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FRANCE
Tiré du n° 06 - 2005

Cent ans après la loi qui a établi la séparation de l’Église et de l’État

Éloge de la «saine laïcité»


Le cardinal français Jean-Louis Tauran refait le parcours des relations entre l’Église et l’État en France de 1905 à aujourd’hui, à commencer par la promulgation de la loi anticléricale et laïciste qui a suscité polémiques et affrontements et dont une application plus raisonnable a permis à l’Église de vivre en paix. Interview


par Gianni Cardinale


Le cardinal Jean-Louis Tauran, archiviste et bibliothécaire de la Sainte Église romaine

Le cardinal Jean-Louis Tauran, archiviste et bibliothécaire de la Sainte Église romaine

Parmi les anniversaires les plus importants de cette année 2005, une place particulière revient certainement au centenaire de la loi qui a établi, en 1905, la séparation de l’Église et de l’État en France. C’est si vrai qu’un des derniers documents du pontificat de Jean Paul II a justement été une lettre sur cette question, envoyée le 13 février dernier au président et à tous les évêques de l’épiscopat français.
Pour rappeler ces événements qui remontent à cent ans et leurs répercussions sur la France d’aujourd’hui, 30JOURS a demandé un entretien au cardinal Jean-Louis Tauran, archiviste et bibliothécaire de la Sainte Église romaine. Mgr Tauran est français et avant d’accéder au cardinalat, il a dirigé pendant treize ans la diplomatie du Saint-Siège. Nous le rencontrons dans son bureau à la bibliothèque vaticane, au retour d’un voyage en France qui l’a ranimé spirituellement: «J’ai rencontré un groupe important de séminaristes vraiment splendides du sud de la France; ils vivent leur vocation avec joie et ils ont une piété eucharistique simple et profonde. Ensuite, j’ai été au Puy comme envoyé pontifical et j’ai présidé la procession de la Fête Dieu à travers les rues de la ville: cela fait quarante ans que cela n’avait pas eu lieu...». Cette allusion à son voyage dans sa patrie fait qu’une partie de notre entretien portera inévitablement sur le référendum français qui a rejeté, à la fin du mois de mai, la soi-disant Constitution européenne.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, le cardinal a un souvenir ému pour Jean Paul II: «C’était un pape qui reconnaissait au catholicisme français une grande influence sur toute l’Église catholique. Il lisait lui-même beaucoup les œuvres théologiques, philosophiques et littéraires françaises. Et je me souviens aussi qu’il m’a parlé à plusieurs reprises de sa grande amitié avec le cardinal Gabriel-Marie Garrone, ancien archevêque de Toulouse puis préfet de la Congrégation pour l’éducation catholique. Il m’en parlait toujours avec admiration».

