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TÉMOIGNAGES
Tiré du n° 04 - 2005

Les témoignages de vingt cardinaux



Part II


Gabriel Zubeir Wako

Gabriel Zubeir Wako

SON PREMIER VOYAGE AU SOUDAN
par le cardinal Gabriel Zubeir Wako,
archevêque de Khartoum
Le souvenir le plus vif que je garde de Jean Paul II me ramène immédiatement, avec une joie et une émotion profondes, aux neuf heures que j’ai passées avec lui à Khartoum, le 10 février 1993, lorsqu’il est venu pour la première fois dans notre pays, au Soudan. Je me rappelle son arrivée à l’aéroport quand, à sa descente d’avion, il s’est incliné pour baiser notre terre en disant: «La paix soit avec vous!». Comment pouvait-on ne pas être profondément frappé par ce geste d’amour du Saint Père? Si l’on connaît la situation au Soudan, on sait ce qu’ont pu signifier sa venue et ce geste sur une terre déchirée par la guerre civile. Il a ouvertement déclaré, face aux diplomates et aux hommes de gouvernement, qu’il était venu en signe de paix et avec le désir de rencontrer ses enfants victimes d’injustices et de persécutions. Il n’a pas caché sa satisfaction de pouvoir célébrer l’eucharistie, pour la première fois publiquement, dans un pays musulman fondamentaliste. Le Pape, par sa brève visite, nous a fait tant de bien! Une visite de neuf heures pour proclamer Jésus-Christ «notre paix» et pour donner à tous un espoir toujours nouveau. Dix ans après cette visite, en 2003, le Saint Père a voulu m’appeler dans le collège cardinalice. «Vous venez», m’a t-il dit, «de notre cher continent africain. Soyez toujours une grâce et une bénédiction pour l’Église de Khartoum et pour tout le peuple du Soudan!». Ému par ses paroles, je lui ai dit que mon plus grand désir était de suivre et de persévérer dans la fidélité à l’exemple de mon prédécesseur qui est aussi le fondateur de l’Église soudanaise: saint Daniele Comboni.
Justin Francis Rigali

