C'est l'étonnement qui compte
Articles et interviews sur Charles Péguy
CEST LÉTONNEMENT
QUI COMPTE
Articles et interviews sur CHARLES PéGUY
avec une préface
du cardinal Roger Etchegaray
PRÉFACE
Avec Charles Péguy
Le connaissez-vous? Avez-vous le souvenir du martèlement cadencé de ses grands vers? Ils disent des choses simples et profondes qui vous accompagnent pour toujours dans la vie, au rythme dun pas de fantassin infatigable.
Si vous navez pas eu la joie de le rencontrer, voici un livre qui vous en offre loccasion mais ce ne sera pas suffisant: courez vite, ensuite, vous plonger dans locéan de ses écrits. Une uvre sans rivages. Une uvre inclassable mais dune fraîche actualité. Un uvre complexe, sujette à des exégèses diverses, mais dont les lignes de crête sont bien précises et les fondements très solides.
Péguy ne se réduit pas à telle ou telle image de sa vie, à une strophe ou à une autre de son uvre. Il faut le prendre tout entier, tel quil est, prendre le temps den faire limmense tour. Péguy, à nen plus finir! Mais ce quil nous enseigne peut se résumer dans une vérité évangélique: plus il y a Dieu et plus il y a lhomme. Le mystère de lIncarnation est le leitmotiv de toute son uvre comme de toute sa vie chrétienne: "Un Dieu homme, un homme Dieu". La foi est cette ligature entre léternel et le temporel.
Aucune des deux tentations de lÉglise - celle de privilégier léternel sur le temporel et celle dengloutir le premier dans le second - ne pourrait se réclamer des textes de Péguy qui reflètent un merveilleux équilibre. Son "anticléricalisme" de bon aloi me plaît: "Nous naviguons certainement entre deux bandes de curés: les curés laïques qui nient léternel du temporel et les curés ecclésiastiques qui nient le temporel de léternel".
"Un chrétien dans la paroisse": voilà, en définitive, ce que Péguy a simplement voulu être. Il contemple sans se lasser les merveilles de Dieu dans lhistoire des hommes et son génie poétique déploie cette prière en nappes de beauté. Urs von Balthasar lavait bien dit: "Péguy est indivisible. Il lest grâce à son enracinement dans les profondeurs, là où monde et Église, monde et grâce se rencontrent et sinterpénètrent jusquà devenir indissociables".
CARDINAL ROGER ETCHEGARAY
Invitation à la lecture de Péguy
par
LUCIO BRUNELLI
Le vrai blasphème du monde moderne, cest le soupçon qui pèse sur Jésus-Christ. Le soupçon quil ne soit pas le bonheur vrai et durable, mais dans le fond, un poids en plus, un esclavage supplémentaire pour lhomme. Charles Péguy suggère la réponse au blasphème moderne de lhomme.
Il est mort au début de la guerre de 14-18. Sa vie, comme il aimait à le dire lui-même, a été un défi. Il disait: "Je ne suis pas un saint. La sainteté ça se reconnaît tout de suite. Je suis un bon pécheur. Un témoin. Un chrétien dans la paroisse, un pécheur qui a des trésors de grâce".
Péguy a eu une vie en dehors du commun de tous les points de vue y compris celui de son appartenance à lÉglise. Il vivait en effet avec une femme athée qui na jamais accepté de faire baptiser ses enfants. Et donc, quoique catholique, quoique profondément catholique, il ne pouvait pas recevoir les sacrements de lÉglise. Il a toujours vécu sur le seuil de lÉglise, sous le porche, qui est aussi lieu de source, le lieu où le païen devient chrétien. Quand il redécouvre le catholicisme, Péguy dit: "Je ne renie rien de ma vie passée: je suis seulement allé jusquau bout".
Il a chanté le drame de lhomme moderne qui soupçonne que Jésus-Christ nest pas le Rédempteur dans trois Mystères. Le premier est Le Mystère de la charité de Jeanne dArc. Il la écrit alors quil était encore socialiste (mais après sa conversion il nen a pas modifié pas la structure). Le poème est fondé sur une vision dramatique des choses: face au soupçon moderne, la vraie réponse, la réponse dogmatique, traditionnelle de lÉglise, ne suffit pas. La réponse est vraie, la maîtresse des novices le déclare à nouveau: "Il est là comme au premier jour ". Mais pour le personnage principal, Jeanne, cela ne suffit pas. Comme la dit don Luigi Giussani au Synode des évêques de 1987: "Ce qui manque, ce nest pas la répétition littérale de lannonce". Lannonce était là, le dogme était réaffirmé (et cest la seule chose qui nous soit demandée à nous et qui soit par la grâce toujours possible: rester dans la vérité). Mais pour Jeanne dArc, laffirmation du dogme ne suffit pas, cest comme si cette affirmation ne correspondait pas à la question, au blasphème quinconsciemment elle porte en elle. Il est vrai quIl est venu, il est vrai quIl est présent, mais la perdition à la fois "temporelle et éternelle" est la plus forte. Le soupçon moderne est plus fort que toute la vérité dogmatique. Il ne semble pas y avoir dans le présent de réponse à la perdition et au soupçon.
Dans le second mystère, Le Porche du mystère de la deuxième vertu, Péguy entrevoit la réponse: la possibilité quun nouveau début se produise. Comme il y a deux mille ans. Le second mystère ne parle pas de l"espérance", mais du "porche de la deuxième vertu", cest-à-dire du début de lespérance. Ce qui vainc le soupçon de lhomme daujourdhui, cest lidée que lémerveillement initial puisse se reproduire: une rencontre identique à celle que décrivent les Évangiles. Une rencontre dans laquelle ce qui est reconnu comme la réponse réelle à lattente plus ou moins consciente du cur, ce nest pas tant la vérité sur Jésus-Christ, mais Sa réalité corporellement présente.