Jean Paul II a écrit une lettre aux évêques français pour les cent ans de la loi de 1905, en la définissant comme «un événement douloureux et traumatisant». Dans quel sens?
JEAN-LOUIS TAURAN: Cette loi a été perçue comme une agression contre l’Église catholique, dans la mesure où elle a spolié l’Église de toutes ses propriétés et où elle a tenté de l’organiser selon un modèle politique démocratique, en demandant la formation des soi-disant “Associations culturelles” composées de laïcs auxquels les évêques eux-mêmes auraient dû être subordonnés. Il s’est agi d’une mesure très grave, mais qui s’inscrivait dans une histoire commencée pendant la révolution, avec la constitution civile du clergé en 1790, et qui avait continué au cours des dernières décennies du dix-neuvième siècle avec un législation anticléricale imposante: suppression du repos dominical, suppression des écoles catholiques, suppression des ordres religieux. Mais ce n’est pas tout. Émile Combes – qui était un ancien séminariste animé d’une aigreur particulière contre l’Église – prétendait nommer les évêques tout seul, sans le pape! Et puis, lorsque le socialiste Jean Jaurès a demandé à Jules Ferry, le grand architecte de la laïcisation du système scolaire français, quel était son programme, la réponse a été éclairante: organiser l’humanité sans Dieu. Ferry a aussi parlé du «grand diocèse de la libre pensée». La laïcité devient une idéologie de rechange. Ferry a encore dit: nous avons promis la neutralité religieuse, mais nous n’avons pas promis la neutralité philosophique ou politique. Il s’agissait de laïcisme et non pas de cette saine laïcité, comme l’a définie Pie XII, que l’Église ne peut que soutenir.
Mais qu’est-ce qui a fait précipiter la situation?
TAURAN: Le président français Émile François Loubet est allé à Rome en visite officielle en avril 1904 et s’est rendu au Quirinal pour rencontrer le roi. Alors le pape n’a pas voulu le recevoir au Vatican, dans la mesure ou la “question romaine” n’était toujours pas résolue. Et puis, lorsque le Saint-Siège a convoqué à Rome deux évêques français qui avaient des problèmes dans leurs diocèses et qui étaient soupçonnés d’être trop favorables au gouvernement, Paris a décidé de rompre les relations diplomatiques. C’était le 30 juillet 1904. Au mois de novembre suivant, le gouvernement Combes a présenté un projet de loi très restrictif sur la séparation, loi qui allait être approuvée, sous une forme plus acceptable proposée par Aristide Briand, le 9 décembre 2005 par le gouvernement dirigé par Émile Rouvier.
La loi de 1905 a aussi provoqué de violents conflits entre police et fidèles...
TAURAN: Oui, surtout quand les fonctionnaires publics voulaient pénétrer dans les églises pour inventorier les biens à confisquer. Il y a eu des accrochages, des blessés et même un mort. À ce stade, heureusement, l’État a compris – comme l’a dit Georges Clémenceau, qui était plus ouvert au dialogue – qu’un candélabre ne valait pas une vie humaine...
Le Monde a titré que Jean Paul II aurait fait l’éloge de la loi de 1905...
TAURAN: Il n’y a aucun éloge et il ne pouvait pas y en avoir. Mais il y a eu la reconnaissance du fait que cette loi a en tout cas permis à l’Église de vivre en paix, dans la mesure où elle n’a jamais été appliquée à la lettre; il y a eu en effet une jurisprudence qui en a donné une interprétation très large dès 1906. Or le jugement positif de Jean Paul II concernait cet aspect, et certainement pas la loi en elle-même...
Quels étaient les contenus les plus importants de la loi?
TAURAN: La loi de 1905 prévoyait l’abolition unilatérale du concordat napoléonien de 1801. Elle établissait que la République ne reconnaît et ne finance aucun culte, en ne considérant la religion que sous sa dimension cultuelle et non sociale. Elle établissait aussi que les biens de l’Église étaient confisqués par l’État, tandis que les édifices du culte étaient confiés gratuitement à des associations cultuelles élues démocratiquement par les fidèles. C’est spécialement sur ce point que le pape a réagi: l’Église catholique n’est pas une société démocratique, et l’évêque ne peut être de fait exclu de la direction de l’Église locale. C’est pour cela que saint Pie X, dans l’encyclique Vehementer nos de février 1906, a parlé du laïcisme qui représente un véritable apartheid religieux, comme de la “peste” de notre temps. Et les catholiques l’on considéré comme une monstrueuse injustice.
La nette séparation entre l’Église et l’État a aussi eu des retombées positives, au sens où elle a purifié en quelque sorte l’Église française, en la détournant de tentations de nature mondaine?
TAURAN: Oui, paradoxalement, cette loi a rendu l’Église plus évangélique, parce que plus pauvre et plus proche des gens simples. De plus, le fait de ne plus être financée par l’État lui a même donné une plus grande liberté de parole. Et puis les fidèles catholiques se sont serrés autour de leur Église et ils ont été particulièrement généreux, comme cela était déjà arrivé avec les lois anticléricales votées précédemment, au point qu’en 1903, le très laïc Ferdinand Buisson, inspecteur général de l’enseignement primaire, a dit: nous avons retiré à l’Église tout ce qui faisait sa force: titres, privilèges, richesses, honneurs, monopoles, mais elle jouit d’une popularité plus grande qu’avant. Il y avait encore un peuple chrétien qui a réagi en serrant les rangs, avec affection, autour de son Église.
La cocarde et les drapeaux français sur la cathédrale Notre-Dame de Paris

