APPROFONDISSEMENTS. Le Saint-Siège et la liberté religieuse
Ce qui est à César et ce qui est à Dieu
Que l’Église et l’État, dans le respect d’une “saine laïcité”, ne soient pas des concurrents mais des interlocuteurs. Interview de Mgr Giovanni Lajolo, secrétaire pour les Rapports avec les États
par Giovanni Cubeddu

OUI À LA LIBERTÉ RELIGIEUSE. Jean Paul II à l’occasion de l’audience accordée aux membres du corps diplomatique accrédités près le Saint-Siège, le 10 janvier 2005
Dans son discours annuel au corps diplomatique, le 10 janvier, le Pape n’a pas manqué de renouveler son souhait qu’il soit partout possible de vivre librement la vie religieuse et il a rassuré les autorités des gouvernements qui sont encore méfiantes: «On ne craindra pas non plus que la liberté religieuse, une fois reconnue à l’Église catholique, empiète sur le champ de la liberté politique et des compétences spécifiques de l’État: l’Église sait bien distinguer, comme il est de son devoir, ce qui est à César et ce qui est à Dieu».
Remercions Mgr Lajolo d’avoir accepté de reprendre avec nous les points fondamentaux de son intervention.
«Nous rappelons avant tout», commence le ministre des Affaires étrangères vatican, «que les priorités “stratégiques” de la diplomatie du Saint-Siège sont d’assurer et d’établir les conditions favorables à l’exercice de la mission propre de l’Église en tant que telle, mais aussi à la vie de foi des croyants et, donc, au libre exercice des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ancrées dans la nature de l’homme et donc dans un ordre moral objectif. Comme je l’ai dit dans ma conférence à Rome, il faut se rappeler ce qu’a dit le pape Jean Paul II, le 2 octobre 1979, à l’occasion de son premier discours à l’Assemblée générale des Nations Unies: “Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites”. C’est donc là aussi une raison de l’activité diplomatique du Saint-Siège à tous les niveaux».
Il est important, à propos de la liberté religieuse, de connaître l’activité multilatérale de la diplomatie vaticane…
GIOVANNI LAJOLO: Dans le cadre des Nations Unies, l’importance qu’a acquise ce droit se voit clairement au soin avec lequel l’ONU en a favorisé la définition et la spécification. On sait que la liberté religieuse a été reconnue dans l’article 18 de la “Déclaration universelle des droits de l’homme”. Ce droit a été repris par la suite dans le “Pacte international relatif aux droits civils et politiques” de 1966 et son application a été développée, entre autres, dans la “Déclaration sur l’élimination de toutes les formes d’intolérance et de discrimination fondées sur la religion ou sur la conviction”, adoptée le 25 novembre 1981. L’ONU aborde désormais régulièrement ce sujet, à New York comme à Genève, où le Saint-Siège a ses représentants qui ont le rang de nonces apostoliques et le statut d’observateurs permanents. À New York, le sujet est discuté tous les ans, au sein du Troisième comité de l’Assemblée générale. Le Saint-Siège intervient formellement sur la question, tandis qu’il participe de façon informelle aux négociations concernant la résolution sur la liberté religieuse.
On prévoit depuis quelque temps au Palais de Verre une intensification de l’activité internationale des organisations religieuses. Qu’en pensez-vous?
LAJOLO: On a prêté une attention particulière à l’ONU à un projet de résolution présenté par les Philippines sur la coopération entre les Nations Unies et les religions. Le Saint-Siège s’est déclaré disponible pour une telle coopération, à condition pourtant que celle-ci n’intervienne pas dans des questions qui intéressent spécifiquement le dialogue interreligieux, dans la mesure où ces questions sont, et doivent rester, de la compétence exclusive des chefs religieux.
