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ÉGLISE
Tiré du n° 09 - 2005

La présence du Christ dans l’Eucharistie Vraie, réelle et substantielle


Lorsqu’il a parlé de la présence du Christ dans ce Sacrement, le Concile de Trente a utilisé trois adverbes. Jésus est présent dans l’Eucharistie, dit le Concile «vraiment, réellement et substantiellement» (Denzinger-Schönmetzer 1651). Ces trois adverbes sont les clés qui ouvrent la porte de l’enseignement catholique et excluent les points de vue contraires, qui sont donc à rejeter


par le cardinal Avery Dulles, s. j.


Ci-dessus, saint Érard élève 
l’hostie consacrée, sculpture en bois de tilleul de la deuxième moitié 
du XIVe siècle attribuée à l’atelier 
ducal styrien, Galerie Slovène 
Narodna, Ljubljana

Ci-dessus, saint Érard élève l’hostie consacrée, sculpture en bois de tilleul de la deuxième moitié du XIVe siècle attribuée à l’atelier ducal styrien, Galerie Slovène Narodna, Ljubljana

Tout en poussant à une plus grande dévotion, l’année de l’Eucharistie actuellement en cours a inspiré une nouvelle réflexion théologique sur différents aspects de l’Eucharistie comme sacrifice, comme présence réelle et comme communion.
La présence réelle, étudiée avec grande subtilité au Moyen Âge, est devenue une des principaux points de controverse entre chrétiens à partir de la Réforme. Bien qu’il ait mis la transsubstantiation en doute, l’opinion de Luther sur la nature réelle et substantielle de la présence du Christ n’a pas varié, et il l’a fermement gardée même si la plupart des autres protestants n’étaient pas d’accord, au moins verbalement. Dans les dernières décennies, il y a eu un peu de confusion dans les milieux catholiques sur la présence réelle. Dans un souci pastoral, la Conférence épiscopale américaine a voulu répondre au besoin d’éclaircissements et a publié en 2001 un opuscule utile: La présence réelle de Jésus-Christ dans le sacrement de l’Eucharistie: les questions et les réponses fondamentales. Dans cet article, j’examinerai le fondement théologique de l’enseignement catholique officiel.
Après la consécration, le prêtre, à chaque messe, proclame que l’Eucharistie est un mysterium fidei. La présence réelle amène l’esprit humain aux extrêmes limites de ses capacités. Nous devons à la fin reconnaître que c’est un mystère ineffable et qu’il devrait être accueilli avec admiration et avec stupeur. C’est une vérité que seul l’esprit de Dieu peut complètement comprendre, mais il faut néanmoins en dire quelque chose, car Dieu ne s’est pas révélé simplement pour nous envelopper dans le mystère. Il veut que nous imitions la Sainte Vierge qui a profondément réfléchi sur les mots qui lui ont été adressés.
Tout d’abord, il faut dire que l’Église accepte la présence réelle comme matière de foi parce qu’elle est incluse dans la Parole de Dieu, comme l’attestent les Saintes Écritures et la tradition. Jésus a clairement dit: «Ceci est mon corps... Ceci est mon sang» et, polémiquant contre les Juifs, il a insisté sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’une métaphore. «Car ma chair est vraiment une nourriture et mon sang vraiment une boisson. Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui» (Jn 6, 55-56).
De nombreux disciples ont trouvé ces mots très ardus et l’ont quitté, mais Jésus n’a pas modifié ses affirmations pour les faire revenir en arrière.
Les Pères et les Docteurs de l’Église ont proclamé la présence réelle avec confiance, un siècle après l’autre, en dépit de toutes les objections et de tous les malentendus. Finalement, en 1551, le Concile de Trente a fourni une exposition complète de la doctrine catholique de l’Eucharistie en donnant beaucoup d’importance à la présence réelle. Depuis lors et aujourd’hui encore, l’enseignement de Trente, répété par de nombreux papes et par des documents officiels, reste normatif. Le Catéchisme de l’Église catholique ne craint pas de le citer à la lettre (Catéchisme de l’Église catholique 1374. 1376-77).