Péguy chante la rencontre comme le bourgeonnement de lespérance. Quelque chose qui est au début fragile comme le bourgeonnement du printemps, comme la pousse naissante que le premier venu peut arracher de son ongle. Mais cest ainsi quest le début de la vie chrétienne dans le monde daujourdhui.
Au début du troisième mystère, Le Mystère des Saints Innocents, Péguy résume les deux précédents:
"La Foi est une église, cest une cathédrale enracinée au sol de France.
La Charité est un hôpital, un hôtel-Dieu qui ramasse toutes les misères du monde.
Mais sans espérance, tout ça ne serait quun cimetière".
Et plus loin:
"Car il est plus facile, dit Dieu, de ruiner que de fonder;
Et de faire mourir que de faire naître;
Et de donner la mort que de donner la vie;
Et le bourgeon ne résiste point.
Cest quaussi il nest point fait pour la résistance, il nest point chargé de résister.
Cest le tronc et la branche, et cette maîtresse racine qui sont faits pour la résistance, qui sont chargés de résister,
Et cest la rude écorce qui est faite pour la rudesse et qui est chargée dêtre rude.
Mais le tendre bourgeon nest fait que pour la naissance et il nest chargé que de faire naître.
(Et de faire durer).
(Et de se faire aimer)".
La catholicité de son regard sur le réel est ce quil y a de plus impressionnant chez Péguy, parce il nest pas vrai que ce bourgeon ne soit pas fait pour durer, et il nest possible de durer que par ce bourgeonnement despérance, que par le renouvellement émerveillé et continu de ce début. "Or je vous le dis, dit Dieu, sans ce bourgeonnement de fin avril toute ma création ne serait quun immense cimetière".
Dans le troisième de ses Mystères, Péguy chante ce qui arrive, humainement, quand le début se reproduit. La première évidence humaine est que lémerveillement est grâce non seulement à son début mais aussi tout le temps quil croît. Le Mystère chante les Saints Innocents tués par Hérode par haine de Jésus-Christ. Saints, sans quil y ait aucun apport de conscience ni de liberté de leur part. Pure gratuité. Péguy énumère les sept motifs pour lesquels Dieu privilégie ces enfants. Tout ici est grâce. Et cest la grâce qui suscite la liberté et la gratuité de lhomme. Sil ny avait pas la grâce, la réponse de lhomme ne serait pas vraiment libre, il y resterait toujours la trace dun but poursuivi. Elle ne serait pas vraiment gratuite. Le oui de lhomme ne serait donc pas bonheur. "In tua devotione gaudere", dit la prière liturgique.
La seconde évidence humaine, cest que lon peut faire lexpérience de cet événement de la grâce dans le temporel, tel quil est. Et donc dans lorganisation actuelle du pouvoir mondain. Péguy, en effet, cite en exemple non saint François, mais saint Louis, le roi saint. Le roi mort dans une croisade. Quand lémerveillement est ainsi réel, quand la grâce rencontre le cur de lhomme et lattire à elle dans une liberté et une gratuité simples et totales, alors elle transfigure la vie dans sa quotidienneté et dans sa réalité concrète la plus compromise.
Lintervention déjà citée de don Giussani au Synode de 1987 revient à lesprit: "Ce qui manque, ce nest pas tant la répétition verbale de lannonce que lexpérience dune rencontre. Lhomme daujourdhui attend peut-être inconsciemment lexpérience de la rencontre avec des personnes pour lesquelles le fait du Christ est une réalité si présente que leur vie en est transformée".
Cest une rencontre humaine qui peut secouer lhomme daujourdhui. Un événement qui soit lécho de lévénement initial, lorsque Jésus leva les yeux et dit: "Zachée, descends vite, car il me faut aujourdhui demeurer chez toi". Lexpérience dune libération de ce qui est humain accompagne toujours cette rencontre: "Celui qui me suit aura la vie éternelle et le centuple là-bas".
La grâce dune rencontre qui, réellement et gratuitement, correspond au cur, ouvre à une suite et introduit dans une demeure ("Venez et vous verrez! Ils allèrent donc et virent où il habitait et ce jour-là, ils sarrêtèrent près de lui; il était environ quatre heures de laprès-midi").
La grâce de cette demeure, faite de visages et de choses, garde et renouvelle lémerveillement de la rencontre. Le fait de rester dans cette demeure rend facile (comme en témoigne la première des Cinq prières dans la Cathédrale de Chartres) ce qui savère impossible à lextérieur de cette demeure. "Voici le lieu du monde où tout devient facile même lévénement".
Don Luigi Giussani a écrit dans La coscienza religiosa nelluomo moderno: "Lhomme devient lui-même, il marche vers sa réalisation par une grâce. Comment agit cette grâce? Il existe dans la nature une analogie éclairante. Demandons-nous comment un enfant devient un homme. Il acquiert sa physionomie, il réalise sa structure, il devient grand et se forge une personnalité unique en vertu dune osmose continue due au fait quil appartient à un événement possédant une structure, un visage: la famille. Plus la famille a une physionomie particulière, plus elle est consciente et riche dhumanité, plus lenfant croît avec une personnalité qui lui est propre.
Le christianisme en présentant comme objectif le fait qui conduit lhomme à son destin, nous propose le salut comme une grâce, cest-à-dire comme quelque chose qui est donné, qui demeure et persévère dans une réalité vivante. Ainsi, lhomme adulte se "sauve" aussi lui-même, cest-à-dire quil croît, quil est transformé dans le temps, quil mûrit, quil se découvre toujours immanent à Celui pour qui il est fait, et vers lequel toute sa nature crie".
