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POLITIQUE INTERNATIONALE
Tiré du n° 10 - 2005

LA PROLIFÉRATION NUCLÉAIRE. Entretien avec Robert McNamara

Les armes nucléaires sont immorales


«L’actuelle politique nucléaire des États-Unis est immorale, illégale, militairement non nécessaire et terriblement dangereuse». En Corée du Nord et en Iran, on craint un changement de régime imposé de l’extérieur, «aussi devons-nous engager des négociations de haut niveau pour que cette peur disparaisse». Interview de l’ancien secrétaire à la Défense des États-Unis, qui, dans les années Soixante, conçut le système de défense nucléaire américain


Interview de Robert McNamara par Giovanni Cubeddu


Robert McNamara

Robert McNamara

Robert McNamara a été secrétaire à la Défense des États-Unis de 1961 à 1968. Ses positions de faucon dans la guerre du Vietnam l’ont rendu célèbre mais il possédait déjà cette bonne dose de réalisme qui lui servit à faire comprendre au président Lyndon Johnson que cette guerre, les États-Unis (qui à un certain moment n’excluaient pas l’usage de la bombe atomique) ne la gagneraient peut-être pas. De 1968 à 1981, McNamara a été président de la Banque mondiale et, comme il nous le dira lui-même, à la fin de ses charges institutionnelles, il commença à rendre publique de façon militante la conviction, qui avait mûri en lui au fil des ans, qu’il fallait réduire les armements, à commencer par les armes nucléaires. Dans une période où cette politique à long terme de désarmement ne connaît pas un grand succès, nous avons eu récemment le réconfort d’entendre la voix de McNamara (sur Foreign Policy en mai) indiquer les dangers de la prolifération nucléaire et d’une force de dissuasion qui sert d’alibi pour le réarmement.
Aujourd’hui, on produit moins de missiles à tête nucléaire que par le passé, le risque d’un conflit atomique entre les deux grandes puissances de la guerre froide est limité, mais ce qui inquiète l’Occident, ce sont les “moyennes puissances nucléaires”, qui n’excluent pas l’hypothèse nucléaire pour résoudre les conflits régionaux ou qui sont disposées à jouer leur dernière carte avant de succomber définitivement face à la menace d’un changement de régime imposé de l’extérieur pour “exporter la démocratie”.
On débat aujourd’hui pour déterminer les pays qui peuvent ou qui ne peuvent pas posséder la technologie nucléaire. Mais il y a à la base de ce débat une grande hypocrisie. C’est ce qui ressort des propos tenus par McNamara.
Le Concile Vatican II, dans la constitution pastorale Gaudium et spes 81, a exprimé de façon claire le jugement de l’Église catholique sur ce problème: «Tandis qu’on dépense des richesses fabuleuses dans la préparation d’armes toujours nouvelles, il devient impossible de porter suffisamment remède à tant de misères présentes de l’univers. […] C’est pourquoi, il faut derechef déclarer: la course aux armements est une plaie extrêmement grave de l’humanité et lèse les pauvres d’une manière intolérable. Et il est bien à craindre que, si elle persiste, elle n’enfante un jour les désastres mortels dont elle prépare déjà les moyens».
En attendant, il n’a pas été possible dans le dernier sommet des chefs de gouvernement qui s’est tenu à l’occasion du soixantième anniversaire des Nations Unies d’introduire dans le texte final un engagement, même général, de non-prolifération. C’est de cette triste situation que part l’entretien avec McNamara.