La cocarde et les drapeaux français sur la cathédrale Notre-Dame de Paris

Éminence, vous évoquiez tout à l’heure le fait qu’en réalité, cette loi de 1905 n’a jamais été appliquée de manière rigide...
TAURAN: En fait, après la loi, on a vu naître une jungle législative d’ajouts et d’interprétations. C’est la raison pour laquelle on craint que le fait de remettre la loi en discussion ne revienne à ouvrir une nouvelle fois la boîte de Pandore. Nombreux sont ceux pour lesquels il vaut mieux conserver la loi actuelle, sans en faire une lecture fondamentaliste, mais en l’interprétant à la lumière des dispositions qui ont orienté son application pendant un siècle.
Et puis la loi n’a pas été appliquée dans tout le pays...
TAURAN: La France ne fait rien comme les autres! C’est un pays particulier. Il existe, dans les territoires de la République, au moins quatre régimes juridiques qui règlent les cultes. En effet, la laïcité républicaine selon la loi de 1905 s’applique sur tout le territoire français, à trois exceptions près. En Alsace et en Moselle – qui faisaient en 1905 partie du Reich allemand et qui ont été ré-annexées à la France après la première guerre mondiale – on applique encore le concordat napoléonien de 1801 sur la base duquel c’est le président d’une république laïque qui nomme, en tant qu’héritier de l’empereur, les évêques de Strasbourg et de Metz. Dans le département de la Guyane, le catholicisme est la religion officielle, conformément à une ordonnance royale de 1828. Et puis, en ce qui concerne les territoires d’outremer du Pacifique et de l’Atlantique, nous avons un statut de droit public, conformément à ce qui a été établi par les décrets de 1939. À cela s’ajoute le fait qu’il existe depuis 2002 une commission de dialogue entre le gouvernement et l’Église, présidée par le premier ministre et par le nonce apostolique, pour résoudre les problèmes de l’Église en France. Comme vous le voyez, il s’agit d’une situation sui generis. Comme je l’ai déjà dit en d’autres occasions, il faut peut-être séparer l’Église de l’État mais on ne pourra jamais séparer l’Église de la société. Et puis d’après moi, il vaudrait mieux parler non pas tant de séparation, que de distinction entre Église et État.
Quoiqu’il en soit, une conciliation entre le Saint Siège et la France a été possible dans les années Vingt. Qui a cédé, Rome ou Paris?
TAURAN: Aucune des deux. Il s’est agi d’un compromis, rendu possible aussi par un fait important qui avait eu lieu pendant la première guerre mondiale: la fraternisation qui est survenue dans les tranchées entre les soldats, les prêtres et les séminaristes, eux aussi appelés au front. Les jeunes français, qui avaient été éduqués dans les écoles laïques de l’État à considérer les prêtres comme des profiteurs, ont découvert que la réalité était différente de celle que décrivait la propagande laïciste. 1800 prêtres, 1500 religieux et 1300 séminaristes sont morts au front. À cela s’ajoute la conscience qu’avait le gouvernement du fait que l’Église vivait, pour ainsi dire, dans un État de non droit. C’est ainsi qu’après les négociations qui ont duré de 1921 à 1924, on est arrivé aux accords Briand-Cerretti sur la base desquels les édifices du culte ont été confiés non plus à des associations de laïcs élues démocratiquement, mais à des associations diocésaines présidées par l’évêque. Pour être sûr que la France respecte ce type d’engagements, le pape Pie XI a demandé une loi sur la liberté religieuse, mais l’état français n’a pas accepté. C’est pour cela qu’on a opté pour une série de documents de valeur juridique différente.
En quoi consistent donc les accords signés par Briand, premier ministre à l’époque, et l’archevêque Bonaventura Cerretti, envoyé spécial du Saint-Siège?
TAURAN: Nous avons un mémorandum sur le rétablissement des relations diplomatiques de 1921 qui a fait que Cerretti est devenu nonce apostolique à Paris. Nous avons un autre mémorandum, toujours en 1921, sur la nomination des évêques et encore un échange de lettres entre le ministre des Affaires étrangères et le nonce apostolique à propos de la Faculté de Théologie de Strasbourg et des associations diocésaines. Et puis il y a une entente verbale sur la procédure garantissant la valeur juridique de ces accords. Le Saint-Siège a manifesté la ratification de ces accords avec l’encyclique Maximam gravissimamque de janvier 1924, tandis que l’état français a émis un avis du Conseil d’état.
Les accords Briand-Cerretti de 1924 ont été soumis au secret d’état à l’époque. Pourquoi? Sont-ils encore, et resteront-ils secrets?