Justin Francis Rigali

JEAN PAUL II TIRAIT SA FORCE
DE LA PRIÈRE COMME SAMSON
DE SES CHEVEUX
par le cardinal Justin Francis Rigali,
archevêque de Philadelphie
J’étais sur le balcon de la Secrétairerie d’État l’après-midi où a été annoncée l’élection du pape Jean Paul II. Étant à l’époque directeur du département de langue anglaise de la Secrétairerie d’État, j’ai été présenté au Pape le jour suivant. J’étais présent le soir où le Pape a passé l’Arc des “Campane” pour rendre visite à l’évêque Deskur, polonais, son ami de jeunesse, qui avait eu une attaque d’apoplexie. Ainsi, la première sortie du Pape hors du Vatican a donné la preuve de sa grande compassion, de sa loyauté et de sa miséricorde: il est allé rendre visite à qui en avait besoin. Voilà, son pontificat a débuté sous le signe de la miséricorde, de la générosité, de l’amour pastoral et de l’énergie. L’énergie de se dépenser, de se donner entièrement au Royaume de Dieu et au peuple de Dieu.
Puis le Pape a commencé à voyager, et la première des nombreuses fois que j’ai eu la chance de l’accompagner dans les pays de langue anglaise, c’était pour son troisième voyage international, celui qu’il a fait en Irlande et aux États-Unis. Quatre cent mille personnes l’attendaient à Galway Bay, sur la côte occidentale d’Irlande; c’étaient des jeunes et le Pape a été applaudi quarante-deux fois. Mais le quarante et unième applaudissement a été quelque chose d’incroyable, il a duré douze ou treize minutes. Qu’est-ce qui l’avait déclenché? Jean Paul II avait dit aux jeunes Irlandais ce qu’il allait dire peu après aux Américains puis à tous les jeunes du monde: «Jeunes, je vous aime». J’ai alors commencé à comprendre sa méthode: il voulait proclamer la parole de Dieu, engager les jeunes à faire quelque chose de leur vie, leur dire, comme l’enseigne le Concile Vatican II, que leur réalisation est en Jésus-Christ, que Lui seul peut expliquer la vie et l’humanité et qu’ils devaient veiller à éviter ce qui les privait de cet héritage et de leur liberté. Les jeunes ont compris qu’il les aimait – et qu’il les aimait même s’il savait qu’ils n’accepteraient peut-être pas tout ce qu’il disait – et l’immense foule qui est venue, à Rome, lui rendre hommage nous en a donné la preuve.Durant sa visite au Maroc, j’étais avec le Pape au moment où il a parlé avec une grande honnêteté aux soixante mille jeunes, tous musulmans, qui l’attendaient. Il a dit que les peuples de religions différentes doivent se respecter entre eux, même dans leurs différences, dont la plus grande est notre foi en Jésus-Christ. Il a dit que nous avons tous en commun le don de l’humanité, que nous sommes tous fils de Dieu et que le monde a un extrême besoin d’une relation de paix et de respect entre les hommes.Mais, pour interpréter l’ensemble de son pontificat, il faut, je crois, comprendre sa première encyclique, la Redemptor hominis, parce que le pape Jean Paul II était convaincu que le Concile avait raison quand il affirmait que c’est Jésus qui explique l’homme à lui-même et que nous connaissons Dieu à travers Jésus, splendeur du Père. Jésus non seulement révèle Dieu, mais il montre à l’homme sa dignité de créature humaine. Et Jean Paul II, qui avait fait l’expérience des horreurs du nazisme comme du communisme, connaissait la valeur de la dignité humaine et savait que ce qui l’affaiblit ou la détruit ne peut être toléré.L’énergie inépuisable de ce Pape a été une évidence pour tous. Comme Samson dans l’Ancien Testament, dont l’immense force résidait dans ses cheveux et disparaissait s’ils étaient coupés, ainsi Jean Paul II tirait son énergie de sa vie de prière. Voilà pourquoi nous l’avons toujours vu prier. Je me rappelle qu’un soir, en Afrique, au terme d’une journée incroyablement longue de rencontres, de déplacements, de discours, il a dû encore après le dîner saluer et remercier les hommes de la sécurité, les cuisiniers ; et l’évêque local ne cessait de lui présenter des gens et encore des gens … Le défilé ne s’est terminé que très tard. Nous nous sommes mis alors, avec un de mes collègues polonais, à parler avec le Pape de la journée qui venait de passer et de tout ce qui avait été fait. Le Pape était très content et semblait fatigué. Mais, au bout de deux minutes, il s’est levé de sa chaise et s’est rendu à la chapelle pour rendre visite au Saint Sacrement. Il a passé là presque une demi-heure, puis il est sorti et mon collègue et moi-même nous nous sommes regardés avec la même impression: il était prêt à repartir, il était régénéré. Là, dehors, les jeunes ont commencé à chanter, le Pape est allé à la fenêtre pour les saluer, il a chanté encore un moment avec eux et, enfin, il est allé se reposer. Voilà ce qu’a été Jean Paul II et on ne peut le comprendre que si l’on connaît son secret, la source de l’énergie qui l’a soutenu pendant vingt-six ans et demi. Il est facile de faire du bien au début, mais lui l’a fait, comme Jésus, jusqu’à la fin.Il y a un voyage pontifical que je considère comme tout à fait spécial, c’est son premier voyage, celui qu’il a fait au Mexique. Là, en effet, le Pape s’est agenouillé devant l’image de Notre Dame de Guadalupe et a compris quelle était la mission à laquelle Dieu l’appelait. Il a dit alors que l’Église, pour être fidèle au Christ, devait être la servante de l’humanité, et qu’il était très fier de son titre de “Servus servorum Dei”, serviteur des serviteurs de Dieu, le même que celui de Grégoire le Grand. Tels ont été son défi, son but, sa mission. Mais, ensuite, il nous a laissé pénétrer son secret: pendant toutes ces années il nous a enseigné à prier, à aller auprès du Seigneur pour lui demander de nous donner de la force. Car si nous voulons accomplir notre mission nous devons aller auprès de Jésus dans le Saint Sacrement. Il nous a enseigné l’Eucharistie et, finalement, il est mort l’Année de l’Eucharistie. Il nous a enseigné, comme je l’ai dit au début, la miséricorde. Et dans l’encyclique Dives in misericordia, il a écrit que la miséricorde est le plus grand de tous les attributs de Dieu. Et qu’est-ce que la miséricorde? L’amour de Dieu qui entre en contact avec notre faiblesse, notre besoin, nos péchés. Le Pape a dit aux gens de ne pas se décourager, parce que le Christ nous offre le pardon dans le sacrement de la pénitence, parce qu’Il est miséricordieux. La miséricorde est l’amour de Dieu face à nos péchés et nous avons tous des péchés. Le Pape a écrit cette encyclique mais il a canonisé aussi sœur Faustina Kowalska de Cracovie, qui a eu des révélations privées sur la miséricorde divine. L’enseignement de l’Église ne vient cependant pas d’elle mais des Écritures. Sœur Faustina Kowalska a été béatifiée le second dimanche de Pâques de 1993, lequel a été ensuite appelé par Jean Paul II “second dimanche de Pâques ou dimanche de la Miséricorde”. Et le Pape est mort aux premières vêpres du second dimanche de Pâques ou dimanche de la Miséricorde, après que son secrétaire, l’archevêque Stanislaw Dziwisz, avait célébré pour la dernière fois, dans sa chambre, l’eucharistie. Les murs de Rome ont été couverts d’affiches sur lesquelles on voyait derrière le visage du Pape l’image de Jésus miséricordieux. Ce dimanche-là, j’ai célébré la messe dans ma cathédrale et j’ai rappelé aux fidèles qu’ils venaient à peine d’entendre les mêmes lectures que celles qu’avait entendues le Pape avant de mourir.La miséricorde rend compte de tout le pontificat. Le Pape se considérait comme un apôtre de la divine miséricorde, laquelle explique son amour, le don total de lui-même et enfin sa mort qui est le couronnement de sa vie, une vie qu’il a donnée avec une entière générosité. Si son visage est dans la mort si serein et si paisible, c’est qu’il a accompli jusqu’au bout sa mission, celle de qui proclame la miséricorde de Dieu et défend la dignité de chaque homme, de chaque femme, de chaque enfant.
Tarcisio Bertone

