Accueil > Archives > 06 - 2005 > Des villes sous les bombes
DROITS DE L’HOMME
Tiré du n° 06 - 2005

Des villes sous les bombes


La Convention de Genève de 1949, la base des droits de l’homme, interdit les bombardements sur des objectifs civils. Mais aujourd’hui, elle est systématiquement ignorée. Le traité signé par presque deux cents nations a-t-il encore une valeur? Et comment le relancer? Interview de Gianluigi Rossi, professeur titulaire d’histoire des traités et de politique internationale


par Pierluca Azzaro et Davide Malacaria


Des enfants en Falloujah

Des enfants en Falloujah

Les civils doivent être protégés au cours des conflits, de même que les malades et les blessés; on ne doit pas infliger de traitements inhumains ou humiliants aux prisonniers de guerre. Lorsqu’on la relit aujourd’hui, la Convention de Genève semble appartenir à un passé de civilisation désormais perdu, enseveli sous les ruines de Falloujah où les habitations civiles ont été bombardées pendant des mois, ou enfermé à jamais dans les cachots de Guantánamo et d’Abou Ghraïb. Et pourtant cette charte existe encore, mais a-t-elle encore une valeur? Peut-elle être relancée, et en quels termes? Nous avons interpellé Gianluigi Rossi, professeur d’histoire des traités et de politique internationale et titulaire de la chaire d’histoire et institutions des pays afro-asiatiques à la faculté de Sciences politiques de l’université “La Sapienza” de Rome, ainsi que vice-président de l’Institut italien pour l’Afrique et l’Orient (Isiao). Directeur de la revue Africa, Rossi s’occupe du système de protection des droits de l’homme en Afrique, avec une référence particulière au rôle de l’Union africaine.

Lorsqu’on pense à la Convention, ce qui saute aux yeux, c’est le moment historique où elle a été signée: nous sommes au début de la guerre froide, et pourtant un grand nombre de nations, au-delà des blocs idéologiques, s’engagent sans réserves à protéger les populations désarmées impliquées dans les conflits. Quelle a été la clé de ce grand succès international?
GIANLUIGI ROSSI: En réalité, il faut préciser que lorsqu’on parle de la convention de Genève, souscrite en 1949 par près de deux cents nations, on fait référence à quatre conventions distinctes destinées à défendre, en temps de guerre, les blessés, les malades, les prisonniers de guerre et les civils. Plus qu’un point de départ, ce qui est arrivé cette année-là a été le point d’arrivée d’un parcours commencé en 1864, lorsque la première convention concernant les blessés de guerre a été signée, toujours à Genève. Cette initiative est née sous l’impulsion d’Henri Dunant, impressionné par ce qu’il avait vu au cours de la bataille de Solférino. Mais la convention signée en 1949 représente indubitablement un grand pas en avant par rapport à ce qui existait précédemment: on peut dire que cette convention est la base et le fondement du droit humanitaire. Je crois qu’il est impossible d’imaginer la réussite d’une telle initiative sans tenir compte du fait que venait de se terminer un conflit dévastateur, dans lequel les populations civiles avaient été impliquées de la même manière que les militaires. La communauté internationale était encore secouée par le drame d’un type de conflit inédit dans l’histoire et cela a fait émerger la préoccupation et l’exigence, largement partagées, de mettre un frein au massacre de civils dans les situations de conflit.
À la lecture de ce document, on est frappé aussi par son langage essentiel: on n’y fait pas la différence, par exemple, entre guerre et guerre, mais on parle de «n’importe quel conflit». Peut-on penser que, parmi les raisons qui sont à la base du large consensus obtenu par la Convention, figure aussi le renoncement à un langage idéologique en faveur d’un langage pragmatique?
ROSSI: La formulation pragmatique et non idéologique qui caractérise ces sources normatives a certainement favorisé le large consensus obtenu. En ce sens, il est important de rappeler une caractéristique fondamentale de l’aide humanitaire: son caractère neutre et apolitique. Ce droit s’applique à tous les conflits armés (dans lesquels seraient impliqués des états qui ont adhéré à la convention), indépendamment des causes politique et idéologiques qui en sont la base. C’est justement là que résident sa force et sa garantie. Mais la convention de 1949 ne doit pas être considérée comme un point d’arrivée définitif. Elle aussi, elle a évolué pour s’adapter à l’histoire: ainsi, en 1977, on est arrivé. à travers les deux protocoles additionnels, à repérer deux catégories différentes de faits de guerre auxquels doit être appliqué le droit international humanitaire. Le premier protocole concerne «les conflits armés internationaux dans lesquels les peuples luttent contre la domination coloniale et l’occupation étrangère et contre les régimes racistes, dans l’exercice du droit des peuples de disposer d’eux-mêmes, consacré par la charte des Nations Unies»; le deuxième se réfère en revanche aux «conflits armés qui se déroulent sur le territoire d’un état entre ses propres forces armées et des forces armées dissidentes ou des groupes armés organisés qui, sous la conduite d’un commandement responsable, exercent, sur une partie du territoire, un contrôle tel qu’il leur permette de mener des opérations militaires prolongées et concentrées». Dans la pratique, on a vu surgir à la fin des années Soixante de nouveaux types de conflits, non prévus par la convention de Genève, qui ont fait émerger l’exigence de mettre à jour la charte de 1949.
Au cours du conflit irakien, et en particulier à Falloujah, les habitations civiles ont été bombardées de manière massive. Cela ne vous semble-t-il pas un dérogation à la convention de Genève?
ROSSI: Ce qui est arrivé à Falloujah est tragique. Mais au-delà de ce cas spécifique, la question se pose en termes plus vastes et elle est très délicate. Depuis la signature des protocoles additionnels en 1977, presque trente années ont passé et on a vu émerger des formes “plus actuelles” de conflit (le terrorisme, la soi-disant guerre préventive, l’ingérence humanitaire) qui ont posé à nouveau la question de la conformité du droit humanitaire, ce qui semble donner quelque poids à certaines thèses qui se sont manifestées ces dernières années, par exemple aux États-Unis, selon lesquelles le droit humanitaire de 1949 et de 1977 n’est pas applicable à la guerre “moderne” contre le terrorisme international. Il s’agit en effet d’un type de conflit nouveau, d’un genre qui n’avait pas été pris en considération jusqu’ici. Le véritable nœud à trancher, c’est le fait qu’en général, le terrorisme est l’œuvre de petits groupes difficilement repérables, et qu’une adaptation de ce qu’on appelle le droit de Genève représenterait beaucoup plus qu’une simple mise à jour.
Après le 11 septembre, la Convention de Genève à été mise en discussion aux États-Unis, au point d’être déclarée obsolète. À part d’autres dérogations – on ne sait pas bien ce qui s’est passé à Guantánamo, mais on sait assez bien ce qui s’est passé à Abou Ghraïb –, comment en est-on arrivé là et qu’est-ce que cela comporte?
ROSSI: Au-delà de la question de savoir si la défense garantie par la Convention de Genève peut s’appliquer aux prisonniers de guerre en collusion avec le terrorisme – et elle ne s’applique certainement pas aux actes terroristes commis en temps de paix – et en faisant abstraction du caractère très particulier du conflit irakien, il semble difficile de se soustraire au respect du minimum d’humanité auquel fait référence l’article 3 de la Convention, qui sert de couverture à toutes les lacunes possibles du droit positif, là où il engage les parties à trouver, en toutes circonstances et dans n’importe quel conflit guerrier, des solutions qui ne violent pas les droit des gens et qui résultent des usages établis entre les nations civiles, des lois de l’humanité et des exigences de la conscience publique. Sans compter que dans ces cas-là, une évaluation de nature “politique” est également nécessaire: il n’est pas possible de procéder à des actions de graves représailles ou à un traitement dégradant et humiliant des prisonniers sans courir le risque d’élargir indéfiniment l’action terroriste et de mettre en acte un mécanisme de réciprocité. Enfin je voudrais souligner que le bombardement des lieux de culte est expressément interdit par la convention de 1949.
Ci-dessus, la ville de Falloujah en Irak frappée par les graves bombardements de novembre 2004