Lorsqu’il a parlé de la présence du Christ dans ce Sacrement, le Concile de Trente a utilisé trois adverbes. Jésus est présent, dit le Concile, «vraiment, réellement et substantiellement» (Denzinger-Schönmetzer 1651). Ces trois adverbes sont les clés qui ouvrent la porte de l’enseignement catholique et excluent les points de vue contraires, qui sont donc à rejeter1.
En disant avant tout que le Christ est vraiment contenu dans les espèces eucharistiques, le Concile a rejeté l’idée que ce sacrement soit simplement un symbole ou une figure indiquant un corps qui est absent ou qui se trouverait quelque part dans le ciel. Cette affirmation est faite contre l’hérétique Berengarius du XIe siècle et contre certains de ses disciples protestants du XVIe siècle.
En second lieu, la présence est réelle. C’est-à-dire qu’elle est ontologique et objective. Ontologique, parce qu’elle advient au niveau de l’être; objective, parce qu’elle ne dépend pas des pensées ou des sentiments du ministre ou des communiants. Le corps et le sang du Christ sont présents dans le sacrement, en vertu de la promesse du Christ et du pouvoir de l’Esprit Saint qui sont liés à l’exécution correcte du rite de la part d’un ministre validement ordonné.
Par cet enseignement, l’Église réfute l’idée que la foi serait l’instrument qui détermine la présence du Christ dans le sacrement. D’après l’enseignement catholique, la foi ne rend pas le Christ présent, mais elle reconnaît cette présence avec gratitude et permet que la sainte communion porte ses fruits de sainteté. Il est inutile et même peccamineux de recevoir le sacrement sans la foi, mais l’absence de foi ne rend pas la présence irréelle.
En troisième lieu, le Concile de Trente nous dit que la présence du Christ dans le sacrement est substantielle. Le mot “substance” n’est pas utilisé ici comme un terme philosophique technique, comme dans la philosophie d’Aristote. Il était utilisé dans le haut Moyen-Âge bien avant que ne circulent les œuvres d’Aristote.
Dans l’usage commun, “substance” dénote la réalité fondamentale de la chose, ce que la chose est en soi. Ce mot qui dérive de la racine latine sub-stare signifie ce qui est sous les apparences, qui peuvent changer d’un moment à l’autre en laissant l’objet intact.
Les apparences peuvent être trompeuses. On pourrait ne pas me reconnaître si je me déguise ou si je suis sérieusement malade, mais je ne cesse pas d’être la personne que j’étais; ma substance reste inchangée. Il n’y a donc rien d’obscur dans la signification de “substance” dans ce contexte.
“Substance” signifiant ce qu’une chose est en soi, peut être opposée à “fonction”, qui fait référence à l’action. Le Christ est présent à travers son pouvoir dynamique et son action dans tous les sacrements, mais dans l’Eucharistie sa présence est, en plus, substantielle. C’est pour cette raison que l’Eucharistie peut être adorée. C’est le plus grand de tous les sacrements.
Comment Jésus est-il présent dans l’Eucharistie? Jésus Christ est présent dans l’Eucharistie d’une façon unique et incomparable. Il est présent en effet de manière vraie, réelle, substantielle : avec son Corps et son Sang, avec son Âme et sa Divinité. Dans l’Eucharistie, est donc présent de manière sacramentelle, c’est-à-dire sous les espèces du pain et du vin, le Christ tout entier, Dieu et homme. (tiré du Compendium du Catéchisme de l’Église catholique, n. 282)
Après la consécration, le pain et le vin deviennent, de manière mystérieuse, le Christ lui-même. Le Concile œcuménique Vatican II cite saint Thomas pour dire que ce Sacrement contient l’entière richesse spirituelle de l’Église, étant donné que l’Église n’a d’autre richesse spirituelle que le Christ et ce qu’Il lui communique2.
Le Concile de Trente a aussi parlé de la manière dont advient cette présence du Christ. Il affirme que le pain et le vin changent; ils cessent d’être ce qu’ils étaient et ils se transforment en ce qu’ils n’étaient pas. L’entière substance du pain et du vin se transforme en la substance du corps et du sang du Christ et, vu que le Christ ne peut être divisé, ils se transforment aussi en Son âme et en Sa divinité (Denzinger-Schönmetzer 1640.1642). Tout le Christ est entièrement rendu présent dans chacune des deux formes.
Le changement qui advient au cours de la consécration pendant la messe est sui generis. Il ne se laisse pas circonscrire dans les catégories d’Aristote qui croyait que chaque changement substantiel comportait un changement dans les apparences ou dans ce qu’il appelait des accidents. Quand je mange une pomme, celle-ci perd ses qualités perceptibles de même que sa substance de pomme. Elle devient une partie de moi. Mais dans la consécration du pain et du vin pendant la messe, les apparences externes demeurent identiques.
L’Église a créé le terme “transsubstantiation” pour désigner le processus par lequel l’entière substance et seulement la substance se change en la substance du corps et du sang du Christ. On a besoin d’un mot spécial pour indiquer un processus qui est unique et sans égal. Lorsqu’elle enseigne que les espèces restent inchangées, l’Église indique que leurs propriétés physiques et chimiques restent celles du pain et du vin. Non seulement elles pèsent le même poids et elles apparaissent identiques; mais elles gardent la même valeur nutritive que celle qu’elles avaient avant la consécration3. Il serait inutile d’essayer de démontrer ou de réfuter la présence réelle en recourant à des expériences physiques, parce que la présence du Christ est spirituelle ou sacramentelle et non physique, au sens de mesurable.
Pour éclaircir l’enseignement de l’Église sur la présence réelle, je pense qu’il sera utile de le comparer à certaines positions erronées. La présence du Christ peut être entendue de manière trop charnelle ou trop mystique, trop grossière ou trop légère, trop ingénue ou trop figurée.
L’erreur réaliste ingénue peut être illustrée par la réaction des Juifs qui ont été choqués, à Capharnaüm, par les paroles de Jésus. Ceux-ci ont évidemment pensé qu’Il soutenait le cannibalisme, qu’ils considéraient à juste titre comme un horrible péché. Certains chrétiens comprennent la présence du Christ dans l’Eucharistie dans un sens trop matérialiste, sans faire la distinction appropriée entre sa présence naturelle et sa présence sacramentelle. Il leur arrive d’imaginer qu’Il pourrait souffrir si l’hostie était désacralisée ou qu’Il pourrait se sentir seul dans le tabernacle. J’ai lu quelque part qu’une jeune étudiante avait peur de manger une glace après avoir communié, parce qu’elle pensait que Jésus aurait eu froid.
Dans le haut Moyen-Âge, certains théologiens ont soutenu, à la suite de Paschase Radbert, que dans l’Eucharistie Jésus prendrait la forme du pain et du vin comme sa vraie forme. «Pourquoi ne pourrait-il pas en être ainsi», se demandaient-ils, «puisque, après la Résurrection, Il est apparu comme un pèlerin et comme un jardinier que ses disciples ne pouvaient pas reconnaître?». Ce que nous voyons en regardant l’hostie et ce que nous avalons pendant la communion, disaient-ils, est le corps et le sang du Christ sous une forme déguisée. Certains affirmaient même que dans la consécration, les éléments perdent la capacité nutritive naturelle du pain et du vin4.
Pour éviter l’implication que, dans la gloire, le Christ puisse souffrir à cause de l’indignité, certains penseurs du haut Moyen-Âge ont soutenu que le corps du Christ sur l’autel n’était pas le même que celui du ciel. En effet, ils parlaient de trois corps du Christ: son corps naturel, qui est maintenant au ciel; son corps sacramentel, qui est dans l’Eucharistie; et son corps ecclésial, qui est l’Église5. Cette affirmation n’a jamais été condamnée par l’Église, mais elle n’est plus beaucoup soutenue, peut-être parce que, contrairement à ce que voulaient dire ses partisans, elle semble suggérer que le corps dans l’Eucharistie n’est pas celui qui est né de la Vierge Marie. S’il en était ainsi, nous ne pourrions pas chanter: «Ave verum corpus, natum de Maria Virgine».