30GIORNI, n. 8/9, août/septembre 1992
Péguy sur le seuil
par
GIANNI VALENTE
"Je suis un pécheur. Je ne suis pas un saint. La sainteté, ça se reconnaît tout de suite. Je suis un bon pécheur. Un témoin. Un chrétien dans la paroisse, un pécheur qui a des trésors de grâce". Cest ainsi que Péguy parlait de lui-même. Il savait bien que "nul nest aussi compétent que le pécheur en matière de chrétienté. Nul, si ce nest le saint. En général même, il sagit de la même personne. Le pécheur et le saint sont deux parties, on peut le dire également intégrantes, ou deux pièces également intégrantes du mécanisme de chrétienté. [...] Ensemble, ils sont deux pièces également indispensables lune à lautre".
Les pharisiens veulent au contraire que les autres soient parfaits. Parmi eux, figure aussi la troupe des clercs, ecclésiastiques et intellectuels catholiques officiels qui, dun côté, préfèrent se boucher les yeux, nier lévidence, se cacher la vraie nature et les dimensions de la catastrophe du christianisme dans la modernité. Mais de lautre, inquiets, parce quinsatisfaits, de la morale des autres, ils ne cessent de lancer leurs anathèmes contre le monde moderne.
Péguy eut à souffrir toute sa vie de ce quil appelait "le parti des dévots". Et, comme cela se produit souvent, les plus empressés à le faire souffrir furent certains de ses amis qui agissaient pour "sauver lâme" du poète dOrléans. Péguy était marié avec une femme athée et ses enfants nétaient pas baptisés. Il ne pouvait donc pas recevoir les sacrements.
Là où monde et Église,
monde et grâce se rencontrent
Les Éditions du Cerf ont publié récemment un livre qui permet de reconstituer, grâce à des documents inédits, la chronique de cette guerre que le poète dut livrer pour échapper à ceux qui aspiraient à être ses "maîtres spirituels" et qui se servaient de sa douloureuse et difficile situation familiale pour juger son cur. Le beau titre, Péguy au porche de lÉglise, laisse entendre quelle était la véritable origine du scandale qui mettait en colère les intellectuels catholiques: il ne sagissait pas tant de ce quils prétendaient être lincohérence morale de Péguy que de sa situation dhomme de frontière qui reste sur le seuil de lÉglise. Seuil qui est aussi un lieu de naissance, celui dans lequel le non-chrétien, par effet de la grâce, devient chrétien. Cest-à-dire le lieu dans lequel le non-chrétien, par effet de la grâce, saperçoit avec étonnement que le christianisme correspond de façon inattendue à son cur. Cette façon vertigineuse de rester là, sur ce seuil permanent ("là, donc, où lÉglise doit être", comme lécrira von Balthasar), était, à cette époque aussi, insupportable aux intellectuels et aux militants catholiques. Péguy écrivait à leur propos: "Ils ne sont pas chrétiens, je veux dire ils ne le sont pas jusquà la moelle. Ils perdent constamment de vue cette précarité qui est pour le chrétien la condition la plus profonde de lhomme; ils perdent de vue cette profonde misère; et quil faut toujours recommencer". Et il écrit encore: Cest "une précarité éternelle. Rien dacquis nest acquis pour éternellement. Et cest la condition même de lhomme. Et la condition la plus profonde du chrétien. Lidée dune acquisition éternelle, lidée dune acquisition définitive et qui ne sera plus contestée est ce quil y a de plus contraire à la pensée chrétienne".
Von Balthasar écrit: "Péguy est indivisible, cest pourquoi il se tient dans et hors de lÉglise, il est lÉglise in partibus infidelium, là donc où elle doit être. Il lest grâce à un enracinement dans les profondeurs, là où monde et Église, monde et grâce se rencontrent et se pénètrent jusquà ne plus pouvoir être distinguées. Après la longue histoire des variations platoniciennes dans lhistoire de la pensée chrétienne, jamais peut-être lÉglise na été si clairement renvoyée dans le monde, lidée du monde restant pourtant exempte de tout élan denthousiasme incontrôlé, de toute mythologie et de tout érotisme, aussi bien que de toute foi optimiste dans le progrès. Le réalisme biblique et la pureté de la pensée confèrent une clairvoyance sans défaut pour voir le monde tel quil est réellement, grandeur et misère".
"Une religion distinguée
pour gens censément distingués"
À dix-sept ans, Péguy nétait pas chrétien. Il écrit à cette époque: "Tous [mes] camarades [...] ne sont pas moins débarrassés que moi de leur catholicisme [...]. Les treize ou quatorze siècles de christianisme introduit chez mes aïeux, les onze ou douze ans dinstruction et parfois déducation catholique sincèrement et fidèlement reçues, ont passé sur moi sans laisser de traces". Ce sont les années où son enthousiasme dadolescent sensible, qui le mènera plus tard à un socialisme mystique, est encore accaparé par les mythes de la foi républicaine et révolutionnaire. Il reléguera lÉglise, et la monarchie avec elle, au rang des vieilleries de lAncien Régime et ne verra plus en elle quun oripeau dont la bourgeoisie capitaliste se sert pour maintenir son oppression. Cest dans ce climat humain et social que Péguy, jeune universitaire, épouse civilement une jeune fille de dix-sept ans, Charlotte Baudouin, sur de Marcel, lami mort prématurément et le compagnon de foi socialiste pour lequel Péguy avait une véritable vénération. Laffection mutuelle des deux jeunes époux se confond, au début, avec leur militantisme commun mis au service de leur foi commune, laïque et athée.