Dans le cadre toujours de l’activité multilatérale du Saint-Siège, il ne faut pas oublier celle, importante, qui s’exerce à l’intérieur de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, l’OSCE, qui est, à tort, moins connue…
LAJOLO: Que l’on me permette seulement de dire que l’on n’a pas mis suffisamment en lumière l’influence qu’a eue le processus de Helsinki – auquel participaient activement aussi les pays d’au-delà du rideau de fer – sur la préparation du tournant historique de 1989, précisément pour la défense des droits fondamentaux de l’homme et, en premier lieu, de la liberté religieuse. Ses principes en tout cas restent valides et doivent être respectés dans toute la vaste région couverte par l’OSCE, qui a succédé à la CSCE.
Pouvez-vous nous dire quelque chose d’autre sur ce qui a préparé ce tournant?
LAJOLO: En 1975, les États signataires de l’Acte final d’Helsinki ont adopté ce que l’on appelle le décalogue qui règle aujourd’hui encore les relations entre les États membres. Et grâce, en particulier, à l’action du Saint-Siège, le septième principe de ce décalogue inclut expressément la liberté religieuse parmi les droits de l’homme que les États se sont engagés à respecter pour assurer la paix et la sécurité à leurs citoyens. Dans les réunions postérieures sur ce sujet, le Saint-Siège a toujours été un point de référence, parce qu’il se présentait comme le représentant d’intérêts religieux généraux et pas seulement d’intérêts confessionnels catholiques. L’un des buts particuliers de la délégation du Saint-Siège a été d’obtenir une ample description du contenu de la liberté religieuse. Il vaut la peine à ce sujet de rappeler que le 1er septembre 1980, à la veille de la Conférence de la CSCE à Madrid, le pape Jean Paul II a justement envoyé aux chefs d’État ou de gouvernement des pays membres un document sur la valeur et sur le contenu de la liberté de conscience et de religion. Ce document a contribué fortement à la réflexion de la CSCE dans ce domaine et on en trouve un écho dans le paragraphe 16 du document de conclusion de la Réunion de Vienne de 1989, où il est déclaré que la liberté religieuse comporte pour les communautés religieuses une longue série de droits tout à fait essentiels.

DIPLOMATIE MULTILATÉRALE. Mgr Giovanni Lajolo, au centre sur la photo, et, à gauche, Mgr Celestino Migliore, nonce apostolique, observateur permanent à l’ONU
LAJOLO: Oui, mais il faut dire au préalable ceci: bien que dans de nombreux pays la société semble vivre dans l’indifférence à l’égard de la religion et que les générations les plus jeunes soient élevées dans l’ignorance du patrimoine spirituel du peuple auquel ils appartiennent, le phénomène religieux ne cesse d’intéresser et d’attirer les citoyens. Aussi le Saint-Siège ne se lasse-t-il pas de demander que, dans le respect d’une “saine laïcité” – expression classique qui remonte à Pie XII – soit reconnue la dimension publique de la liberté religieuse. Le sujet a été abordé à plusieurs reprises par la diplomatie pontificale, non seulement à l’occasion du récent débat sur les racines chrétiennes de l’Europe, mais aussi en relation avec certaines législations nationales. Le 12 janvier 2004, le Saint Père s’est exprimé lui-même en ce sens et a rappelé, au moment où il recevait le corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège, comment un sain dialogue entre l’État et les Églises – qui ne sont pas des concurrents mais des interlocuteurs – peut sans aucun doute favoriser le développement total de la personne humaine et l’harmonie de la société.
Parmi les dangers que court aujourd’hui la liberté religieuse, vous avez cité, lors de la conférence de Rome, celui des États qui refusent la reconnaissance légale de la réalité religieuse. Le Pape a voulu rappeler en janvier au corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège que «la liberté de religion reste dans de nombreux États un droit qui n’est pas suffisamment reconnu ou qui ne l’est pas de façon appropriée».
LAJOLO: La reconnaissance légale de la liberté religieuse est un problème qui n’a rien de marginal. Étant admis que cette liberté est un droit fondé sur la nature même de la personne humaine et que, par conséquent, elle précède la reconnaissance expresse de l’autorité de l’État, l’enregistrement des communautés religieuses ne peut être considéré comme une condition préalable pour jouir de cette liberté. Quand l’enregistrement des communautés religieuses est requis pour la pleine jouissance et pour l’exercice effectif du droit à la liberté religieuse, celui-ci ne peut être refusé par les autorités de l’État, pourvu que – évidemment – subsistent les conditions générales de base requises par les règlements internationaux.