ROBERT McNAMARA: Quand nous avons négocié en 1968 le traité de non-prolifération nucléaire, l’NPT [Non-Proliferation Treaty], nous nous sommes engagés à travailler de bonne foi à l’élimination définitive des arsenaux nucléaires. En mai dernier, les diplomates de plus de cent quatre-vingt pays se sont réunis à New York pour revoir le Traité et vérifier si les signataires s’étaient conformés aux accords. Les États-Unis, pour des raisons bien compréhensibles, se sont efforcés de convaincre la Corée du Nord d’entrer dans le NPT et de négocier la façon de restreindre les ambitions nucléaires de l’Iran. Mais l’attention de beaucoup de pays, y compris de ceux qui sont potentiellement de nouveaux possesseurs d’armes nucléaires, s’est fixée en retour sur les États-Unis. Le fait que ce pays ait un très grand nombre de ces armes et qu’il les tienne en état d’alerte immédiate est un signe manifeste qu’il n’est pas en train de travailler sérieusement à l’élimination de ses arsenaux. Et, naturellement, cette attitude suscite des questions gênantes. Les autres États se demandent pourquoi ils devraient, eux, limiter leurs ambitions nucléaires.
La Conférence de révision du Traité de non-prolifération a été un échec évident et amer. Pourquoi cet échec, selon vous? Est-ce un reste de la guerre froide?
McNAMARA: Eh bien, il y a, il faut le dire, une raison fondamentale. Le Traité de non-prolifération avait la nature d’un compromis. Les cinq États officiellement nucléaires ont déclaré que si les pays qui ne possédaient pas encore les armes nucléaires s’engageaient à ne pas se les procurer, ils renonceraient aux leurs. C’est là ce que l’on appelle l’article 6 du Traité. Les cinq pays nucléaires n’ont pas fait un pas en direction du désarmement. Aussi les autres pays n’acceptent-ils pas de s’entendre dire qu’ils devraient eux renoncer à ces armes: ils ont à se confronter à des adversaires militairement puissants, éventuellement avec les puissances nucléaires elles-mêmes. Les puissances nucléaires, par ailleurs, tout en disposant de grandes forces conventionnelles, déclarent qu’elles ont besoin de l’armement nucléaire pour leur pays mais estiment que les pays sans armes nucléaires ne devraient pas être autorisés à se les procurer. Cela viole l’accord qui est à la base du Traité de non-prolifération.
Selon le Département d’État américain, même si la Conférence de révision a été en fait un échec, le Traité est toujours en vigueur…
McNAMARA: Je ne vois pas comment. Voyez, il y a l’Iran et la Corée du Nord, par exemple, qui agissent clairement contre le NPT, et nous avons un ex-secrétaire de la Défense américain, William Perry – qui a été un ministre assez sage, non une Cassandre, c’est un homme de sciences, le chef du Programme de sécurité de l’Université de Stanford – qui ici, à Washington, l’été dernier, a dit qu’il y a plus de 50% de probabilités que se produise une explosion nucléaire sur le territoire américain d’ici dix ans. Cela indique certainement que la non-prolifération n’a pas grand succès.
L’ambassadeur américain Llewellyn E. Thompson et le ministre des Affaires étrangères soviétique Andreï Gromyko signent le Traité de non-prolifération nucléaire, l’NPT, à Moscou, le 1er juillet 1968

L’ambassadeur américain Llewellyn E. Thompson et le ministre des Affaires étrangères soviétique Andreï Gromyko signent le Traité de non-prolifération nucléaire, l’NPT, à Moscou, le 1er juillet 1968