Ci-dessus, la ville de Falloujah en Irak frappée par les graves bombardements de novembre 2004

Est-il possible de relancer la convention de Genève?
ROSSI: Après la création des Tribunaux internationaux pour le Rwanda et pour l’ex Yougoslavie, mais surtout après la constitution de la Cour pénale internationale, la notion de responsabilité pénale individuelle pour “crimes de guerre” a enfin pris une signification concrète. Il me semble en particulier que le statut de la Cour, en se réclamant ponctuellement du “Droit de Genève” en matière de crimes de guerre, a en lui-même relancé les conventions de 1949. Il y a là un fait positif parce qu’on y trouve une référence précise à la convention de Genève, qui la déclare encore actuelle et contraignante. Mais au-delà de tout cela, je crois qu’on a besoin d’un plus grand engagement des sociétés civiles, d’un travail de sensibilisation, qui en partant d’en bas, se pose comme objectif de diffuser la connaissance des règles du droit international humanitaire pour arriver à une vision partagée de problématiques si délicates qui font référence à la valeur et à la dignité de la personne humaine. J’estime que les ONG, les universités, les sociétés nationales comme la Croix Rouge et le Croissant Rouge peuvent jouer un rôle clé pour la promotion de ces idées.
En bas du texte de la convention, on remarque des signatures d’états dont les relations réciproques sont caractérisées par une tension particulière: États-Unis, Israël, Iran, Corée du Nord, pour ne citer que quelques exemples. Le fait de relancer la convention de Genève et l’esprit qui l’anime pourrait-il être une manière concrète d’essayer de dépasser ce néfaste conflit de civilisation?
ROSSI: Il est sûr qu’une relance de la convention de Genève contribuerait à faire repartir le dialogue, mais pour obtenir ce résultat il faut amener les autorités politiques et de gouvernement à considérer comme pleinement valides ces normes et la culture qui est à leur base. Là aussi, le travail de sensibilisation à l’intérieur des sociétés civiles peut être utile. Il ne serait pas moins utile de placer cette problématique au centre de l’action de l’ONU, dans le cadre d’un rôle plus incisif des Nations Unies comme moteur des relations internationales.


Italiano Español English Deutsch Português