TAURAN: Le projet de les publier existe, mais je ne sais pas où il en est. Il faut tenir compte, à ce sujet, de la querelle juridique qui accompagne ces accords. Certains y voient de véritables accords internationaux, d’autres sont d’un avis opposé. En France aussi, il existe une école de pensée selon laquelle il s’agit d’accords internationaux, qui doivent donc être publiés dans le Recueil officiel des traités.
Le problème n’est donc pas de savoir s’il faut le publier ou non, mais où...
TAURAN: Dans un certain sens, oui.
Le centenaire pourrait être une occasion pour le faire...
TAURAN: Certainement. Le problème est de savoir si la France acceptera d’insérer ces accords dans le Recueil officiel des traités internationaux. Du côté du Saint-Siège, bien sûr, il n’y aurait aucun problème pour leur publication.
La France est le seul pays européen qui souligne sa laïcité dans sa constitution. Et pourtant son président actuel, Jacques Chirac, est venu à Rome pour prendre possession du titre de premier chanoine honoraire du Chapitre du Latran, un titre qui revenait aux rois dans l’ancien régime. Cela ne vous semble pas un peu étrange?
TAURAN: C’est un fait tout à fait étrange, mais qui reflète très bien le caractère paradoxal des relations entre l’Église et l’État en France, un pays à tradition catholique très enracinée dans lequel les idées de la Révolution de 1789 ont eu un impact formidable.
Le prédécesseur de Chirac à l’Élysée, François Mitterrand, n’a jamais pris possession du titre en question...
TAURAN: Il n’a jamais non plus demandé de visite officielle au Vatican.
Et pourtant il était de formation catholique...
TAURAN: Le président Mitterrand était baptisé et il avait reçu en famille une éducation chrétienne. Dans sa jeunesse, il était fervent catholique et il n’avait pas honte de le montrer. Par la suite, cette foi s’est affaiblie. Mais il a toujours eu une nostalgie et une passion pour les grandes questions de la vie. Il était ami de Jean Guitton et il a eu de nombreuses conversations sur la mort qu’il sentait venir. Lorsqu’il a donné ses dispositions pour ses obsèques, on lui a demandé s’il voulait qu’elles soient laïques ou religieuses. Il a répondu: «On peut penser à une cérémonie religieuse». «On peut penser ...»: une formule très mitterrandienne. Je me souviens justement qu’aux obsèques solennelles à Notre-Dame, où je représentais le Saint-Siège, le cardinal Jean-Marie Lustiger a fait au cours de son homélie un collage de citations du président qui démontraient sa foi chrétienne, même si c’était souvent de manière implicite. C’était un personnage singulier, comme le démontre un épisode que je ne connaissais pas – mais qui ne m’a pas tellement surpris – et qui a été rapporté par Radio Vatican.
À savoir?
TAURAN: Le journal du 13 mars dernier a cité deux épisodes survenus avant sa mort. Tout d’abord «une visite au monastère de Sainte Catherine au Sinaï, où il avouera avoir laissé le meilleur de lui-même». Et puis «une dévotion inattendue pour sainte Thérèse de Lisieux. Lorsque ses reliques portées en procession à Paris sont passées sous ses fenêtres, Mitterrand demandera que le cortège s’arrête, il descendra péniblement et restera en silence dans la voiture, la main posée sur l’urne». Ce sont des épisodes, comme l’a justement souligné Radio Vatican elle-même, qui «en disent long sur la complexité du personnage».
Revenons à la loi de 1905. Peut-on penser à une révision, à la lumière aussi du nombre croissant de fidèles musulmans présents dans l’Hexagone? Pour le ministre Nicolas Sarkozy, cette possibilité existe, et il en a parlé dans son dernier livre La République, les religions, l’espérance.
TAURAN: Il y a des années que je ne vis plus en France, mais il me semblerait curieux qu’une loi qui a cent ans soit si parfaite qu’on ne puisse pas la retoucher. Néanmoins, Sarkozy perçoit, comme les évêques catholiques, le danger de rouvrir un débat sur les relations entre Église et État qui pourrait provoquer un regain de laïcisme et d’anticléricalisme. Alors beaucoup disent qu’il vaut mieux laisser la loi comme elle est et la compléter à la lumière de la jurisprudence du siècle passé. Je crois que c’est la solution que préfèrent la majorité des évêques. Il faut éviter que cette loi puisse être interprétée de manière fondamentaliste, puisque heureusement il n’en a jamais été ainsi.
Une question sur le livre de Sarkozy, puisque Le Figaro a parlé de sa visite au Vatican pour le présenter au cardinal secrétaire d’État Angelo Sodano, à l’archevêque Giovanni Lajolo et à vous-même...