Vous avez dit récemment que «pour les États-Unis, le moment est venu (et cela fait déjà un bout de temps) de cesser d’utiliser, dans un style de guerre froide, les armes nucléaires comme un instrument de politique étrangère».
McNAMARA: Au risque de paraître simpliste et de passer pour un provocateur, je qualifierais la politique actuelle des États-Unis d’immorale, d’illégale, de militairement non nécessaire et de terriblement dangereuse. Le risque de lancement d’un engin nucléaire accidentel ou involontaire est intolérablement élevé. Loin de chercher à diminuer ce risque, l’administration actuelle s’efforce de conserver l’arsenal nucléaire américain comme soutien de son pouvoir militaire – un effort qui, entre autres, annule peu à peu la réglementation internationale qui a limité pour cinquante ans la diffusion d’armes nucléaires et de matériaux fissiles.
Il est surprenant de vous entendre prononcer ce jugement, vous qui êtes un ancien secrétaire à la Défense du gouvernement américain…
McNAMARA: Laissez-moi vous dire quelque chose. La Convention de Genève a représenté un accord entre les pays sur la base duquel la force militaire aurait dû obéir à certains principes et être proportionnée à la force de l’adversaire. C’est-à-dire que si un pays fait usage de la force militaire contre un autre pays, les forces qu’il utilise ne doivent pas être supérieures à celle qu’utilise son ennemi. Cette force doit, en outre, être utilisée avec discrimination. Autrement dit, elle ne doit pas être dirigée contre les civils. Il est clair que l’usage qu’une puissance nucléaire fait d’armes nucléaires ne peut satisfaire aucune de ces conditions. C’est pour cela que je dis que cet usage est immoral et illégal. C’est une donnée de fait que la majorité des juges d’une cour internationale a décrété, après examen de la question, l’illégalité des armes nucléaires.
Cette année est l’année du soixantième anniversaire de Hiroshima et de Nagasaki. La revue Time a déclaré que l’acte belliqueux par lequel les États-Unis ont frappé les civils en les considérant comme de légitimes cibles de guerre, a franchi «les limites de la morale».
McNAMARA: Je juge en effet, moi aussi, que cet acte est immoral. Je ne crois pas qu’il était dans l’intention des États-Unis d’utiliser les armes nucléaires pour atteindre les civils, mais ils auraient certainement dû prévoir qu’un grand nombre de civils seraient tués. Ainsi, que l’on dise qu’ils ont visé des civils ou non, il est clair que les États-Unis auraient dû s’attendre à ce massacre de civils.
Il est vrai que lorsque la bombe atomique a été utilisée, l’assassinat de civils au moyen de bombardements au cours de la Seconde Guerre mondiale avait déjà été entrepris par toutes les grandes puissances. Nous en avons un exemple dans l’attaque britannique sur Dresde. Je ne suis pas en train de justifier l’usage de la bombe atomique sur Hiroshima, ne vous méprenez pas sur le sens de mes paroles, je dis seulement que les massacres de civils avaient déjà commencé avec les campagnes de bombardement de la Seconde Guerre mondiale.
J’appartenais aux unités des B29 et j’étais sur l’île de Guam en mars 1945, lorsque le général LeMay, commandant des B29, a fait partir de l’île des raids incendiaires, en utilisant les B29 pour bombarder non plus des explosifs, de haute altitude, mais des bombes incendiaires, de basse altitude. Dans la première attaque contre Tokyo – j’étais présent cette nuit de mars 1945 – je crois que sont morts plus de quatre-vingt mille civils. Cette attaque a été la première d’une série de soixante-six. Bien sûr, il n’y a pas eu quatre-vingt, quatre-vingt-dix ou cent mille morts à chaque fois, mais il y en a eu de toutes façons beaucoup, beaucoup.
Et l’on pourrait soulever la question très importante de savoir s’il était militairement nécessaire d’utiliser les armes nucléaires pour ne pas avoir à envahir par terre les îles japonaises. Ces armes étaient plus importantes du côté américain, vu que le Japon, avait déjà subi avec les raids incendiaires d’immenses dommages.
Quel est aujourd’hui l’importance du danger nucléaire?
McNAMARA: Les États-Unis déploient actuellement environ 4500 têtes nucléaires stratégiques offensives. La Russie en a environ 3800. Les forces stratégiques de Grande Bretagne, de France et de Chine sont considérablement moins importantes, chacun de ces États a environ dans ses arsenaux entre 200 et 400 armes nucléaires. Les nouvelles puissances nucléaires, le Pakistan et l’Inde, ont moins de cent têtes chacune. La Corée du Nord déclare qu’elle possède des armes nucléaires et les agences des services secrets américains pensent que Pyongyang a assez de matériaux fissiles pour fabriquer de 2 à 8 bombes. Quelle est la puissance de destruction de toutes ces bombes? La bombe atomique “moyenne” américaine a une puissance de destruction qui est plus de vingt fois supérieure à celle d’Hiroshima. Des 8000 têtes américaines actives ou opérationnelles, 2000 sont en état d’alerte immédiate, prêtes à être lancées avec un préavis de quinze minutes. Comment ces armes doivent-elles être utilisées? Les États-Unis n’ont jamais soutenu la politique du “frapper les premiers”, ils ne l’ont fait ni pendant les sept années de mon mandat de secrétaire à la Défense ni après. Nous avons été et restons préparés à déclencher l’usage des armes nucléaires – sur la base de la décision d’une personne, le président – contre un ennemi, nucléaire ou non, chaque fois que nous considérons que nos intérêts le demandent. Pendant des dizaines d’années, les forces nucléaires américaines ont été suffisamment solides pour pouvoir encaisser un premier coup et infliger ensuite à l’adversaire un dommage “inacceptable”. Tant que nous nous trouverons devant un ennemi potentiel doté d’armes nucléaires, ce sera, comme cela a été, la base de notre dissuasion nucléaire.
