] dit: “Rien n’est impossible à Dieu”». Les regardant: parce que ce qui était évident pour Lui comme Mystère, Il l’apprenait comme homme à travers les choses de la vie, comme nous, qui apprenons à travers les choses de la vie. Si Pierre était là, si Jean était là, si Mathieu était là (je pensais aujourd’hui, en voyant les tableaux du Caravage, je pensais à la Vocation de Mathieu du Caravage, à Saint-Louis-des-Français à Rome), si Zachée était descendu plein de joie, cela veut dire que rien n’est impossible à Dieu. Parce que Mathieu était riche, il était même percepteur pour les Romains, il encaissait de l’argent pour les envahisseurs romains. Et Zachée, l’homme le plus riche de Jéricho… si eux, ils étaient là, cela veut dire que rien n’est impossible à Dieu. Jésus lui-même, comme homme, a appris la nature du Mystère à travers les choses de la vie. Ce qu’Il connaissait comme Dieu, Il l’a appris comme homme à travers l’expérience. Saint Bernard dit, dans l’une des plus admirables phrases sur le mystère de Jésus: ce qu’Il connaissait par nature depuis l’éternité (rien n’est impossible à Dieu), Il l’a appris à travers l’expérience humaine. Il s’est étonné, Lui aussi, quand il a vu Zachée qui descendait en courant. Pensez à l’histoire de Zachée. Cet homme si petit qu’il avait dû monter sur un arbre pour Le voir passer. Ce petit homme qui était le chef des hors-la-loi de la ville de Jéricho, et Jésus qui passe le regarde et lui dit: «Zachée, je viens chez toi». Il n’a rien dit, il ne lui a rien répondu. Il est descendu, plein de joie. Et puis il a distribué quatre fois ce qu’il avait volé. Mais après, après! Il est descendu plein de joie, sans perdre une minute, et il a couru chez lui. Alors c’est simple, c’est simple non seulement parce que le commencement est grâce, mais parce que chaque pas est grâce. Saint Thomas dit dans l’une de ses plus belles phrases (l’Église catholique a même utilisé cette phrase l’année dernière, lorsqu’elle a signé un document avec les luthériens dans lequel il était dit que, sur des aspects essentiels de la doctrine de la Justification, les catholiques et les protestants reconnaissaient la même chose): «Gratia facit fidem», la grâce crée la foi. La foi est la reconnaissance de cette attraction, la foi est la reconnaissance de cette rencontre, la foi est la stupeur reconnue de cette rencontre. «Gratia facit fidem non solum quando fides incipit esse in homine», la grâce crée la foi non seulement quand la foi commence à exister chez un homme, «sed quamdiu fides durat», mais aussi longtemps que la foi demeure. À chaque moment, et pas seulement au commencement, à chaque moment c’est à Lui qu’appartient l’initiative.