Cest de ce milieu inchrétien qui considère le christianisme comme un passé qui ne le regarde pas, que vient Péguy, lorsque, dix ans après, il devient chrétien. Un christianisme rencontré dans le présent. Quand, plus tard, il décrira la tragédie moderne, celle dun monde totalement inchrétien ("le renoncement de tout le monde à tout le christianisme"), il parlera en connaissance de cause, vu quil vient, lui aussi, de ce monde, et quil a été, lui aussi, lun des "premiers hommes sans le Christ", éloignés et différents des mécréants et des pécheurs des époques chrétiennes.
Pour Péguy, la foi chrétienne a été un nouveau début de grâce, un germe précieux miraculeusement éclos dans le désert de sa vie, une vie entièrement consacrée aux mille obligations de sa revue, les Cahiers de la Quinzaine, fondée en 1900. Mais, précisément, parce quelle est un nouveau début de grâce, cette foi nest jamais perçue comme une abjuration de sa vie passée in partibus infedelium, comme un retour au bercail catholique du militant socialiste qui sublime en religion ses échecs politiques: "Cest par un approfondissement constant de notre cur dans la même voie, et ce nest nullement par une évolution que nous avons trouvé la voie de la chrétienté. Nous ne lavons pas trouvée en revenant. Nous lavons trouvée au bout". Et cest pour cela, continue lauteur, quil ne reniera jamais un seul atome de son passé. Péguy apporte avec lui, dans sa nouvelle expérience chrétienne, sa passion pour une libération temporelle des hommes. Il se soustrait vigoureusement à létreinte de la droite cléricale qui essaie de le "récupérer". Il na rien à faire avec ces restaurateurs qui proposent, pour sortir du désastre moderne, un retour à un utopique régime de chrétienté. Dans son pamphlet Notre Jeunesse (1910), il reconnaît avec réalisme la situation de lÉglise dans le monde moderne: "Il ne faut pas se dissimuler que si lÉglise a cessé de faire la religion officielle de lÉtat, elle na point cessé de faire la religion officielle de la bourgeoisie de lÉtat". Et il dit encore: "Le christianisme, au contraire, nest plus socialement quune religion de bourgeois, une religion de riches, une espèce de religion supérieure pour classes supérieures de la société, de la nation, une misérable sorte de religion distinguée pour gens censément distingués; par conséquent, tout ce quil y a de plus superficiel, de plus officiel en un certain sens, de moins profond; de plus inexistant; tout ce quil y a de plus pauvrement, de plus misérablement formel; et dautre part et surtout tout ce quil y a de plus contraire à son institution; à la sainteté, à la pauvreté, à la forme même la plus formelle de son institution".
Mais la nouvelle réalité vécue par Péguy nest pas acceptée par sa femme ni par la famille de celle-ci qui la réduit tout entière à une simple "crise" religieuse. Mme Péguy se raidit dans son attachement à la tradition communarde et républicaine de son clan familial et continue à adorer les mythes du passé auxquels son mari semble avoir renoncé. Une situation dautant plus douloureuse pour Péguy que les siens le traitent comme un renégat, alors quil ne lest pas: "Mais comment le faire comprendre aux personnes aimées, dans un climat politique et social où celui qui dit catholique dit clérical et celui qui parle de Jésus-Christ fait immédiatement penser à lOrdre Moral de Mac Mahon?" (Jean Bastaire, Péguy, il non cristiano, Milan, Jaca Book, 1991). Péguy sait, sans même le lui demander, que sa femme refusera toute proposition de mariage à lÉglise et de faire baptiser les trois enfants qui sont nés de leur union. Cette situation fonde structurellement son statut de chrétien en permanence "sur le seuil": bien quil soit catholique, il ne peut "entrer dans lÉglise", cest-à-dire quil ne peut recevoir les sacrements. Tant quil nétait pas croyant, on ne pouvait lui reprocher sa situation irrégulière. Maintenant quil confesse sa foi, son mariage civil devient un concubinage interdit par lÉglise. Et le fait que ses enfants ne soient pas baptisés le rend désormais coupable de ne pas accomplir ses devoirs de père chrétien.
Dans cette situation de déchirement, qui durera toute sa vie, Péguy cherche le réconfort de certains amis catholiques.
Le parti des dévots
Cest Jacques Maritain, un jeune intellectuel plein davenir, que Péguy va choisir comme confident. Collaborateur des Cahiers dès cette époque, converti depuis peu à la foi catholique, Maritain a épousé une jeune fille juive dorigine russe, elle aussi convertie peu de temps auparavant. En mai 1907, Péguy fait part au jeune homme de ses souffrances et linvite à entrer en rapport, en qualité d"ambassadeur spirituel", avec lun de ses vieux amis dOrléans, Louis Baillet. Celui-ci, après sêtre fait moine bénédictin, sétait réfugié, avec la communauté de Solesmes, dans lîle de Whight pour échapper aux restrictions quimposait la loi républicaine aux associations religieuses. Péguy, au lieu du réconfort quil attend obscurément de ces deux amis quil a chargés détudier son "cas", reçoit la liste des obligations quil doit remplir, sorte de compte à payer sil veut vraiment "rentrer dans lÉglise". Le livre sorti récemment, Péguy au porche de lÉglise, rassemble la correspondance inédite que Baillet et Maritain échangent, à partir de cette date, sur le cas Péguy. Reproduisant aussi quelques passages connus du journal de Maritain, ce livre est la chronique des souffrances auxquelles ses deux amis (et dautres avec eux, comme le bénédictin Clerissac) soumirent le directeur des Cahiers pour quil mît de lordre dans sa vie.