Saint Thomas d’Aquin développe ce que nous pourrions définir une position de médiation. D’un côté, il évite de parler de l’Eucharistie comme d’un corps spécial (sacramentel ou mystique), mais de l’autre, il affirme que le corps ressuscité et glorifié du Christ a une existence différente au ciel et dans le sacrement. Il oppose l’existence du Christ en soi et son existence sous le voile du sacrement comme deux différents états ou manières d’être. Selon son mode d’existence naturel, le Christ est au ciel, selon le mode eucharistique d’existence Il est dans le Sacrement6. Le corps du Christ est vraiment présent dans l’Eucharistie, mais pas dans le sens où les corps sont à une place déterminée. Ses parties et ses dimensions ne peuvent être mesurées en rapport avec d’autres corps. Sa circonférence n’est pas celle de l’hostie.
C’est pour cela qu’à l’encontre des réalistes ingénus, saint Thomas soutient que lorsque nous regardons l’hostie, nous ne voyons pas la figure et les couleurs qui appartiennent proprement au corps du Christ, mais ceux de l’hostie elle-même. Nous ne sommes pas dans la même situation que les disciples avant l’Ascension, auxquels le Christ est apparu dans son propre corps. Lorsque nous regardons l’hostie ou le calice sur l’autel, les aspects ou les phénomènes visibles sont encore ceux du pain et du vin.
L’Église a créé le terme “transsubstantiation” pour désigner le processus par lequel l’entière substance et seulement la substance se change en la substance du corps et du sang du Christ. On a besoin d’un mot spécial pour indiquer un processus qui est unique et sans égal. Lorsqu’elle enseigne que les espèces restent inchangées, l’Église indique que leurs propriétés physiques et chimiques restent celles du pain et du vin. Non seulement elles pèsent le même poids et elles apparaissent identiques; mais elles gardent la même valeur nutritive que celle qu’elles avaient avant la consécration
Saint Thomas pose l’objection que certains ont raconté qu’ils avaient vu l’Enfant Jésus ou son très précieux sang dans une hostie consacrée. Il répond que Dieu est en mesure d’opérer un changement miraculeux dans l’hostie, de sorte qu’elle puisse apparaître comme un enfant ou comme du sang humain, mais ce qui apparaît dans un cas de ce genre ne peuvent être les qualités du Christ lui-même7.
Lorsque nous regardons l’hostie ou le très précieux sang, nous ne pouvons pas dire que la tête est ici et que les pieds sont là. La présence du Christ dans ce Sacrement ressemble à celle de l’âme dans le corps. Mon âme n’est pas en partie dans ma tête, dans mon cœur, dans mes mains, mais elle est entièrement présente dans le tout et dans chacune des parties. Et il en est ainsi du Christ dans l’Eucharistie. Lorsqu’une hostie est rompue, chaque fragment contient aussi pleinement le Christ que l’hostie tout entière. Une seule goutte du très précieux sang contient autant de Lui que tout le contenu du calice entier. Saint Thomas fait l’utile exemple du reflet d’une image dans un miroir. Lorsque le miroir se casse, chaque fragment peut refléter l’objet entier, comme le faisait le miroir tout entier8.
Si la localisation et les profils de l’hostie ne sont pas ceux du Christ, on se demande: pouvons-nous dire que le Christ est transporté pendant une procession ou qu’Il est placé dans le tabernacle? Ne mangeons-nous pas Sa chair, ne buvons-nous pas Son sang? Si, dit saint Thomas, Il est transporté, mangé et bu, mais pas dans Ses propres dimensions. Il est transporté, mangé et bu sous Sa forme eucharistique d’existence, dans la mesure où Sa présence coïncide avec les propriétés palpables ou “accidents” du pain et du vin. Il n’est détérioré physiquement par aucune violence faite au Sacrement parce que ces qualités et ces dimensions ne sont pas proprement les siennes.
On ne peut donc connaître la présence du Christ dans le Saint Sacrement que grâce à l’intellect qui accepte la parole de Dieu dans la foi9. La présence peut être dénommée sacramentelle parce que les apparences du pain et du vin indiquent le lieu où le corps et le sang du Christ sont présents. Ce sont des signes, ou plutôt des sacrements d’une réalité qui est présente en eux.
Tout en étant réelle, la présence eucharistique n’élimine pas l’absence dont parle Jésus lorsqu’il prend congé de ses disciples pendant la Cène. L’Eucharistie est une mémoire de la présence historique de Jésus sur la terre et un gage de son retour dans la gloire, lorsque nous serons en mesure de Le voir comme Il est.
On peut donc comprendre, à partir de ces réflexions, que la présence du Christ dans ce sacrement est unique et mystérieuse. Les maîtres de l’esprit nous invitent à ne pas être trop curieux, parce que nos esprits pourraient facilement se confondre devant ce sublime mystère. Il vaut mieux accepter simplement les paroles du Christ, des Saintes Écritures, de la Tradition, et du magistère de l’Église qui nous disent ce qu’il est nécessaire de savoir: «Le Christ est réellement, mais invisiblement présent dans l’Eucharistie». Sa présence est telle qu’après la consécration, le pain et le vin sont vraiment, réellement et substantiellement Son corps et Son sang, mais selon un mode d’existence différent de Sa présence au ciel.