Cet après-midi, j’ai visité l’exposition du Caravage, ici à Bergame. Splendide. Nous avions pour guide un prêtre qui décrivait les choses très humainement, splendidement. Mais à un certain moment, il a dit que le Caravage exprime la peine, l’effort de la foi. Je ne dirais pas cela. Quand la foi survient, ce n’est jamais à cause d’un effort. Ce qui est facile, c’est la “non foi”. Eh oui, elle est très facile, la “non foi”. «Hommes de peu de foi, pourquoi doutez-vous?»; elle est très facile, même pour ceux qui Le suivaient, elle est très facile, la “non foi”, il est très facile, le doute, il est très facile, le blasphème, ça oui. Parce que la grâce du baptême efface le péché originel, mais elle n’efface pas les conséquences du péché originel. Elle est très facile, la “non foi”, il est très facile, le doute, elle est très facile, la trahison. Pensez à Pierre: «Même si tous les autres t’abandonnent, moi je ne t’abandonnerai jamais». Trois heures après… trois heures après! Tout d’abord, une demi-heure après, il s’était endormi. Et puis, trois heures après, il L’a trahi. Elle est très facile, la trahison. Mais la foi est plus facile. Elle est plus facile, la foi. Sinon, cela veut dire qu’on ne sait pas ce que c’est, la foi. Elle est plus facile, parce que quand Jésus, après la trahison de Pierre, l’a regardé, il était plus facile d’éclater en sanglots, plus facile que n’importe quoi d’autre. La foi est plus facile. Il n’existe pas de foi difficile. Elle est plus facile. Dire que la foi est difficile, c’est donner une image qui n’est pas une image chrétienne. Elle est plus facile, elle est encore plus facile que la trahison. Pensez à ce pauvre homme de Pierre, ce pauvre pécheur de Pierre: quand Jésus l’a regardé, cela a été la chose la plus facile de sa vie d’éclater en sanglots, cela a été la chose la plus facile de sa vie de se mettre à pleurer, cela a été la chose la plus facile de dire: «Combien tu m’aimes, combien tu m’aimes! Et pourtant je t’ai trahi». Elle est facile, la foi, elle est facile. Il n’existe pas de foi (et il s’agit d’un dogme de foi), il n’existe pas de foi si le Saint Esprit ne donne pas la douceur (Jésus parle de douceur, la douceur ne peut pas être difficile, ce serait une chose in-humaine), la douceur d’adhérer. C’est l’Esprit, c’est la grâce qui donne la douceur d’adhérer. Jésus utilise le mot douceur: quoi de plus facile! Elle est facile, la foi. Un instant après, on peut ne plus croire. Un instant après, on peut blasphémer, un instant après, on peut courir après l’argent, après la luxure et après le pouvoir. Mais si on a expérimenté cette douceur, on peut courir après comme tous les autres, et pourtant cette douceur est ce qu’il y a de plus facile, ce qu’il y a de plus facile. Et se mettre à pleurer lorsqu’on a couru après la luxure, après l’argent, après le pouvoir, se mettre à pleurer parce que cette douceur se présente à nouveau, se mettre à pleurer parce que ce regard nous regarde, se mettre à pleurer, c’est ce qu’il y a de plus facile. Rien de plus facile pour l’enfant qui, après tous les caprices possibles, s’abandonne dans les bras de son père et de sa mère, rien de plus facile. Vous dites que c’est difficile pour l’enfant? Ce serait quelque chose d’inhumain, s’il ne s’abandonnait pas. C’est la chose la plus facile du monde que de s’abandonner dans les bras de son père et de sa mère.

 

<I>La vocation de Pierre et d’André</I>, Le Caravage, Royal Gallery Collection, Hampton Court Palace, Londres

La vocation de Pierre et d’André, Le Caravage, Royal Gallery Collection, Hampton Court Palace, Londres

Une dernière chose. Que demande-t-elle à l’homme, cette grâce sans laquelle l’homme ne fait rien? «Que Ta grâce nous précède et nous accompagne toujours», dit l’une des prières de l’Église. Lex orandi legem statuat credendi, c’est une ancienne formule que Pie XII a citée mais que, prévoyant peut-être ce qui allait se passer, il a ensuite changée en Lex credendi legem statuat orandi, à savoir que c’est la loi de la foi qui établit la loi de la prière. Or l’ancienne formule indiquait que c’est la loi de la prière qui établit la loi de la foi. Pour répondre aux pélagiens, saint Augustin choisit normalement cet argument: vous dites que la foi n’est pas grâce, alors pourquoi l’Église prie-t-elle pour qu’un non croyant se convertisse? Soit ces prières ne sont qu’une manière de dire, soit c’est Dieu qui convertit le cœur. Vous dites que le fait de rester dans la foi n’est pas un effet de grâce, mais alors, pourquoi demandons-nous dans la prière du Seigneur de ne pas nous soumettre à la tentation? S’il nous appartenait de pouvoir vaincre la tentation, nous ne Le prierions pas de ne pas nous soumettre à la tentation. Cela veut donc dire que le fait de ne pas nous soumettre à la tentation est grâce. Soit les prières que dit l’Église sont une manière de dire, soit vous devez admettre, dit saint Augustin aux hérétiques pélagiens, que le moindre acte d’une vie chrétienne est grâce; s’il en était autrement, vous devriez effacer les prières de l’Église. «Que Ta grâce nous précède et nous accompagne toujours, ô Seigneur». Alors, qu’est-ce qui appartient à l’homme sur ce chemin au long duquel l’initiative appartient au Seigneur? «Si tu ne prends pas l’initiative, je ne pars pas», disait le pape Jean Paul Ier la veille de sa mort inattendue. Il est mort dans la nuit de jeudi et la veille, le mercredi, il avait fait le geste que font tous les papes le mercredi, à savoir qu’il avait parlé de la charité. Un geste entièrement inspiré par cela: si Tu ne prends pas l’initiative, je ne pars pas. Et il disait: qu’est-ce que cela veut dire, prendre l’initiative? (et il citait saint Augustin, l’une des plus belles phrases de saint Augustin). Cela ne veut pas seulement dire qu’Il attire ma liberté, mais cela veut dire aussi qu’Il me donne d’être content d’être attiré. Non seulement Il m’attire, mais Il me donne le plaisir (saint Augustin dit justement voluptas, plaisir) d’être attiré. S’Il ne me donne pas le plaisir d’adhérer, s’Il ne me donne pas le plaisir de suivre Ses pas, je ne peux pas suivre Ses pas. Non seulement Il attire ma volonté, mais Il me donne le plaisir d’être attiré. Ce discours sur la charité prononcé par Jean Paul Ier, il y a vingt-deux ans, c’est l’une des plus belles pages du magistère ordinaire de l’Église.