Tarcisio Bertone

POUR QUE LE CHRIST, QUAND
IL REVIENDRA, RETROUVE LA FOI
par le cardinal Tarcisio Bertone
archevêque de Gênes
On m’a demandé il y a un an si, après mon transfert à Gênes, je n’avais eu pas la nostalgie de Rome. J’ai répondu que mon seul regret, c’était de ne plus avoir des rencontres fréquentes avec le pape Jean Paul II, rencontres qui avaient lieu tous les quinze jours et parfois même toutes les semaines.J’ai assisté à l’annonce du “gaudium magnum”, le 16 octobre 1978, et j’ai commencé à travailler pour le Saint-Siège et pour le Pape à partir de 1979. La charge de consulteur de différents dicastères de la Curie romaine et, de façon particulière, de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi m’a amené, grâce à la confiance du cardinal Ratzinger, à participer fréquemment aux journées d’étude du Saint Père – d’habitude le mardi – jouissant ainsi d’une familiarité qui n’a cessé de croître jusqu’au moment où, le 13 juin 1995, le Pape m’a appelé à la fonction de secrétaire de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi.Contrairement à l’image qu’ont donnée les media – surtout au début du pontificat – d’un Pape autoritaire, Jean Paul II était un homme qui, plus que tout autre, interrogeait et écoutait.Il posait des questions cruciales, il vous regardait profondément dans les yeux et attendait des réponses motivées. Mais il savait aussi plaisanter avec un sens génial de la réplique, et se laisser aller à parler de sujets qui n’étaient pas à l’ordre du jour (des matchs, par exemple, en 1998, au moment des Championnats du monde de football).Dans les réunions de travail, il avait l’habitude de dire en me donnant la parole: «Nous écoutons maintenant le magnifico rettore [magnifique recteur, soit président] de l’Université Salésienne». Quand, en 1991, il m’a nommé archevêque de Vercelli, je suis allé le saluer avant de quitter Rome et il m’a passé au cou une croix pectorale, un cadeau précieux. Le secrétaire, Mgr Stanislaw, a demandé au Saint Père: «Comment appellerons-nous don Bertone maintenant qu’il n’est plus magnifico rettore?». Le Pape a aussitôt répondu: «Nous l’appellerons magnifico arcivescovo!» et il s’est mis à rire très simplement. Le photographe pontifical a pris une photo juste à ce moment-là et cette image du Pape qui rit à côté de moi, je l’ai encore aujourd’hui sur la table de mon bureau à l’archevêché de Gênes.J’ai conservé un journal de mes audiences privées avec Jean Paul II et je le relis maintenant avec plaisir, ravivant ainsi la riche sagesse qui émanait de lui quand il préparait une encyclique comme la Fides et ratio ou la déclaration Dominus Iesus, ou quand il affrontait avec un cœur de père les problèmes sacerdotaux ou matrimoniaux de centaines de fidèles catholiques ou non catholiques.Le patrimoine de ses enseignements sera une mine inépuisable soit en raison de l’effort audacieux qu’il a fait pour concilier la foi et la science, l’Église et la modernité, soit en raison de l’approche qui a été la sienne du dialogue œcuménique et interreligieux, soit encore en raison du style nouveau avec lequel il a éclairé, en s’inspirant du projet moral chrétien, les problématiques sociales et économiques au niveau planétaire.Mais Jean Paul II nous a témoigné surtout sa capacité à amener les jeunes au Christ, le terme le plus haut de toute attente humaine. Dans l’un de ses plus beaux discours, il a confessé qu’il voulait donner sa vie pour que le Christ, quand il reviendra sur la terre, retrouve la foi chez les hommes. Cet idéal concret, qui est l’idéal du Royaume de Dieu (don Bosco disait: «La politique de notre Père») nous engage tous passionnément.
José Saraiva Martins