Parlons maintenant des erreurs qui tendent à minimiser. Le Concile de Trente a parfois été attaqué pour s’être trop concentré sur un seul des modes par lesquels le Christ est présent dans la liturgie. D’après Paul VI et selon le Concile Vatican II, ces auteurs nous rappellent que le Christ est présent dans la liturgie sous pas moins de cinq formes: dans l’assemblée, lorsqu’on se réunit pour la prière, dans la Parole de Dieu lorsqu’elle est proclamée, dans le prêtre lorsqu’il célèbre la messe, dans les sacrements lorsqu’ils sont administrés et enfin, dans l’hostie ou dans le calice offerts pendant la messe.
Ces auteurs soutiennent que la présence dans les espèces consacrées n’est qu’un seul de ces cinq modes et qu’elle ne devrait pas être considérée comme si c’était le seul mode effectif. En effet, disent-ils, il devrait être considéré comme subordonné à la présence dans l’Église, dont il est un signe sacramentel. Saint Augustin et saint Thomas d’Aquin n’ont-ils pas enseigné que le but du sacrement est de créer l’unité de l’Église comme corps mystique du Christ? Certains théologiens ont donc commencé à dire que la présence du Christ serait principalement dans l’assemblée réunie10.
Selon l’enseignement de l’Église, les multiples présences du Christ sont effectives et importantes, mais la présence dans l’Eucharistie surpasse les autres. Quinze ans environ avant Vatican II, le pape Pie XII a de nouveau attiré l’attention selon quatre des modes sur lesquels le Christ est présent dans la liturgie. Mais il a pris soin de préciser que ces modes de présence n’étaient pas tous sur le même plan. Le Divin Fondateur de l’Église, écrivait le pape, «est présent... surtout sous les espèces eucharistiques»11.
Ci-dessus, un prêtre distribue la communion aux fidèles; une image sainte de la première communion.