Ce qu’il y a de choquant, c’est qu’aujourd’hui, plus de dix ans après la fin de la guerre froide, la base de la politique nucléaire américaine n’a pas changé. Elle ne s’est pas adaptée à l’écroulement de l’Union Soviétique. On n’a pas revu les plans et les procédures pour diminuer les possibilités que les États-Unis ou les autres États pressent sur le bouton. Nous devrions, au minimum, supprimer l’état d’alerte pour toutes les armes nucléaires stratégiques immédiates, comme certaines personnes l’ont recommandé, y compris le général Lee Butler, le dernier commandant du Strategic Air Command. Ce simple changement réduirait beaucoup le risque de lancement accidentel d’un engin nucléaire. Ce serait aussi le signe pour les autres pays que les États-Unis commencent à moins compter sur les armes nucléaires.
Durant la guerre froide circulait une sorte d’“anticommunisme théologique” et certaines personnes, qui n’appartenaient pas toutes à l’administration américaine, avaient hâte d’utiliser le levier nucléaire pour résoudre les conflits internationaux. Vous avez récemment dit qu’une “apocalypse imminente” était possible. Vouliez-vous dire qu’il y a un lien entre religion et politique sur ce thème?
McNAMARA: Je n’ai pas utilisé le terme “apocalypse” en un sens religieux. Je n’aime pas ce genre d’interprétations religieuses. Je l’ai plutôt employé parce que il est d’usage commun de l’appliquer à ces événements terribles. Le danger est grand aujourd’hui que l’on use involontairement ou accidentellement des armes nucléaires et, si cela se produisait, ce serait un événement apocalyptique, sans aucune référence religieuse.
À ce propos, il y a de toute façon, je crois, des facteurs religieux qui devraient être pris en considération. Les évêques catholiques des États-Unis ont publié à la fin des années Quatre-vingt un rapport dont l’élaboration a été dirigée par un prêtre du Massachusetts encore vivant. C’est la meilleure déclaration faite par des non-militaires que j’aie jamais lue sur les problèmes moraux et humains liés à l’usage de la force nucléaire. Ce rapport déclare que, pour la première fois depuis le temps de la Genèse, la race humaine a la capacité de s’autodétruire. Nous devons éviter cela. Je pense que nous devrions commencer à penser et à discuter sérieusement de la prolifération, parce qu’elle est absolument contraire à tous les principes moraux.
Vous avez écrit que vous n’avez jamais vu «un morceau de papier retraçant un plan des États-Unis ou de l’OTAN pour commencer une guerre nucléaire, qui apportât un avantage quelconque aux États-Unis ou à l’OTAN». Faut-il lire ces mots comme un message adressé à ceux qui, aujourd’hui, sont partisans d’un “usage limité” des armes nucléaires, par exemple contre les États dits “voyous”?
McNAMARA: Ce que je veux dire, c’est que, du point de vue militaire, l’arme nucléaire n’a aujourd’hui aucune utilité pour aucune nation, sinon celle d’être un instrument de dissuasion. Il s’agit de dissuader les adversaires d’user leurs armes nucléaires. Et si l’adversaire ne possède pas d’armes nucléaires, celles-ci n’ont vraiment aucune utilité militaire. Cela, c’est le premier point. Le second c’est que, même si votre adversaire possède des armes nucléaires, rien ne justifie que l’on commence à s’en servir contre une autre puissance nucléaire. Le faire serait un suicide. Et il est impossible de justifier que l’on s’en serve contre un pays non nucléaire vu que ce serait une action moralement réprouvable et politiquement indéfendable. Les puissances nucléaires doivent donc bien réfléchir à la façon dont elles peuvent justifier le maintien de leur arsenal nucléaire. Si elles menaient cette réflexion, elles arriveraient, je pense, à la conclusion à laquelle je suis arrivé moi-même, à savoir que toutes ou presque toutes les armes atomiques devraient être éliminées. C’est là-dessus que se fonde ma décision.
Je vous le répète: lancer des bombes contre une puissance nucléaire ennemie est un suicide, le faire contre un ennemi qui ne possède pas les armes nucléaires ne serait pas militairement nécessaire, serait moralement répugnant et politiquement indéfendable.
Je suis arrivé à ces conclusions très vite après être devenu secrétaire à la Défense. Bien que les présidents John Kennedy et Lyndon Johnson fussent, je pense, du même avis que moi, aucun de nous n’a pu rendre publiques ces convictions, parce qu’elles étaient totalement opposées à la ligne politique de l’OTAN.
Après m’être retiré de la vie politique, j’ai décidé de rendre publiques certaines informations dont je savais qu’elles susciteraient des controverses, mais je sentais qu’il fallait injecter une dose de réalisme dans les discussions toujours plus irréalistes sur l’utilité militaire des armes nucléaires. À travers articles et conférences j’ai critiqué la thèse fondamentalement erronée selon laquelle les armes nucléaires pourraient, avec quelque limitation, être utilisées. Il n’existe aucun moyen de limiter effectivement une attaque nucléaire, de l’empêcher de causer la destruction d’une immense quantité de vies humaines et de biens. Et il n’y a aucune garantie contre l’escalade illimitée qui suivrait la première attaque atomique.
Ci-dessus, une image de l’ouverture des négociations de Pékin sur le désarmement nucléaire de la Corée du Nord, septembre 2005