Et si l’on reconnaît la liberté de religion, on admet aussi le droit d’en changer…
LAJOLO: Au niveau multilatéral, le Saint-Siège a souligné plusieurs fois que la liberté religieuse implique aussi, dans le domaine civil, le droit subjectif de changer de religion. Ce droit spécifique est l’objet d’une attention particulière dans les rapports bilatéraux avec des pays dans lesquels est reconnue constitutionnellement une religion d’État.
Comme je l’ai déjà rappelé, il est dit dans la Déclaration universelle elle-même que la liberté religieuse «inclut la liberté de changer de religion ou de conviction»; de plus, différents documents internationaux se sont exprimés de la même façon.
Il faut ici mentionner le “Commentaire général 22” du Comité des droits de l’homme, relatif à l’article 18 du Pacte des droits civils et politiques, dans lequel il est écrit que «la liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction, inclut nécessairement la liberté de choisir une religion ou une conviction et d’en substituer une autre à celle à laquelle on croit actuellement, ou de choisir une conception athée». J’ai choisi ce document parce qu’il constitue une interprétation exacte de l’article 18 et a une valeur contraignante pour les États qui font partie du Pacte cité précédemment.
Liberté religieuse et “tolérance”: quel rapport ces deux notions entretiennent-elles ?
LAJOLO: Sans entrer dans des explications approfondies, il faut dire que la notion de “tolérance” est une notion assez réductrice et, d’une certaine façon, équivoque. Parfois, la communauté internationale et certaines de ses organisations tendent à placer la liberté religieuse “sous le couvert” de la tolérance. Je pense en particulier à l’OSCE et à l’attention que, depuis quelque temps, cette organisation accorde à ce thème dans le cadre de ce que l’on appelle sa “dimension humaine”.
Le Saint-Siège a rappelé maintes fois à ce sujet ce que déclare un autre document international qu’elle a vivement soutenu: je me réfère à la Déclaration de l’Unesco sur la tolérance de 1995. Celle-ci spécifie que tolérance ne signifie pas «renonciation à ses principes ou affaiblissement de ceux-ci» mais plutôt «liberté d’adhérer à ses propres convictions et acceptation que les autres puissent en faire autant». Ceux qui vivent de façon cohérente leur conviction religieuse ne peuvent, en tant que tels, être considérés comme des personnes intolérantes. Ils le deviennent si, au lieu de proposer leurs convictions et d’exprimer respectueusement leurs critiques éventuelles à l’égard de convictions différentes, ils cherchent à imposer les leurs et exercent des pressions, ouvertes ou subreptices, sur la conscience d’autrui.
D’autre part, il n’est pas contraire à la tolérance de prévoir une discipline juridique différenciée des confessions, pourvu que soient garanties l’identité et la liberté de chacune d’elles. En soi, la reconnaissance d’une religion d’État elle-même ne viole pas les droits de l’homme. Naturellement, ce régime ne doit pas compromettre la jouissance effective et pleine de tous les droits civils et politiques des minorités religieuses. Il est encore utile de rappeler en ce sens que le “Commentaire général 22” du Comité des droits de l’homme a souligné qu’en vertu du principe de la non-discrimination pour motifs de religion ou de conviction, l’autorité de l’État ne doit pas limiter l’accès aux services et aux fonctions de l’État aux seuls fidèles de la religion majoritaire officielle.
Dans la conclusion de votre intervention à Rome, vous avez soulevé une question préliminaire: existe-t-il un État dans lequel l’Église puisse dire que la liberté religieuse soit à ce point réalisée que la libertas Ecclesiae soit garantie sous tous ses aspects?