Une lettre de Baillet à Maritain de juillet 1908 propose, comme terme de comparaison, lexemple dun prêtre protestant qui, pour devenir catholique, a dû renoncer à sa femme et à ses enfants, et expose, en résumé, quelle est pour les deux amis lunique solution du "cas Péguy": "Rester dans la situation présente", écrit Baillet, "cest impossible: la loi divine est formelle: rien ne doit empêcher notre ami de se réconcilier avec lÉglise [...]. Son premier devoir nest pas daller à la messe, mais de régulariser son union: cest un devoir impérieux: il le doit le plus tôt possible et quelles quen puissent être les conséquences. [...] Il doit déclarer à sa femme sa résolution de rentrer dans lÉglise et par conséquent de lépouser à lÉglise, et pour cela de la faire baptiser, après linstruction requise par lÉglise. Si elle accepte, cette acceptation sera pour lui un témoignage damour assez net pour quil se rapproche delle [...]. Si elle refuse, il sera libre et il sera temps alors de régler le détail de la situation. [...] Cest un sacrifice extrême qui est requis de lui. Quil laccomplisse sans regarder les conséquences possibles de son acte".
Les époux Maritain exercent eux aussi, depuis le début, de fortes pressions sur leur ami. Dès septembre 1907, au retour de sa première entrevue avec Baillet, Maritain écrit à Péguy: "Dieu a donné aux hommes, à tous les hommes, ses dix commandements [...]. Par ces commandements le bon Dieu parle à chacun de nous. De ce quil a commandé pour tous aucun nest exempté [...]. Là où le maître a fait un règlement pour toute la maison, les serviteurs ne vont pas lui demander des ordres personnels. Il ne peut pas y avoir de vocation particulière précédant la vocation universelle. [...] Croire que Dieu demande, dans lintérêt de sa gloire, dajourner lexécution de ses commandements, fût-ce dun seul jour... est donc assurément, évidemment une illusion. [...] Car "rentrer dans lÉglise" signifie faire ce que Dieu demande, ce quil commande absolument et en premier lieu, obéir à ses commandements [...]. Rentrer dans lÉglise..., recevoir la vie et la nourriture de la grâce comme un fils fidèle et non prodigue, ce nest pas, ce nest daucune manière et à aucun degré une uvre, qui a besoin de mûrir, cest un devoir, qui est tout mûri dès quil est vu".
Seul le sensible le touche
Dès lors et jusquà sa mort, pendant le peu de temps qui lui reste encore à vivre (il sera tué le 5 septembre 1914, à la bataille de la Marne), les amis zélés de Péguy redoublent leurs diktats, élaborent des stratégies et des pièges, multiplient les reproches pour quil se rende et quil paie sa rançon d"otage" du christianisme. Péguy, pour Maritain, est "un imbécile", un homme qui "gaspille la grâce", qui simagine "que le salut est facile", qui "se satisfait avec beaucoup de choses non essentielles, comme davoir fait faire maigre à sa famille la semaine sainte et de faire chanter des complaintes chrétiennes à ses enfants". Si Péguy confie quil souhaite aller en pèlerinage à Chartres demander la grâce pour un ami malade, Maritain len dissuade en lui expliquant qu"il est impossible de faire le vu dun pèlerinage à Chartres sans promettre en même temps dy communier". Ils arrivent à souhaiter que les tribulations familiales et professionnelles fassent plier Péguy, ils lobligent à devenir "un membre sain" de lÉglise en acceptant lidée que la conversion "comporte que lon y perde quelque chose". Surtout, ils ne supportent pas les motifs que Péguy leur oppose: "Sa réponse est quil ne veut pas abandonner sa femme, quil veut quelle soit baptisée et quelle soit dans lÉglise, et que pour cela il ne doit pas employer la méthode forte". Le milieu des Cahiers, composé de "juifs et duniversitaires" inchrétiens, finit par être considéré lui même comme un obstacle, une occasion de perdition avec laquelle il vaudrait mieux rompre tout lien. On ironise sur lhumble espoir que Péguy conserve au fond de lui-même, de pouvoir, en restant physiquement dans la terre inchrétienne dont il provient, amener dautres personnes à la foi: espoir "assez important pour lui faire retarder de quelque temps encore lexécution des commandements de lÉglise". Maritain arrive à affronter directement Mme Péguy et à obtenir delle quelle consente au baptême de ses enfants, mais, ce faisant, il ne réussit quà redoubler les tensions entre les deux époux.
Après la publication du Mystère de la charité de Jeanne dArc, Maritain, dans une lettre à Péguy, écrit quil sagit dune uvre "pleine dirrévérence", qui rend "la foi le plus médiocre possible" et dans laquelle il ose "parler bassement" de la Vierge Marie. Et il conclut en disant: "Cela prouve simplement que vous avez encore du chemin à faire pour être un chrétien fidèle". Et cest alors quapparaît la véritable origine de lincompréhension dont Péguy est victime. Les dernières lettres de Maritain à Baillet et à dautres prêtres accusent lauteur de ne pas vouloir se soumettre au "joug intellectuel" que la conversion au christianisme implique. "Je maperçois que la haine des "formules intellectuelles" peut très bien cacher la haine de lobéissance intellectuelle, cest-à-dire la haine de la Vérité [...]. Péguy a horreur du joug intellectuel de la foi, sans lequel il ny a pas de vraie foi". Et encore, dans une autre lettre à Baillet de juin 1910: "Je vous ai déjà dit que la vérité théologique ne lintéresse pas [...]. Il croit que la foi du charbonnier est plus grande que la foi de saint Thomas; il croit que la divine parole nest que des mots: seul le sensible le touche".