Mais alors, qu’est-ce qui est possible à l’homme? Je réponds en reprenant ce que disait don Giussani dans un article sur le chapelet publié par l’Avvenire, le dimanche 30 avril (je pense qu’il s’agit de l’une des plus belles expressions non seulement de Giussani, mais aussi de l’Église tout entière dans les dernières décennies): «La réponse à cette grâce est tout entière dans la prière dont nous sommes capables». La réponse à cette grâce (qui n’est pas seulement le commencement, mais qui accompagne chacun de nos pas) est tout entière dans la prière dont nous sommes capables. Notre réponse est une prière, elle est une demande. Notre réponse est la surprise d’une demande, une demande semblable à celle de Jean et d’André: «Maître, où demeures-tu?». Devant une si belle chose, notre réponse est la suivante: «Reste!». Devant une si grande douceur, notre réponse est la suivante: «Ne m’abandonne pas, reste!». Notre réponse est là tout entière, et elle est tout entière celle de l’enfant quand il est aimé par son père et sa mère. «Notre réponse est une prière. Il ne s’agit pas d’une faculté spéciale, il s’agit simplement de l’ardeur de la prière». Cela peut être les pleurs de l’enfant qui demande à son père et à sa mère de l’aimer. Les pleurs. Dans l’ancienne liturgie, il y avait une messe pour demander le don des larmes. On demande beaucoup plus avec les larmes qu’avec les mots. L’ardeur, l’ardeur d’une demande. Habet et laetitia lacrimas suas, disait saint Ambroise. Quand quelqu’un est content de cette douceur, cette félicité elle-même a ses larmes. Au fond, la joie ne s’exprime qu’en pleurant. Et Giussani dit dans cet article: «Notre réponse est une prière. Il ne s’agit pas d’une faculté spéciale, il s’agit simplement de l’ardeur de la prière». Et puis il ajoute (je veux lire ce passage parce qu’il reprend Péguy, par lequel nous avons commencé): «Nous entrons dans le mois de mai [et aujourd’hui nous sommes dans la neuvaine de Noël]. Le peuple chrétien a été béni il y a des siècles [le commencement Lui appartient: béni] et confirmé dans le fait qu’il tend au salut [confirmé: parce que si Lui, Il ne confirme pas, même si L’avons rencontré, nous ne demeurons pas dans la rencontre. Voici la simplicité de la Tradition. Il y a par exemple un dogme du Concile de Trente qui dit: «Si quelqu’un est dans la grâce, il ne peut demeurer dans la grâce sans une aide spéciale de la grâce». Comprenez-vous que la vie chrétienne tout entière est soutenue par Son initiative? Si quelqu’un est dans la grâce, sans une aide spéciale de la grâce qu’on peut demander, sans une attraction qui se renouvelle, il ne demeure pas dans cette attraction. On ne peut vivre d’un amour passé, on ne peut vivre de l’attraction d’hier, même pas de l’attraction d’il y a un instant. On ne peut pas. On ne vit que du présent. Donc si quelqu’un est dans la grâce, pour demeurer dans la grâce il a besoin du renouvellement de cette aide spéciale]. Pendant des siècles, le peuple chrétien a été béni er confirmé dans le fait qu’il est tendu vers le salut, et je crois qu’il l’est en particulier grâce au chapelet». Elle est simple, la vie chrétienne, elle est simple. Après des décennies de tant de mots, de tant de luttes, de tant de défis… Il y a un Angélus dans lequel le pape Jean Paul Ier disait: «Moins de batailles et plus de prières». Le peuple chrétien a été béni et confirmé, et je pense que c’est en particulier grâce à une chose, à la récitation du chapelet.