Ci-dessus, un prêtre distribue la communion aux fidèles; une image sainte de la première communion.

Dans son encyclique de 1965, Paul VI a fourni une liste semblable, en ajoutant à la liste de Pie XII un cinquième mode: la présence du Christ dans la proclamation de la Parole12. Mais il n’a donné lieu à aucun doute sur la présence qui pouvait être la plus importante. Après avoir relevé les multiples présences du Christ, il disait: «Pourtant bien autre est le mode, vraiment sublime, selon lequel le Christ est présent à l’Église dans le Sacrement de l’Eucharistie. C’est pourquoi celui-ci est parmi tous les sacrements “le plus doux pour la dévotion, le plus beau pour l’intelligence, le plus saint pour ce qu’il renferme”; oui, il renferme le Christ lui-même et il est comme la perfection de la vie spirituelle et la fin à laquelle tendent tous les Sacrements» (Mysterium fidei 40-41). Cette présence, disait Paul VI, est appelée réelle non pas parce que les autres seraient irréelles, mais parce qu’elle est réelle par excellence (Mysterium fidei 42). Comme présence substantielle du Christ tout entier, l’Eucharistie dépasse sa présence transitoire et virtuelle dans les eaux du baptême, dans les autres sacrements, dans la proclamation de la Parole et dans le ministre qui représente le Christ dans ces actions.
Si cette autorité n’était pas suffisante, on pourrait noter que Vatican II, dans sa constitution sur la liturgie, affirme que le Christ est présent «surtout [maxime] dans les espèces eucharistiques» (Sacrosanctum Concilium 7). Et le pape Jean Paul II, dans son encyclique de 2003 sur l’Eucharistie, a dit que nous devrions être en mesure de «reconnaître [le Christ] partout où Il se manifeste, dans la multiplicité de Ses modes de présence, mais surtout dans le Sacrement vivant de Son corps et de Son sang»13.
Il y a une différence notable entre la présence du Christ dans l’Eucharistie et dans l’assemblée ou dans ses membres. Les fidèles, à certaines conditions, sont unis mystiquement à Dieu par la grâce. L’Esprit Saint demeure en eux, mais ils gardent leur propre identité personnelle. Ils ne sont pas objet de transsubstantiation; ils ne cessent pas d’être eux-mêmes pour se transformer en Jésus Christ notre Seigneur.
L’Église, comme corps mystique, ne peut jamais s’élever à la dignité du Christ dans Son corps spécifique, qui est né de la Vierge Marie, est mort en croix et règne glorieux dans le ciel. Ce corps est substantiellement présent dans l’Eucharistie et non pas dans la communauté chrétienne. Il y a une différence notable entre l’adoration que nous offrons au Christ dans l’Eucharistie et la vénération que nous offrons aux saints.