José Saraiva Martins

LE PAPE QUI REGARDAIT AU LOIN
par le cardinal José Saraiva Martins
Il arrivait souvent que Jean Paul II fût filmé par les caméras de télévision pendant que, submergé par la foule, il regardait au loin. C’était comme s’il y avait toujours, devant ses yeux, un horizon à scruter dans lequel il plongeait et contemplait ceux qui étaient devant lui. Oui, car je crois qu’il savait plus que tout autre regarder toute chose et envelopper chacun d’un regard de foi profonde vécue, tangible même à travers sa personne.
Avec la mort de Jean Paul II a disparu l’un des plus grands Souverains Pontifes de l’histoire de l’Église. Son pontificat, en effet, n’a pas seulement été l’un des plus longs, mais aussi l’un des plus intenses et des plus féconds, un vrai don de Dieu à l’Église à la fin du deuxième et au début du troisième millénaire.
Résonnent encore dans notre cœur les paroles prononcées par le nouveau Pape «venu d’un pays lointain», qui venait à peine d’être élu au trône de Pierre, ce mémorable 22 octobre 1978: « N’ayez pas peur. Ouvrez les portes au Christ, à sa puissance salvatrice».
Ces paroles, vraiment prophétiques, par lesquelles le Souverain Pontife, qui venait à peine d’être élu, s’est présenté à l’Église et au monde, contiennent déjà en puissance tout le vaste programme de son pontificat. Un programme centré sur le Christ rédempteur de l’homme, comme le dit le titre de sa première encyclique.
Le pontificat de Jean Paul II a été d’une richesse extraordinaire. L’héritage de son magistère doctrinal et pastoral est précieux et l’Église, dans l’avenir, ne pourra plus ne pas en tenir compte dans l’exercice de sa mission parmi les hommes de notre temps.
Certains aspects du pontificat du Pape polonais doivent être soulignés en raison de leur importance et de leur actualité brûlante.
D’abord son action pastorale, inlassable et extrêmement efficace, à tous les niveaux de la vie de l’Église et de la société d’aujourd’hui. Ses nombreux voyages apostoliques en sont l’une des plus éloquentes expressions. Jean Paul II a inauguré une nouvelle façon d’être Pape: en voyageant, en se mettant en chemin sur les routes du monde, pour regarder dans les yeux, si je puis dire, la réalité des différentes Églises locales dans les différents continents et pour annoncer l’Évangile à tous les hommes et à tous les peuples. Jean Paul II a été ainsi le premier et le plus grand missionnaire dans les vingt-six ans et plus de son pontificat. Il s’agit d’une vision du ministère pétrinien en parfaite harmonie avec les exigences du temps.
Une autre caractéristique du pontificat de Jean Paul II est sa constante et paternelle présence aux côtés de l’homme d’aujourd’hui. Dans son encyclique Redemptor hominis, il déclare que «l’homme est la voie de l’Église». Une déclaration d’une immense importance pastorale que le Pape n’a jamais oubliée. Il a toujours été proche de l’homme, de ses problèmes; il a toujours défendu avec un grand courage la dignité de la personne humaine, ses aspirations légitimes, ses droits fondamentaux et donc sacrés, immuables. Don Giussani a justement dit, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de son pontificat: «Chez Jean Paul II, dans sa personne, le christianisme définit la condition humaine, il est la voie pour l’accomplissement du bonheur de l’homme». Grâce à Jean Paul II, le monde s’est aperçu que le christianisme tend vraiment à être la réalisation de l’homme. Le Pape écrivait encore dans son dernier livre ce refrain qui correspond à l’esprit du christianisme: «Gloria Dei vivens homo», la gloire de Dieu est l’homme vivant.
Le Souverain Pontife nous a souvent rappelé que toute offense faite à l’homme est toujours une grave offense faite à Dieu qui a créé l’homme à Son image et à Sa ressemblance. Il faudrait ne pas oublier qu’en raison justement de sa tenace défense de l’homme, Jean Paul II a été la cible d’attaques et de médisances. Il restera pour toujours un témoin courageux et crédible de la dignité humaine.
Jean Paul II, de plus, passera à l’histoire comme le Pape de la paix entre les hommes et entre les peuples. Ses messages annuels pour la Journée mondiale de la paix sont autant de leçons magistrales sur le don précieux que le Christ, le Prince de la paix, est venu apporter au monde. Et ses fréquents appels à une paix fondée sur la vérité, la liberté, la justice, l’amour, le pardon et la réconciliation, sont autant de rappels de l’obligation qui incombe à tous les hommes, croyants ou non, d’être des constructeurs de paix vrais et convaincus.
Un autre aspect fondamental qui caractérise le pontificat du Pape disparu est celui de la sainteté. Jean Paul II, à lui seul, a fait plus de saints et de bienheureux que tous ses prédécesseurs réunis depuis 1588, année durant laquelle a été créé le dicastère pour les Causes des Saints. La sainteté appartient à l’ADN de l’Église du Christ. C’est l’un de ses éléments constitutifs. Et dans la lettre apostolique Novo millennio ineunte, il déclare que le but de toute l’activité pastorale de l’Église est de susciter chez les fidèles l’aspiration à la sainteté (Nmi, 37).
Jean Paul II passera enfin à l’histoire comme le Pape des jeunes. Depuis le début de son pontificat, il y a eu une véritable et profonde entente entre les jeunes et lui. Les jeunes ont aimé le Pape et le Pape a aimé les jeunes dans lesquels il voyait justement l’avenir de l’Église et de la société.
L’invitation qu’il leur a adressée a été particulièrement significative: «Jeunes, n’ayez pas peur d’être les saints du troisième millénaire».
Paul Poupard