TAURAN: Oui, le ministre nous a donné un exemplaire de son livre à cette occasion. Il m’a écrit cette dédicace: «Votre ami tout simplement». Ce qui m’a plu de ce livre, c’est qu’il a été écrit par un ministre qui n’a pas peur de parler de religion, et d’affirmer que les chrétiens ne doivent pas avoir honte de leur foi ni avoir des complexes d’infériorité. Et puis la définition de la laïcité qu’on trouve dans le livre est intéressante: «Je crois en une laïcité positive, c’est-à-dire en une laïcité qui garantit le droit de vivre sa propre religion comme un droit fondamental de la personne. La laïcité n’est pas l’ennemie des religions; au contraire, la laïcité est la garantie pour chacun de croire et de vivre sa propre foi».
Cette définition de la laïcité pourrait avoir des répercussions pratiques, comme le financement public à des organismes religieux...
TAURAN: Sarkozy exprime certainement, sur le problème du financement des églises, des mosquées et des synagogues, une pensée disons hétérodoxe par rapport à la grande majorité du monde politique français. Pour revenir au livre, je répète que ce que j’ai le plus apprécié, c’est que Sarkozy a eu le courage d’écrire un livre sur la religion et d’affirmer qu’il était croyant. Ensuite, bien sûr, il y a dans le livre quelques affirmations qui devraient être nuancées ou précisées.
Le fait qu’on discute de religion est dû à la présence massive de musulmans?
TAURAN: Un autre paradoxe français, c’est que cette discussion sur la religion est vraiment due à l’Islam. Ce sont les musulmans qui ont obligé les gouvernants à se poser le problème du rôle de la religion dans la société d’aujourd’hui, alors que pendant des années la philosophie dominante était qu’on pouvait tout faire, y compris être catholique, mais surtout que cela ne se voie pas. C’est la réponse qu’a reçue un étudiant français de la part d’un de ses camarades agnostique.
Le débat a viré à la polémique l’année dernière, lorsque le parlement a approuvé la loi qui interdit la manifestation ostentatoire de symboles religieux, votée, dans la pratique, pour interdire l’usage du voile à l’école aux élèves musulmanes...
TAURAN: Il me semble que l’application de la loi a été plus pacifique que ce qu’on aurait pu penser. Un peu comme la loi de 1905. Je comprends que pour les gens qui n’habitent pas en France, il semble un peu étrange qu’on doive légiférer sur un cas de ce genre. Mais en France, on légifère beaucoup...
À propos d’Islam, le considérez-vous comme un problème prioritaire pour la société occidentale et pour l’Église?
TAURAN: Tout d’abord, je crois qu’on ne doit pas parler d’un seul Islam ni le considérer comme un bloc monolithique. La réalité montre au contraire un Islam pluriel, et il y a de nombreux Islam. Moi, par exemple, j’ai exercé pendant de nombreuses années ma mission au Liban où j’ai connu des musulmans avec lesquels je me sentais en plein accord, et d’autres en revanche avec lesquels les relations étaient plus problématiques. Et puis l’année dernière, j’ai été au Qatar à une rencontre de dialogue islamo chrétien organisé par l’émir qui a proposé que le prochain rendez-vous se fasse à trois, avec la participation de représentants de l’hébraïsme; la réaction de ses coreligionnaires a été glaciale. Il existe différents Islam. Et il y a là une difficulté pour le dialogue: la nécessité de trouver un interlocuteur représentatif avec qui parler. Certes, l’islam est un fait. Nous sommes pour ainsi dire condamnés à dialoguer avec le monde musulman, parce que le dialogue est la clé de toute solution durable. Malheureusement l’équation islam-égale-terrorisme a beaucoup de succès en Occident. Mais ce n’est pas vrai. Je crois que la majorité du monde musulman n’a de cesse de pouvoir se débarrasser de ces franges terroristes qui trahissent le vrai message islamique. Mais le chemin est encore long.
Dans les publications actuelles, on oppose souvent un modèle français, hostile au fait religieux, à un modèle américain, plus respectueux de la foi et des institutions ecclésiastiques. Partagez-vous ce point de vue?
TAURAN: Cette réalité est le fruit de l’histoire. Aux États-Unis, le fait religieux fait partie du paysage. Il y a quelques mois, j’ai été impressionné par un sondage selon lequel 85% des Américains affirment qu’ils jugent importante la prière quotidienne. Cette religiosité est un fait positif, à condition qu’il ne se transforme pas en fondamentalisme et en prosélytisme.
Ci-dessus, une carte postale célèbre la loi de 1905 sur les rapports entre l’Église et l’État en France