Et je termine en lisant quelques vers de Péguy, par lequel j’ai commencé. Il décrit ce que veut dire demeurer dans cette grâce. «Voici le lieu du monde où tout devient facile». Facile aussi, le péché, facile aussi la trahison, comme Pierre. Facile aussi la tentation de courir après la luxure, après l’usure et après le pouvoir. Mais facile aussi d’être repris dans les bras. Et de pleurer de gratitude. Plus facile. La différence est que ceux qui n’en font pas l’expérience ignorent cette chose plus facile. Ils savent tout le reste, mais ils ignorent cette chose plus facile. Plus facile, plus belle, plus simple. Tout devient facile. «Le regret, le départ, même l’événement». La répétition même de cette stupeur est facile: au Paradis, elle sera pérenne, ici bas elle est facile, ici bas elle n’est pas pérenne, il est facile qu’elle se répète. Et saint Augustin dit encore: le Seigneur Lui-même a ses élus, Il peut parfois ne pas donner à Ses saints l’attraction qui les captive, qui les attire à Lui parce qu’ainsi, en expérimentant qu’ils sont pécheurs, ils placent leur espérance en Lui et non en eux-mêmes. Facile. «Et l’adieu temporaire et le détournement / Le seul coin de la terre où tout devient docile […] Ce qui partout ailleurs demande un examen / N’est ici que l’effet d’une pauvre jeunesse. Ce qui partout ailleurs demande un examen, ce qui nous oblige à démontrer que nous sommes forts. Même chez nous, cela peut arriver, même souvent. Nous devons démontrer que nous sommes forts. Et nous ne pouvons pas être de pauvres pécheurs. Nous devons démontrer que nous sommes forts. Et alors, au fait que nous sommes de pauvres pécheurs comme tout le monde nous ajoutons l’hypocrisie, qui est le péché le plus grave, celui des pharisiens. «Ce qui partout ailleurs demande un examen / N’est ici que l’effet d’une pauvre jeunesse. / Ce qui partout ailleurs demande un lendemain / N’est ici que l’effet de soudaine faiblesse. / Ce qui partout ailleurs demande un parchemin / N’est ici que l’effet d’une pauvre tendresse. / Ce qui partout ailleurs demande un tour de main / N’est ici que l’effet d’une humble maladresse». […]. Ce qui partout ailleurs est règle de contrainte / N’est ici que déclenche et qu’abandonnement». Comme le dit Giussani. Seule l’ardeur de la prière, seule l’ardeur de la demande. Comme l’enfant qui peut casser mille fois un verre pendant la journée. Qu’il le casse mille et mille fois, qu’il dise “Maman, aide-moi à ne pas le casser”, c’est là l’homme chrétien. “Maman, aide-moi à ne pas le casser”. Et c’est plus facile, c’est doux pour l’enfant de dire, dans les bras de sa maman: “Maman, aide-moi à ne pas le casser”, plus facile même que casser un verre.«Ce qui partout ailleurs est règle de contrainte / N’est ici que déclenche et qu’abandonnement, / Ce qui partout ailleurs est une dure astreinte / N’est ici que faiblesse et que soulèvement. […] Ce qui partout ailleurs serait un tour de force / N’est ici que simplesse et que délassement; / Ce qui partout ailleurs est la rugueuse écorce / N’est ici que la sève et les pleurs du sarment […]. Ce qui partout ailleurs est un bien périssable / N’est ici qu’un tranquille et bref dégagement; / Ce qui partout ailleurs est un rengorgement / N’est ici qu’une rose et des pas sur le sable. […] On nous en a tant dit, ô reine des apôtres, / Nous n’avons plus de goût pour la péroraison. / Nous n’avons plus d’autels que ceux qui sont les vôtres, / Nous ne savons plus rien qu’une simple oraison». Bon Noël.



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