Paul Poupard

COMME PIERRE IL RÉPÉTAIT:
«SEIGNEUR, TU LE SAIS
QUE JE T’AIME»

par le cardinal Poupard

Je me rappelle mon premier dîner avec celui qui était alors l’archevêque de Cracovie, ici, justement, à SaintCalixte. Il savait que je travaillais à la Secrétairerie d’État et il m’a demandé de lui expliquer cette “chose mystérieuse” qu’étaient pour lui les bureaux du Palais Apostolique. Une autre fois, à Dublin, le cardinal Wojtyla et moi étions ensemble au théâtre et il m’a raconté qu’il avait été lui aussi acteur dans sa jeunesse. Quelques mois après son élection à la papauté, il m’a reçu et nous nous sommes mis à parler, notamment de Paris. J’ai alors découvert qu’il avait étudié le français à l’Institut catholique et il m’a posé cette question: «Vous avez longtemps travaillé avec mon grand prédécesseur, Paul VI, parlez-moi de lui». Depuis lors, que de rencontres avec Jean Paul II… La dernière, au milieu du mois de décembre dernier, à déjeuner. Je lui ai montré la croix pectorale que Sa Sainteté le patriarche de Moscou Alexis II m’avait donnée en signe de communion et de foi, ainsi que les photos de ma rencontre avec Alexis. Le Pape m’a alors dit: «La culture est la clef de la rencontre». Que pourrais-je dire encore à travers ces brefs souvenirs? Que c’était un homme d’une humanité extraordinaire, qu’il faisait corps avec sa foi. Et toujours, toujours, tout sur la croix du Christ.
Je n’oublierai jamais les messes que j’ai concélébrées avec lui, spécialement celle qui a été dite dans sa chapelle privée. Parlons de celle-là. Nous étions peu nombreux et il m’a invité à lire l’Évangile. C’était l’Évangile de Jean, le passage où le Seigneur demande à Pierre: «Simon, m’aimes-tu?». Et Jean Paul II, devant moi, pendant que je lisais, à chaque fois que Jésus répétait sa question à Simon, répondait avec son corps, en silence: il serrait plus fortement les mains dans le geste de la prière, il les portait à son visage, il plissait les yeux et répondait de toute sa personne: «Seigneur, tu le sais que je t’aime».