"Ce sont les prières de réserve"
Cest ainsi quapparaît, bien au-delà de ses problèmes familiaux, le jugement sur lexpérience chrétienne de Péguy. Pour les modernes, le christianisme suppose la participation à des vérités éternelles, éventuellement redécouvertes avec lenthousiasme des néophytes. Une participation qui entraîne toute une série de conséquences morales, de devoirs à remplir, au prix, parfois, de sacrifices héroïques. Il sagit, au fond, dadapter la vie pratique à une théorie vraie. Pour Péguy, les choses étaient différentes. Lui qui vient de la terre totalement inchrétienne, du monde de la perdition moderne, il sait bien que la vérité chrétienne tout entière ne suffit pas à faire éclore la moindre espérance. Comme sa Jeanne dArc, Péguy sait que vingt siècles de foi, de charité, de sainteté, de théologie, ne parviennent pas à rendre heureux le cur de lhomme ici et maintenant, si ne survient pas quelque chose de nouveau, la rencontre avec un signe vivant, charnel, visible et tangible de la Présence elle-même. Comme il y a deux mille ans. Une humanité nouvelle qui est celle dans laquelle le Christ répond au cur, celle pour laquelle lhomme est fait. "Seul le sensible le touche", sécrie, dégoûté, Maritain. Et Péguy réplique quil faut répondre aux "imbéciles" qui cherchent toujours la rationalité dans la foi, quexiste l"action de la grâce". Ce nouveau début de grâce, cette grâce nouvelle ("Une grâce totale, une grâce neuve. Et si je puis dire une grâce jeune. Car léternité même est dans le temporel. Et il y a des grâces neuves et des grâces qui seraient comme vieillies"), on ne peut y prétendre, on peut seulement lattendre. Et demander. On peut dautant moins limposer aux autres, à sa femme athée, à ses amis et à ses lecteurs inchrétiens des Cahiers de la quinzaine. Une prétention de ce genre ne ferait que confirmer le soupçon qui pèse sur toute la modernité, à savoir que le christianisme nest quun "joug intellectuel" qui rend la vie fatigante, épuisante.
Péguy sabstient de faire pression sur les autres, de leur imposer quoi que ce soit. Il attend avec une douloureuse patience que, comme cela sest produit pour lui, la grâce vienne toucher les curs. Il reste ainsi sur le seuil et attend quun Autre opère, quun Autre conduise les membres de sa famille sur le seuil où il a lui-même été conduit, sur le permanent début. Il respecte le temps et les circonstances où le miracle tant désiré pourra se réaliser. Et il récite, comme un pauvre pécheur, les prières chrétiennes: ce "sont des prières de réserve. Il ny en a pas une dans toute la liturgie [...] que le plus lamentable pécheur ne puisse dire vraiment. Dans le mécanisme du salut, lAve Maria est le dernier secours. Avec lui, on ne peut être perdu".
Les intellectuels ne comprennent pas, ils prennent tout cela pour du laxisme, pour de lattentisme sceptique. Péguy dénonce leur attitude dans une page de Véronique. Dialogue de lhistoire et de lâme charnelle: "Le propre de ces interventions, est de contrecarrer toujours lopération de la grâce; den prendre toujours le contre-pied, avec une sorte de patience effrayante. Ils marchent dans les jardins de la grâce avec une brutalité effrayante. On dirait quils se proposent uniquement de saboter les jardins éternels. Ainsi les curés travaillent à la démolition du peu qui reste. Et surtout quand Dieu, par le ministère de la grâce, travaille les âmes, ils ne manquent pas, ils ne manquent jamais de croire, ces bons curés, que Dieu ne pense quà eux, quil ne travaille que pour eux [...]".
Issue de la grâce, la hardiesse
À la veille de sa mort, Péguy, en garnison avec dautres soldats près des Ermites, dans les environs de Vermans, passe toute la nuit à rassembler des fleurs au pied dune statue de la Vierge qui avait échappé à la destruction des Jacobins et qui était, depuis lors, restée dans un grenier transformé en chapelle. Ce sera la dernière fois quil confiera sa famille à la Vierge. Ces prières quil adresse en silence pendant toutes les dernières années de sa vie, seront exaucées: après sa mort, entre le 25 et le 26 septembre 1914, Mme Péguy et trois de ses quatre enfants (le dernier est né après la mort de son père) recevront le baptême dans lÉglise catholique. Laîné, dans une communauté protestante.
La grâce que Péguy avait tant de fois demandée à Marie, lorsquil lui confiait, dans le silence de son cur, ses enfants, se réalisait comme il lavait décrite dans le Porche du mystère de la seconde vertu: "Il faut dire quil avait été joliment hardi et que cétait un coup hardi. Et pourtant tous les chrétiens peuvent en faire autant. On se demande même pourquoi ils ne le font pas. Comme on prend trois enfants par terre et comme on les met tous les trois. Ensemble. À la fois. Par amusement. Par manière de jeu. Dans les bras de leur mère et de leur nourrice qui rit. Et se récrie. Parce quon lui en met trop. Et quelle naura pas la force de les porter. Lui, hardi comme un homme. Il avait pris, par la prière il avait pris. Ses trois enfants dans la maladie, dans la misère où ils gisaient. Et tranquillement il vous les avait mis. Par la prière il vous les avait mis. Tout tranquillement dans les bras de celle qui est chargée de toutes les douleurs du monde. Et qui a déjà les bras si chargés. Car le Fils a pris tous les péchés. Mais la Mère a pris toutes les douleurs".
30JOURS, n. 8, août 1997
Invitation à la lecture de Péguy
par
LUCIO BRUNELLI
Le vrai blasphème du monde moderne, cest le soupçon qui pèse sur Jésus-Christ. Le soupçon quil ne soit pas le bonheur vrai et durable, mais dans le fond, un poids en plus, un esclavage supplémentaire pour lhomme. Charles Péguy suggère la réponse au blasphème moderne de lhomme.
Il est mort au début de la guerre de 14-18. Sa vie, comme il aimait à le dire lui-même, a été un défi. Il disait: "Je ne suis pas un saint. La sainteté ça se reconnaît tout de suite. Je suis un bon pécheur. Un témoin. Un chrétien dans la paroisse, un pécheur qui a des trésors de grâce".