Certains de ces théologiens qui minimisent soutiennent que, dans la mesure où le but de l’Eucharistie est de former l’Église comme corps du Christ, sa présence ecclésiale est plus intense et plus importante que celle qui réside dans les espèces consacrées14. L’erreur qui réside dans cette logique peut être comprise si on pense à l’Incarnation. Jésus s’est fait homme et Il est mort en croix pour notre rédemption, mais il n’en découle pas que Dieu soit plus intensément présent dans la communauté des pécheurs rachetés que dans le Fils incarné, ou que notre dévotion doive se concentrer plus sur les chrétiens que sur notre Seigneur Jésus Christ.
Il existe un second argument, utilisé parfois pour élever l’Église au-dessus de l’Eucharistie: ce serait l’Église comme sacrement général qui produirait les sept différents sacrements, y compris l’Eucharistie. L’Église, dit-on, ne pourrait donner ce qu’elle n’a pas. Mais cet argument omet le fait que l’Église ne produit pas les sacrements en vertu d’un pouvoir qu’elle détiendrait. L’Eucharistie, comme les autres sacrements, est un don de Dieu. L’Église qui le produit est subordonnée au Christ, le ministre principal. En outre, l’Église est formée par l’Eucharistie. Les fidèles forment un seul corps parce qu’ils participent à un seul pain, qui est le Christ notre Seigneur (Cf. 1Co 10, 17). Nous pouvons donc dire, comme l’a dit le pape Jean Paul II dans son encyclique, que si l’Église fait l’Eucharistie, il n’en est pas moins vrai que l’Eucharistie fait l’Église (Cf. Ecclesia de Eucharistia 26).
Une troisième ligne de pensée tendant à minimiser la réalité de la présence du Christ dans l’Eucharistie vient de la phénoménologie personnaliste qui était à la mode à l’époque de Vatican II. Étant concentrée sur les rapports interpersonnels, cette école de pensée fait coïncider l’existence personnelle avec les rapports humains.
Les théologiens qui suivent cette tendance refusent l’idée de substance, surtout quand elle est appliquée à l’Eucharistie, qu’ils considèrent comme un simple repas. Ils disent que même au niveau naturel, un repas entre amis représente beaucoup plus que manger et boire; c’est une occasion sociale pour exprimer et consolider des rapports humains. Il en est ainsi, disent-ils, pour l’Eucharistie.
En nous invitant à Sa Cène, le Seigneur donne au pain et au vin une nouvelle signification et un nouveau but, comme symboles efficaces de Son amour rédempteur. Les éléments sont changés dans la mesure où ils acquièrent une nouvelle importance et une nouvelle finalité. C’est pour cette raison, disent-ils encore, que nous devrions parler de “transsignification” et de “transfinalisation” plutôt que de “transsubstantiation”15.
Ces nouveaux termes sont discutables et encombrants, ce qui fait que, du point de vue terminologique, ils n’apportent aucune amélioration par rapport au terme “transsubstantiation”. Les termes sont inoffensifs en ce qu’ils expriment de positif. Dans l’Eucharistie, l’importance et le but du pain et du vin sont effectivement changés: ils indiquent et ils opèrent la nourriture spirituelle et la joyeuse communion avec le Christ et les chrétiens. Mais cette terminologie proposée en alternative n’est pas satisfaisante, parce qu’elle ne nous dit rien sur ce qui arrive aux espèces consacrées en elles-mêmes.
Dans son encyclique Mysterium fidei, Paul VI a précisé que le pain et le vin peuvent acquérir une importance et une finalité radicalement nouvelles parce qu’ils contiennent une nouvelle réalité. Le changement de la signification et de la finalité dépend d’un changement ontologique précédent (cf. Mysterium fidei 46). Nous pouvons entrer en relation personnellement avec le Christ dans le Sacrement, et Lui avec nous, parce qu’Il est réellement là. Sa présence dans le Sacrement est réelle et personnelle, que quelqu’un la croie et la perçoive ou non. L’Eucharistie n’est pas seulement un signe, mais une personne qui subsiste de son propre droit, comme c’est le cas pour les personnes.