Ci-dessus, une image de l’ouverture des négociations de Pékin sur le désarmement nucléaire de la Corée du Nord, septembre 2005

Selon la “Révision de la doctrine nucléaire” de 2002 (Nuclear Posture Review), le gouvernement américain est autorisé à effectuer d’autres recherches, d’autres expériences nucléaires et à construire un plus grand nombre d’engins. Cela signifie-t-il qu’une nouvelle prolifération atomique américaine est en cours?
McNAMARA: Oui, c’est exactement cela et, selon moi, cette Révision se trompe totalement dans ses conclusions et ses jugements…
Elle promeut la possibilité d’une diffusion d’armes nucléaires plus facilement utilisables, d’usage plus simple.
McNAMARA: Deux nouvelles armes atomiques au moins, je crois, ont été proposées: l’une qui pénètre en profondeur et une nouvelle arme nucléaire tactique. Ce serait une erreur d’évaluation, ce serait une erreur de poursuivre sur cette voie et j’espère vraiment que le Congrès américain ne donnera pas son autorisation.
Est-il juste de dire que cette Révision nucléaire est l’un des effets du 11 septembre? Y a-t-il un lien?
McNAMARA: Non, il n’y a aucun lien, cette idée n’a aucun fondement… Les attaques du 11 septembre n’ont rien à voir avec le problème de savoir si les États-Unis doivent avoir des armes nucléaires. Je pense, en fait, que c’est le contraire qui est vrai. Ces attaques, en un certain sens, ont confirmé l’existence potentielle d’un nouvel ennemi terroriste et, parmi les armes que les terroristes voudraient utiliser, figurent les armes nucléaires, soit les matériaux fissiles. Nous devons donc faire tout ce qui est en notre pouvoir pour limiter le nouveau développement d’armes nucléaires et de matériaux fissiles. Mais nous ne le faisons pas suffisamment.
Vous avez écrit que Fidel Castro a donné aux États-Unis une leçon…
McNAMARA: La crise des missiles de Cuba a démontré que les États-Unis et l’URSS – et, de fait, le reste du monde – étaient à deux doigts du désastre nucléaire en octobre 1962.
Au plus fort de la crise, les forces soviétiques à Cuba possédaient 162 têtes nucléaires, dont au moins 90 armes tactiques. La leçon, si ce n’était pas déjà clair auparavant, a été donnée lors d’une conférence sur la crise à La Havane en 1992, quand, pour la première fois, nous avons appris d’anciens officiers soviétiques que l’URSS était prête à la guerre nucléaire au cas où les Américains envahiraient Cuba. Alors que nous arrivions à la fin de cette conférence, j’ai demandé à Castro s’il aurait recommandé à Khrouchtchev l’usage des armes nucléaires en cas d’invasion américaine et si oui, comment il imaginait que les États-Unis auraient réagi. «Nous sommes partis de la thèse que l’invasion de Cuba déclencherait une guerre nucléaire», a répondu Castro. «Nous étions sûrs… que nous serions obligés de payer le prix de notre disparition». Puis il a continué: «Aurais-je été prêt à utiliser les armes atomiques? Oui, j’aurais été d’accord pour les utiliser». Et il a ajouté: «Si M. McNamara ou M. Kennedy avaient été à notre place et si leur pays avait été sur le point de subir une invasion ou une occupation… je crois qu’ils auraient utilisé les armes nucléaires tactiques».
Qu’éprouvez-vous aujourd’hui en repensant à cela?
McNAMARA: J’espère que le président Kennedy et moi-même nous ne nous serions pas comportés comme Castro pensait que nous l’aurions fait. Sa décision aurait détruit son pays. Si nous avions répondu de la même façon, cela aurait causé aux États-Unis un dommage inimaginable. Mais les êtres humains peuvent se tromper. Dans une guerre conventionnelle, les erreurs coûtent des vies humaines, parfois des milliers de vies. S’il y avait eu des erreurs de décision sur l’usage de la force nucléaire, il n’y aurait eu aucune “courbe d’apprentissage” et des pays entiers auraient été détruits.
Et la leçon alors?
McNAMARA: Il n’y aucun moyen de réduire les risques à un niveau acceptable. Sinon celui qui consiste à commencer par éliminer la politique d’alerte immédiate et à démanteler tout de suite après toutes ou presque toutes les armes atomiques. Les États-Unis devraient se décider immédiatement et commencer ces actions en collaboration avec la Russie.