Jean-Louis Tauran

Jean-Louis Tauran


SON HÉRITAGE

par le cardinal Jean-Louis Tauran

Je pense que l’héritage laissé par le pape Jean Paul II est celui d’un grand témoin. Pendant les treize années durant lesquelles j’ai assumé la charge de secrétaire pour les Rapports du Saint-Siège avec les autres États, j’ai eu le privilège d’être reçu tous les mercredis pour informer le Pape de la situation internationale actuelle et pour recevoir ses directives.
De ces conversations, ce que je me rappelle avant tout, c’est le témoignage d’un homme d’Église qui vivait plongé en Dieu. Sur la base de ce que j’ai vu, j’ai souvent dit que toutes les grandes décisions ou interventions du Souverain Pontife n’ont pas été pensées dans son bureau mais à genoux, devant le tabernacle de sa chapelle privée.
Il me semble, en outre, que le pape Jean Paul II a été un défenseur passionné de la dignité de la personne humaine et de ses droits fondamentaux, en particulier du droit à la liberté de conscience et de religion.
Son expérience personnelle des deux régimes totalitaires du siècle dernier l’ont rendu particulièrement sensible aux dangers qui peuvent naître pour les hommes d’aujourd’hui de systèmes qui annulent la dimension spirituelle. Il a jugé le matérialisme, la société de consommation, certaines aberrations en matière de biotechnologie, la fragilisation de la famille ou, encore pire, le mépris pour la vie, aussi nocifs que les idéologies du siècle passé. Ce qu’il a fait au service de l’humanité l’a conduit finalement à concevoir la société internationale comme une communauté de nations dans laquelle les plus aisées aident les moins fortunées… comme dans une famille ! Dans les rapports diplomatiques, Jean Paul II ne s’est jamais lassé de répéter à ses interlocuteurs que le droit et la justice sont le fondement d’une paix durable.
Sa personne, ses enseignements et ses voyages apostoliques auront certainement conféré à l’Église une visibilité qui lui a permis – et lui permettra – de mieux remplir sa mission spirituelle, son engagement œcuménique et sa contribution au dialogue interreligieux. Celle-ci, à son tour, lui a fait le don d’être, le long du chemin des hommes, un compagnon de voyage qui leur rappelât, en toute simplicité, «que l’homme ne vit pas seulement de pain».