Un théologien hollandais des années Soixante s’est demandé si la présence réelle resterait dans l’hostie consacrée au cas où tous les êtres humains auraient été tués par un désastre exceptionnel. Il a répondu négativement sur la base du fait que la présence personnelle ne peut exister en dehors d’une rencontre réciproque de sujets libres et conscients16.

Le cardinal Jean-Baptiste Montini pendant la procession de la Fête-Dieu

Le cardinal Jean-Baptiste Montini pendant la procession de la Fête-Dieu

Ce théologien semble confondre les deux sens du mot “présence”. En effet, “présence” peut signifier deux choses. Il peut s’agir de présence dedans, comme l’âme est présente dans le corps ou comme le Christ est présent dans les espè­ces eu­charistiques, ou bien de présence à d’autres. Entre les deux, c’est la présence dedans qui est la plus fondamentale. Il est restrictif de réduire la présence réelle à la seconde. Ce serait s’éloigner de la foi de l’Église catholique, qui soutient que la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie est objective et indépendante de sa perception par qui que ce soit.
On continue à soulever des questions sur le terme “substance”, surtout parce que le concept classique de substance – lié à la pensée réaliste –, n’est pas facilement accepté aujourd’hui. À partir de Descartes et de Locke, ce terme a pris la signification de quelque chose d’auto inclus et d’inerte, alors qu’avant il signifiait centre actif générateur de relations qui, à travers ses propres accidents, entre en relation dynamique avec d’autres créatures.
Naturellement, beaucoup de gens trouvent étrange aujourd’hui de dire d’une personne qu’elle est une substance. Mais si le concept classique est abandonné, il faut trouver un autre terme pour indiquer ce qu’est une chose dans sa réalité fondamentale. Lorsqu’elle appelle substantielle la présence eucharistique du Christ, l’Église entend dire que l’Eucharistie, dans sa propre réalité, n’est autre que le Christ.
Comme je l’ai expliqué, la transsubstantiation est le processus par lequel une substance – dans ce cas il s’agit du pain et du vin – se transforme en une autre substance, celle du corps et du sang du Christ, sans subir aucun changement physico-chimique. Le Concile de Trente a enseigné que ce terme est très adapté (cf. Denzinger-Schönmetzer 1652). En 1965, Paul VI a dit qu’il était encore “adapté et choisi” et, comme je l’ai rappelé, il le trouvait supérieur à d’autres termes qui avaient été proposés (cf. Mysterium fidei 46). Mais l’Église ne s’est pas définitivement liée à un terme particulier.
Un changement de la terminologie reste théoriquement possible.
Il faut dire aussi qu’à la suite des nouvelles théologies eucharistiques proposées pendant et immédiatement après Vatican II, on a assisté à une perte temporaire d’intérêt pour le Saint Sacrement. Toute l’attention était réservée à la célébration de la messe. La bénédiction eucharistique a été abandonnée d’un seul coup dans de nombreuses paroisses et de nombreux couvents. Dans certaines églises, on réservait à la garde du Saint Sacrement une place modeste, qui ressemblait plus à un débarras qu’à une chapelle. Des éducateurs à l’avant-garde en matière de religion répétaient aux fidèles que le but du Saint Sacrement était d’être reçu dans la communion et non pas d’être adoré, comme si une chose excluait l’autre.
Le magistère ecclésiastique a constamment résisté à cette tendance négative et l’a combattue. Tout en convenant que le but primaire de l’Eucharistie est de rendre présent le sacrifice de la croix et de donner la nourriture spirituelle au fidèle, le Concile de Trente a insisté sur le fait que le Saint Sacrement devait être honoré et adoré en dehors de la liturgie de la messe (cf. Denzinger-Schönmetzer 1643.1656). Si l’on nie cela, on nie la présence substantielle du Christ dans le Sacrement.
En 1965, le pape Paul VI a dit clairement et fermement qu’il fallait réserver au Saint Sacrement une place d’honneur dans les églises. Il a exhorté les pasteurs à exposer le Saint Sacrement pour l’adoration solennelle et à faire des processions eucharistiques dans les occasions opportunes, et il a invité les fidèles à lui rendre fréquemment visite (cf. Mysterium fidei 55. 66-68).
Une image sainte de la deuxième moitié des années Vingt montre sainte Thérèse de Liseux qui accompagne une petite fille à sa première communion