L’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA) s’est occupée, dans son dernier rapport annuel de fin juillet dernier, de la position de la Corée du Nord et de l’Iran sur l’enrichissement de l’uranium. Elle a condamné Pyongyang mais a porté un jugement plus modéré sur le comportement de Téhéran.
McNAMARA: Je pense que les programmes nucléaires de l’Iran et de la Corée du Nord sont très, très dangereux. Mais il n’y a pas de solution militaire. Attaquer la Corée du Nord serait pour les États-Unis désastreux parce que les Coréens du Nord pourraient détruire Séoul et un grand nombre de troupes américaines qui sont stationnées et, de la même façon, il serait absurde pour les États-Unis d’attaquer l’Iran dans les circonstances actuelles – nous n’avons pas assez de troupes en Irak. C’est pourquoi nous devons, pour résoudre ces deux situations, compter sur la diplomatie. Jusqu’à maintenant la diplomatie a été relativement inefficace, mais elle doit affronter les problèmes qui ont conduit la Corée du Nord et l’Iran à décider de se doter d’armes nucléaires. Et l’un de ces problèmes, c’est la peur que les États-Unis n’interviennent en faveur d’un changement de régime. Ces pays ont entendu le président Bush relier l’Irak, la Corée du Nord et l’Iran en les qualifiant tous trois de “mal”, d’émissaires d’un axe du mal, et ils ont vu les États-Unis intervenir pour opérer un changement de régime en Irak. Q’il y ait des gens en Corée du Nord et en Iran qui craignent un changement de régime, j’en suis sûr. Nous devons donc nous engager dans des négociations de haut niveau pour que cette peur disparaisse.
Si les États-Unis persévèrent trop longtemps dans leur attitude actuelle à l’égard des armes nucléaires, il s’en suivra presque certainement une importante prolifération de ces armes. Certains ou peut-être tous les pays comme l’Égypte, le Japon, la Corée du Sud, l’Arabie Saoudite, la Syrie et Taiwan lanceront très vraisemblablement eux aussi des programmes d’armement nucléaire, ce qui accroîtra le risque qu’il soit fait usage de ces armes et que des armes nucléaires et des matériaux fissiles détournés n’arrivent entre les mains des États voyous ou des terroristes.
Si les États-Unis persévèrent trop longtemps dans leur attitude actuelle à l’égard des armes nucléaires, il s’en suivra presque certainement une importante prolifération de ces armes. Certains ou peut-être tous les pays comme l’Égypte, le Japon, la Corée du Sud, l’Arabie Saoudite, la Syrie et Taiwan lanceront très vraisemblablement eux aussi des programmes d’armement nucléaire
Ni l’administration Bush ni le Congrès ni le peuple américain ni celui d’autres pays n’ont encore discuté de la possibilité, pour leur pays et pour le monde entier, de politiques de rechange en matière d’armes nucléaires de longue portée. Il y a longtemps pourtant que ces débats auraient dû avoir lieu. Si cela se fait, on arrivera, je crois, à la conclusion à laquelle moi aussi, avec un nombre croissant de hautes autorités militaires, d’hommes politiques et de civils spécialistes de la sécurité, nous sommes parvenus: nous devons arriver à l’élimination de toutes ou de presque toutes les armes nucléaires. Beaucoup de gens ont encore la grande tentation de rester agrippés aux stratégies des quarante dernières années. Mais ce serait une grave erreur d’en rester là et cela ferait courir des risques inacceptables à tous les pays.
Vous avez été président de la Banque mondiale pendant treize ans, vous avez eu l’occasion de voir de près ce que signifie la pauvreté et qui sont les pauvres. Vous qui avez eu à faire à d’immenses dépenses militaires, qu’est-ce qui vous a marqué dans cette expérience? N’avez-vous pas senti comme une contradiction?
McNAMARA: Je crois que j’ai réussi à m’occuper de l’une et de l’autre question…


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