Péguy a eu une vie en dehors du commun de tous les points de vue y compris celui de son appartenance à lÉglise. Il vivait en effet avec une femme athée qui na jamais accepté de faire baptiser ses enfants. Et donc, quoique catholique, quoique profondément catholique, il ne pouvait pas recevoir les sacrements de lÉglise. Il a toujours vécu sur le seuil de lÉglise, sous le porche, qui est aussi lieu de source, le lieu où le païen devient chrétien. Quand il redécouvre le catholicisme, Péguy dit: "Je ne renie rien de ma vie passée: je suis seulement allé jusquau bout".
Il a chanté le drame de lhomme moderne qui soupçonne que Jésus-Christ nest pas le Rédempteur dans trois Mystères. Le premier est Le Mystère de la charité de Jeanne dArc. Il la écrit alors quil était encore socialiste (mais après sa conversion il nen a pas modifié pas la structure). Le poème est fondé sur une vision dramatique des choses: face au soupçon moderne, la vraie réponse, la réponse dogmatique, traditionnelle de lÉglise, ne suffit pas. La réponse est vraie, la maîtresse des novices le déclare à nouveau: "Il est là comme au premier jour ". Mais pour le personnage principal, Jeanne, cela ne suffit pas. Comme la dit don Luigi Giussani au Synode des évêques de 1987: "Ce qui manque, ce nest pas la répétition littérale de lannonce". Lannonce était là, le dogme était réaffirmé (et cest la seule chose qui nous soit demandée à nous et qui soit par la grâce toujours possible: rester dans la vérité). Mais pour Jeanne dArc, laffirmation du dogme ne suffit pas, cest comme si cette affirmation ne correspondait pas à la question, au blasphème quinconsciemment elle porte en elle. Il est vrai quIl est venu, il est vrai quIl est présent, mais la perdition à la fois "temporelle et éternelle" est la plus forte. Le soupçon moderne est plus fort que toute la vérité dogmatique. Il ne semble pas y avoir dans le présent de réponse à la perdition et au soupçon.
Dans le second mystère, Le Porche du mystère de la deuxième vertu, Péguy entrevoit la réponse: la possibilité quun nouveau début se produise. Comme il y a deux mille ans. Le second mystère ne parle pas de l"espérance", mais du "porche de la deuxième vertu", cest-à-dire du début de lespérance. Ce qui vainc le soupçon de lhomme daujourdhui, cest lidée que lémerveillement initial puisse se reproduire: une rencontre identique à celle que décrivent les Évangiles. Une rencontre dans laquelle ce qui est reconnu comme la réponse réelle à lattente plus ou moins consciente du cur, ce nest pas tant la vérité sur Jésus-Christ, mais Sa réalité corporellement présente.
Péguy chante la rencontre comme le bourgeonnement de lespérance. Quelque chose qui est au début fragile comme le bourgeonnement du printemps, comme la pousse naissante que le premier venu peut arracher de son ongle. Mais cest ainsi quest le début de la vie chrétienne dans le monde daujourdhui.
Au début du troisième mystère, Le Mystère des Saints Innocents, Péguy résume les deux précédents:
"La Foi est une église, cest une cathédrale enracinée au sol de France.
La Charité est un hôpital, un hôtel-Dieu qui ramasse toutes les misères du monde.
Mais sans espérance, tout ça ne serait quun cimetière".
Et plus loin:
"Car il est plus facile, dit Dieu, de ruiner que de fonder;
Et de faire mourir que de faire naître;
Et de donner la mort que de donner la vie;
Et le bourgeon ne résiste point.
Cest quaussi il nest point fait pour la résistance, il nest point chargé de résister.
Cest le tronc et la branche, et cette maîtresse racine qui sont faits pour la résistance, qui sont chargés de résister,
Et cest la rude écorce qui est faite pour la rudesse et qui est chargée dêtre rude.
Mais le tendre bourgeon nest fait que pour la naissance et il nest chargé que de faire naître.
(Et de faire durer).
(Et de se faire aimer)".
La catholicité de son regard sur le réel est ce quil y a de plus impressionnant chez Péguy, parce il nest pas vrai que ce bourgeon ne soit pas fait pour durer, et il nest possible de durer que par ce bourgeonnement despérance, que par le renouvellement émerveillé et continu de ce début. "Or je vous le dis, dit Dieu, sans ce bourgeonnement de fin avril toute ma création ne serait quun immense cimetière".
Dans le troisième de ses Mystères, Péguy chante ce qui arrive, humainement, quand le début se reproduit. La première évidence humaine est que lémerveillement est grâce non seulement à son début mais aussi tout le temps quil croît. Le Mystère chante les Saints Innocents tués par Hérode par haine de Jésus-Christ. Saints, sans quil y ait aucun apport de conscience ni de liberté de leur part. Pure gratuité. Péguy énumère les sept motifs pour lesquels Dieu privilégie ces enfants. Tout ici est grâce. Et cest la grâce qui suscite la liberté et la gratuité de lhomme. Sil ny avait pas la grâce, la réponse de lhomme ne serait pas vraiment libre, il y resterait toujours la trace dun but poursuivi. Elle ne serait pas vraiment gratuite. Le oui de lhomme ne serait donc pas bonheur. "In tua devotione gaudere", dit la prière liturgique.
La seconde évidence humaine, cest que lon peut faire lexpérience de cet événement de la grâce dans le temporel, tel quil est. Et donc dans lorganisation actuelle du pouvoir mondain. Péguy, en effet, cite en exemple non saint François, mais saint Louis, le roi saint. Le roi mort dans une croisade. Quand lémerveillement est ainsi réel, quand la grâce rencontre le cur de lhomme et lattire à elle dans une liberté et une gratuité simples et totales, alors elle transfigure la vie dans sa quotidienneté et dans sa réalité concrète la plus compromise.