Une image sainte de la deuxième moitié des années Vingt montre sainte Thérèse de Liseux qui accompagne une petite fille à sa première communion

Jean Paul II, dans les nombreux écrits de son règne, a essayé de promouvoir la digne célébration de l’Eucharistie et la dévotion à l’Eucharistie en dehors de la messe. Dans son encyclique de 2003, il exprime sa satisfaction de voir que l’adoration du Saint Sacrement est pratiquée avec ferveur dans de nombreux endroits, tandis qu’il déplore qu’ailleurs, cette pratique ait été presque complètement abandonnée (cf. Ecclesia de Eucharistia 10).
Le culte eucharistique en dehors de la messe, écrit-il, «est d’une valeur inestimable dans la vie de l’Église. Ce culte est étroitement uni à la célébration du Sacrifice eucharistique (...) Il revient aux pasteurs d’encourager, y compris par leur témoignage personnel, le culte eucharistique, particulièrement les expositions du Saint Sacrement, de même que l’adoration devant le Christ présent sous les espèces eucharistiques» (cf. Ecclesia de Eucharistia 25).
Le Pape lui-même passait de nombreuses heures devant le Saint Sacrement et une bonne partie de ses meilleures intuitions provenaient de ces moments de prière. Comme saint Alphonse de Liguori, qu’il cite à ce propos, le Pape était convaincu de la valeur de l’adoration de Jésus dans le Saint Sacrement. La prière devant l’Eucharistie en dehors de la messe, écrit-il, nous permet de prendre contact avec la source de la grâce (cf. Ecclesia de Eucharistia 25).
En grande partie grâce à cet encouragement du pape, on a assisté à un remarquable développement de la pratique de l’exposition et de l’heure sainte d’adoration. Pendant l’année 2000, on a relevé que plus de mille paroisses des États Unis ont organisé l’adoration eucharistique perpétuelle et que mille autres ont créé les conditions pour l’adoration pendant une bonne partie de la journée17.
Loin d’affaiblir la faim de la sainte communion, ces pratiques la stimulent. Elles prolongent et augmentent les fruits de la participation active à la messe. En outre, elles expriment et elles fortifient la foi des catholiques en la pleine signification de la présence réelle. En restant parmi nous sous cette forme sacramentelle, le Seigneur tient sa promesse d’être avec son Église «pour toujours jusqu’à la fin de l’âge» (Mt 28,20).
Même si le mystère de la présence réelle tend nos possibilités de compréhension à leur limite, ce n’est pas un casse-tête. C’est un signe consolant de l’amour, du pouvoir et du génie de notre Divin Sauveur. Il a voulu entrer en union intime avec les croyants de chaque génération et Il a voulu le faire d’une manière qui satisfasse notre nature d’esprits incarnés.
Se nourrir, boire sont des formes profondément chargées du souvenir de l’histoire de l’ancien Israël, des formes qui sont significatives aussi pour les gens simples de tous les temps. Elles symbolisent opportunément la nourriture et le réconfort spirituel conféré par le Sacrement.
À un autre niveau, elles font revenir à l’esprit la crucifixion du Christ qui a versé son sang pour notre rédemption, et préfigurent enfin le banquet éternel des bienheureux dans la Jérusalem céleste. Le symbolisme multiple de l’Eucharistie n’est pas séparable de la présence réelle. Ce symbolisme a le singulier pouvoir de faire revenir le passé à la mémoire, de transformer le présent et d’anticiper le futur parce qu’il contient vraiment, réellement et substantiellement le Seigneur de l’histoire.

Avec l’aimable autorisation du cardinal
Avery Dulles s . j., nous publions notre
traduction en français de la conférence
qu’il a tenue à l’université de Fordham,
le 15 janvier 2005.







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