Ci-dessus, une carte postale célèbre la loi de 1905 sur les rapports entre l’Église et l’État en France

Le panorama politique américain a été dominé ces dernières années par le phénomène des néo conservateurs, ceux qu’on appelle les néo-cons, au sein desquels se trouvent certaines personnalités influentes de l’Église américaine, au point que certains parlent de théo-cons. Pensez-vous que ce mouvement culturel et politique soit exportable en Europe?
TAURAN: Je ne crois pas, pour les raisons dont je viens de parler. Ce qui m’inquiète néanmoins, c’est le fait qu’en Europe on manque de catholiques cohérents dans les structures gouvernementales et administratives. Nous manquons de chrétiens qui aient pour vocation le service de la res publica. C’est la grande lacune de notre continent. Je serais curieux de savoir combien sont les politiciens qui se déclarent chrétiens et qui, par exemple, lorsqu’ils participent à des réunions ou des rassemblements le dimanche, sentent la nécessité de participer à la sainte messe.
Dans une intervention au séminaire pontifical français en novembre dernier, vous affirmiez que transmettre la foi aujourd’hui ne doit rien avoir à faire avec “la propagande et le prosélytisme”. Que vouliez-vous dire?
TAURAN: Il arrive qu’on ressente le risque que la mission évangélisatrice de l’Église soit, ou soit considérée comme de la propagande ou du prosélytisme. Nous devons, comme Jésus, proposer ce que nous croyons être l’unique Bonne Nouvelle pour l’homme de tous les temps. La discrétion et le respect que nous devons avoir pour ceux qui ne croient pas vont de pair avec le partage et le témoignage. Les gens n’attendent pas des sermons ou des proclamations, mais s’intéressent en revanche à ces chrétiens qui témoignent leur foi par leur vie quotidienne.
Éminence, une question dictée par l’actualité. À la fin du mois de mai dernier, le peuple français a rejeté de manière retentissante par un référendum le projet de Traité constitutionnel européen qui est en cours de ratification de la part des vingt-cinq pays de l’Union. Quelle est votre évaluation de ce fait?
TAURAN: Je pense que les Français n’ont pas lu le texte du Traité et qu’ils n’étaient donc pas en mesure de bien évaluer l’enjeu. En fait, rares sont ceux qui seraient en mesure de donner une définition de l’Europe. Donc il y a eu un réflexe de peur. Mais l’Europe continue, et nous devons nous rappeler que ce sont les peuples qui font l’Europe, pas les institutions; même si, comme quelqu’un me l’a fait remarquer, l’Europe vivra pendant quelques années dans le cadre des accords de Nice et seule l’Europe de l’euro sera en fonction, tandis que l’Europe politique restera, au moins pour un futur proche, au stade de simple projet. Mais j’insiste, le travail pour une Europe plus unie doit continuer, étant donné que «l’Europe est une espace privilégié de l’espérance humaine», comme l’affirme le préambule du Traité.
Ce préambule ne semble pas avoir beaucoup plu au Saint-Siège...
TAURAN: Certes, pour nous chrétiens, il y a de graves lacunes dans le texte du traité, comme l’absence de référence aux racines chrétiennes. Et puis les articles relatifs à la vie, aux droits de la famille et à la discrimination mériteraient une autre formulation. Mais nous ne devons pas oublier que pour la première fois, avec le traité, le droit primaire de l’Union européenne prévoit un dialogue institutionnel avec les Églises. Et ce n’est pas rien.
Une dernière question. Que peut signifier pour l’Europe l’élection du cardinal Joseph Ratzinger à la papauté?
TAURAN: Dans son livre Un tournant pour l’Europe, notre pape Benoît XVI démontre que jamais, en aucune phase de son histoire, notre continent n’a vécu sans porter son regard vers le sacré. Et c’est ainsi, grâce à la cohabitation avec Dieu, que l’Europe a plus ou moins réussi à apprendre aux hommes à cohabiter entre eux. Il me semble que l’Église d’au­jourd’hui, sous la houlette d’un pape profondément européen – il s’appelle Benoît! – peut donner sa contribution à l’affirmation d’une Europe où les peuples et les citoyens peuvent regarder vers l’avenir avec confiance, sous le regard de Dieu.


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