Francesco Marchisano

Francesco Marchisano


CETTE MESSE À L’HÔPITAL GEMELLI

par le cardinal Francesco Marchisano

J’ai rencontré Karol Wojtyla en 1962. Je crois que nous sommes peu nombreux à l’avoir connu dès cette date. Je me trouvais alors à la Congrégation pour l’Éducation catholique et j’étais chargé des séminaires des pays de langue anglaise, allemande, des pays d’au-delà du rideau de fer et des collèges ecclésiastiques de Rome. Peu de jours avant le Concile, le recteur du Collège polonais est venu me trouver et m’a dit: «Pourriez-vous me rendre un service?». «Si je le peux, volontiers», lui ai-je répondu. Et il a repris: «J’ai pour hôtes, ces jours-ci, dans mon Collège, tous les évêques polonais. Ils ne savent rien de l’Italie et ont entendu dire beaucoup de choses… positives et négatives. Venez, vous, leur expliquer». Moi, jeune comme je l’étais alors, je ne voulais pas y aller, mais le recteur m’y a littéralement obligé. J’ai un peu préparé cette intervention et suis allé au rendez-vous. J’ai parlé pendant une heure vingt, employant des mots simples et des phrases courtes, en polonais – je connais quelques mots de cette langue – et en italien. À la fin, les remerciements vraiment sincères que les évêques polonais m’ont adressé l’un après l’autre m’ont beaucoup embarrassé. Le dernier de la file était le jeune auxiliaire de Cracovie, Mgr Wojtyla, que je ne connaissais pas. Il m’a dit textuellement, en parlant lentement dans un italien qu’il ne maîtrisait pas encore: «Je vous remercie parce que j’ai compris tout ce que vous avez dit, et que si moi, j’ai compris, tous les évêques de Pologne ont compris». Puis, dessinant de ses mains une barrière, il a ajouté: «Nous sommes coupés de l’Europe; nous ne savons pas si, le Concile terminé, nous pourrons revenir à Rome. Mais si c’est possible, pourrons-nous nous revoir? Vous parlez clairement…». «Excellence…volontiers», ai-je répondu.
Il a été par la suite nommé évêque de Cracovie et président de la Commission épiscopale pour les séminaires et les Facultés de théologie polonaises, et moi je suis devenu sous-secrétaire à la Congrégation pour l’Éducation catholique. Entre 1962 et 1978, il sera venu quarante ou cinquante fois à Rome, ou peut-être même plus.
Je voudrais témoigner de quelque chose qui, en lui, m’a toujours frappé, à savoir son humanité infinie. Une fois, je suis allé chez lui, à Cracovie. Il voulait à tout prix me laisser sa chambre, qui était très simple (il y avait un lit qui était en fait un sommier métallique recouvert d’un matelas…) et qui, meublée sans recherche, ressemblait à une cellule de moine. «Mais, Éminence, excusez-moi, c’est votre chambre, il y aura bien un autre endroit pour me loger», ai-je dit. Et le cardinal Wojtyla a répondu: «Oui, oui, sous le toit il y a quelques chambres, mais elles sont pleines de poussière… Je vais dire à la sœur d’en enlever un peu et j’irai dormir là-haut, vous, restez ici».
Son humanité… Il est venu me rendre visite après ma crise cardiaque. Puis il est à nouveau venu me voir, il y a cinq ans, quand, à la suite d’une opération à la carotide, j’ai eu la corde vocale droite paralysée (je me suis réveillé de l’anesthésie presque muet et j’ai dû faire tous les jours, pendant sept mois, de la rééducation orthophonique). Quelques jours après mon retour chez moi, le Pape m’a appelé pour m’inviter à déjeuner, comme il l’avait fait très souvent. Après m’avoir salué, il m’a demandé comment j’allais. Nous nous sommes assis, je ne parlais pas encore bien et lui, il a passé le déjeuner, le coude appuyé sur la table et la main près de l’oreille, à essayer de comprendre les quelques mots que j’ai réussi à émettre. Le déjeuner terminé, il s’est levé, est venu vers moi, et s’est mis à me caresser le cou, là où j’avais été opéré. Puis il m’a dit, comme le fait un père: «N’ayez pas peur; vous verrez, la voix vous reviendra; faisons une prière au Seigneur».
Un Pape aussi humain, capable de plaisanter… En 1976, j’ai prêché les exercices spirituels à la Curie. Un jour, en 1977, l’huissier est venu me dire que le cardinal Wojtyla demandait à me voir. Il ne m’avait pas averti et j’avais déjà beaucoup de gens qui m’attendaient. Aussi l’ai-je fait attendre presque une heure! Dès qu’il est entré dans mon bureau, je lui ai demandé de m’excuser, mais il a glissé en répondant: «Je ne vous avais pas téléphoné». Ainsi, nous nous sommes assis et je lui ai annoncé que nous avions résolu le problème.