LAJOLO: Si je veux vous répondre avec exactitude, je ne peux donner, sans réserve, une réponse positive. Même aux États-Unis où la liberté de religion est prise très au sérieux et où l’Église peut se dire raisonnablement satisfaite, il y a toujours quelque chose qui ne répond pas tout à fait à ses exigences. Dans un pays, par exemple, la spécificité de certaines de ses institutions fondamentales (par exemple, tout ce qui concerne la structure hiérarchique) n’est pas reconnue; dans un autre, le mariage canonique ne jouit pas de la reconnaissance qui lui est due; dans un autre, le système scolaire ne respecte pas suffisamment le droit des parents et encore moins celui de l’Église; dans un autre encore, le régime fiscal ne tient pas compte de la finalité proprement sociale des institutions de l’Église.
Dans ces États, malgré cette limitation particulière, l’Église peut dire qu’elle jouit presque toujours d’une liberté suffisante, à égalité avec les autres confessions religieuses. Et elle sait accepter certaines limitations, consciente d’être en chemin, in statu viae, compagne et solidaire de tout homo viator qui cherche, consciemment ou non, le visage de Dieu.
La libertas Ecclesiae, la liberté intrinsèque
de l’Église, est en toute circonstance plus forte que toute limitation possible qui lui est imposée, parce qu’elle dérive du mandat du Christ et a l’ample et profonde respiration de l’Esprit: c’est la liberté de cet amour qui l’habite – si ancien et toujours nouveau – pour l’homme, qui est l’image vivante de Dieu
La libertas Ecclesiae, la liberté intrinsèque de l’Église, est
en toute circonstance plus forte que toute limitation possible qui lui est
imposée, parce qu’elle dérive du mandat du Christ et a l’ample et profonde
respiration de l’Esprit: c’est la liberté de cet amour qui l’habite – si ancien
et toujours nouveau – pour l’homme, qui est l’image vivante de Dieu.Excellence, vous vous êtes rendu, du 3 au 16 janvier dernier, dans un pays islamique, la Tunisie…
LAJOLO: Parmi les pays du Maghreb, la Tunisie est peut-être le plus ouvert à des critères normatifs “européens” de liberté religieuse: il faut rappeler que la communauté catholique tunisienne est vraiment minuscule, vingt mille fidèles, presque tous étrangers, sur une population d’environ dix millions d’habitants. En Tunisie, la liberté de l’Église est cependant essentiellement la liberté de culte: liberté religieuse intra muros.
J’ai remarqué, dans les congrès politiques, l’attention que les gouvernants accordent à la figure du Saint Père et à ses messages, à l’œuvre de paix et à l’œuvre humanitaire du Saint-Siège. Ils reconnaissent le rôle positif joué par l’Église catholique et par ses institutions dans leur pays, dans le cadre qui leur est donné, et montrent leur disponibilité au dialogue.
On peut dire que saint Augustin a été à l’origine de votre voyage…
LAJOLO: L’exposition sur saint Augustin [“Saint Augustin, africanité et universalité”, organisée dans l’ancienne cathédrale de Carthage, sur l’Acropolium, du 15 décembre 2004 au 10 janvier 2005] a déjà été favorisée par le ministre des Affaires étrangères tunisien, Abdelbaki Hermassi, quand il était au ministère de la Culture, et le nouveau titulaire, Aziz Ben Achour, a agi lui aussi en faveur de cette initiative. J’ai été frappé de voir que les Tunisiens tirent une certaine fierté d’Augustin, ce père de la chrétienté et de l’humanité qui a passé à Carthage – une petite ville aujourd’hui dans la banlieue de Tunis – les années décisives de sa formation que nous appellerions aujourd’hui “universitaire”, et qui, après être revenu d’Italie sur sa terre, se rendit fréquemment à Carthage, comme évêque d’Hippone, pour les conciles provinciaux des évêques.
L’Algérie et la Tunisie “se disputent” en un certain sens Augustin: il est en effet né à Thagaste et a été évêque d’Hippone, toutes deux petites villes situées sur l’actuel territoire algérien; mais il serait anti-historique d’enfermer le personnage d’Augustin dans les frontières politiques actuelles. Augustin est un saint aussi africain – il était, semble-t-il berbère: «Afer sum», disait-il de lui-même – que romain… et même européen. Saint Augustin est une figure qui unit: une figure vraiment catholique.