En effet, le gouvernement communiste polonais avait promulgué un décret selon lequel, vu que les Universités pontificales n’étaient pas reconnues par l’État, les enseignants de Universités de théologie polonaises ne pouvaient s’attribuer le titre de professeur et seraient sanctionnés s’ils le faisaient. Le cardinal Wojtyla savait déjà que la question était résolue et il était content. Il m’a dit: «Je vous ai apporté un cadeau». «Mais Éminence, vous savez que, nous, ici, durant l’horaire de travail à la Curie, nous ne pouvons rien recevoir», ai-je répondu: «Mais c’est un don personnel», a-t-il répliqué, et il a sorti de son cartable le livre Segno di contraddizione. «Vous savez que l’année dernière j’ai prêché les exercices?», m’a-t-il dit. «L’Université catholique de Milan a imprimé mes méditations, et les voilà, pour vous». «Eh bien, oui, un livre, je peux l’accepter», ai-je répondu. Je l’ai ouvert et j’ai trouvé un dédicace écrite de sa main, une très belle dédicace comme toutes celles dont il allait m’honorer par la suite, même une fois devenu pape. Je lui ai expliqué que, travaillant dans une Congrégation, je n’avais pas le temps de suivre une semaine entière d’exercices spirituels au Vatican et que donc je les suivais durant ma période de vacances». Il a pris alors un air sérieux et m’a dit, pour plaisanter: «Vous n’êtes pas venu à mes exercices spirituels?!». «Éminence, je n’y suis pas allé». «Vous n’avez pas entendu un seul prêche?!». «Non, je n’ai pas entendu un seul prêche». Nous étions assis près l’un de l’autre; il m’a pris le bras avec force et m’a dit: «Vous n’avez rien perdu!».
Quand j’ai été opéré du cœur, il y a onze ans, il était lui aussi à l’hôpital Gemelli pour son opération à la hanche et, un samedi, Mgr Stanislaw est venu me trouver parce que le Pape disait toujours à ses visiteurs: «Vous devez aussi aller voir Mgr Marchisano. Nous sommes en compétition: c’est à qui sortira le premier de cet hôpital». Don Stanislaw m’a fait savoir que le Pape, qui devait garder le lit, voulait que j’aille célébrer la messe avec lui le lendemain, dimanche. Le jour suivant, je me sentais déjà mieux et j’y suis allé. J’ai salué le Pape; dans la chambre, il n’y avait qu’une sœur qui lui a passé une étole autour du cou de Jean Paul II allongé sur son lit. Ainsi, nous avons célébré la sainte messe.
À la fin, nous avons récité une petite prière de remerciement. Puis m’approchant de lui, je lui ai dit: «Sainteté, vous êtes-vous aperçu qu’il s’est passé quelque chose de très important durant cette demi-heure?». «Que s’est-il passé?». «Quelque chose de très important», ai-je dit en souriant. Et il a repris: «Qu’est-il arrivé?». «Bien que vous soyez Pape, j’ai été le premier célébrant dans la messe que nous venons de dire. C’est donc moi qui ai été pendant une demi-heure le chef de l’Église!». Il a applaudi en disant: «Bien, bien!» et il a éclaté de rire…
Il y a encore beaucoup d’épisodes qui décrivent l’humanité infinie de cet homme.
Quand j’ai eu mon premier infarctus, le cardinal Wojtyla m’a cherché d’abord dans mon bureau puis, informé de mon état, il est venu chez moi. Ma cousine, qui s’occupait de moi, lui a ouvert la porte et lui a dit qu’il ne pouvait me rendre visite parce que les médecins l’avaient interdit. Il a insisté: «Laissez-moi entrer, laissez-moi entrer…». Ma cousine est donc venue m’avertir que le cardinal était à la porte et je lui ai dit de le faire entrer. Il s’est assis à côté de mon lit, comme un frère, et m’a parlé de choses diverses (comme lorsqu’il venait chez moi, à la Congrégation pour l’Éducation catholique pour voir les livres qui l’intéressaient), et il est resté là à me tenir compagnie, en toute simplicité, pendant une heure. Après qu’il m’a eu ordonné évêque en 1988, il lui est souvent arrivé de rencontrer ma cousine et, à chaque fois, il lui disait: «Ah, mais c’est vous, Madame, qui ne vouliez pas me laisser entrer chez vous?».
Une fois, j’étais aux États-Unis, à Chicago, chez un cardinal qui m’invitait souvent. Celui-ci m’a dit que le lendemain devaient arriver trois évêques polonais qui venaient rendre visite à leurs concitoyens résidant dans la ville. Parmi les trois évêques il y avait Wojtyla, qui a été surpris et content de me trouver là. Il m’a demandé de faire avec lui un tour en ville et nous sommes allés nous promener, de nouveau comme deux frères.
Quand je le voyais malade, toutes ces expériences me revenaient à l’esprit, et j’avais vraiment de la peine pour lui.
Je crois que c’est cette humanité – la façon dont il savait accueillir les gens, dire à tous une bonne parole – qui l’a fait aimer de tous, qui l’a rendu aimable à tous et à cette foule immense qui l’a salué jusqu’au dernier moment.


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