Lintervention déjà citée de don Giussani au Synode de 1987 revient à lesprit: "Ce qui manque, ce nest pas tant la répétition verbale de lannonce que lexpérience dune rencontre. Lhomme daujourdhui attend peut-être inconsciemment lexpérience de la rencontre avec des personnes pour lesquelles le fait du Christ est une réalité si présente que leur vie en est transformée".
Cest une rencontre humaine qui peut secouer lhomme daujourdhui. Un événement qui soit lécho de lévénement initial, lorsque Jésus leva les yeux et dit: "Zachée, descends vite, car il me faut aujourdhui demeurer chez toi". Lexpérience dune libération de ce qui est humain accompagne toujours cette rencontre: "Celui qui me suit aura la vie éternelle et le centuple là-bas".
La grâce dune rencontre qui, réellement et gratuitement, correspond au cur, ouvre à une suite et introduit dans une demeure ("Venez et vous verrez! Ils allèrent donc et virent où il habitait et ce jour-là, ils sarrêtèrent près de lui; il était environ quatre heures de laprès-midi").
La grâce de cette demeure, faite de visages et de choses, garde et renouvelle lémerveillement de la rencontre. Le fait de rester dans cette demeure rend facile (comme en témoigne la première des Cinq prières dans la Cathédrale de Chartres) ce qui savère impossible à lextérieur de cette demeure. "Voici le lieu du monde où tout devient facile même lévénement".
Don Luigi Giussani a écrit dans La coscienza religiosa nelluomo moderno: "Lhomme devient lui-même, il marche vers sa réalisation par une grâce. Comment agit cette grâce? Il existe dans la nature une analogie éclairante. Demandons-nous comment un enfant devient un homme. Il acquiert sa physionomie, il réalise sa structure, il devient grand et se forge une personnalité unique en vertu dune osmose continue due au fait quil appartient à un événement possédant une structure, un visage: la famille. Plus la famille a une physionomie particulière, plus elle est consciente et riche dhumanité, plus lenfant croît avec une personnalité qui lui est propre.
Le christianisme en présentant comme objectif le fait qui conduit lhomme à son destin, nous propose le salut comme une grâce, cest-à-dire comme quelque chose qui est donné, qui demeure et persévère dans une réalité vivante. Ainsi, lhomme adulte se "sauve" aussi lui-même, cest-à-dire quil croît, quil est transformé dans le temps, quil mûrit, quil se découvre toujours immanent à Celui pour qui il est fait, et vers lequel toute sa nature crie".
30GIORNI, n. 8/9, août/septembre 1992
Péguy sur le seuil
par
GIANNI VALENTE
"Je suis un pécheur. Je ne suis pas un saint. La sainteté, ça se reconnaît tout de suite. Je suis un bon pécheur. Un témoin. Un chrétien dans la paroisse, un pécheur qui a des trésors de grâce". Cest ainsi que Péguy parlait de lui-même. Il savait bien que "nul nest aussi compétent que le pécheur en matière de chrétienté. Nul, si ce nest le saint. En général même, il sagit de la même personne. Le pécheur et le saint sont deux parties, on peut le dire également intégrantes, ou deux pièces également intégrantes du mécanisme de chrétienté. [...] Ensemble, ils sont deux pièces également indispensables lune à lautre".
Les pharisiens veulent au contraire que les autres soient parfaits. Parmi eux, figure aussi la troupe des clercs, ecclésiastiques et intellectuels catholiques officiels qui, dun côté, préfèrent se boucher les yeux, nier lévidence, se cacher la vraie nature et les dimensions de la catastrophe du christianisme dans la modernité. Mais de lautre, inquiets, parce quinsatisfaits, de la morale des autres, ils ne cessent de lancer leurs anathèmes contre le monde moderne.
Péguy eut à souffrir toute sa vie de ce quil appelait "le parti des dévots". Et, comme cela se produit souvent, les plus empressés à le faire souffrir furent certains de ses amis qui agissaient pour "sauver lâme" du poète dOrléans. Péguy était marié avec une femme athée et ses enfants nétaient pas baptisés. Il ne pouvait donc pas recevoir les sacrements.
Là où monde et Église,
monde et grâce se rencontrent
Les Éditions du Cerf ont publié récemment un livre qui permet de reconstituer, grâce à des documents inédits, la chronique de cette guerre que le poète dut livrer pour échapper à ceux qui aspiraient à être ses "maîtres spirituels" et qui se servaient de sa douloureuse et difficil
QUI COMPTE
Articles et interviews sur CHARLES PéGUY
avec une préface
du cardinal Roger Etchegaray
PRÉFACE
Avec Charles Péguy
Le connaissez-vous? Avez-vous le souvenir du martèlement cadencé de ses grands vers? Ils disent des choses simples et profondes qui vous accompagnent pour toujours dans la vie, au rythme dun pas de fantassin infatigable.
Si vous navez pas eu la joie de le rencontrer, voici un livre qui vous en offre loccasion mais ce ne sera pas suffisant: courez vite, ensuite, vous plonger dans locéan de ses écrits. Une uvre sans rivages. Une uvre inclassable mais dune fraîche actualité. Un uvre complexe, sujette à des exégèses diverses, mais dont les lignes de crête sont bien précises et les fondements très solides.
Péguy ne se réduit pas à telle ou telle image de sa vie, à une strophe ou à une autre de son uvre. Il faut le prendre tout entier, tel quil est, prendre le temps den faire limmense tour. Péguy, à nen plus finir! Mais ce quil nous enseigne peut se résumer dans une vérité évangélique: plus il y a Dieu et plus il y a lhomme. Le mystère de lIncarnation est le leitmotiv de toute son uvre comme de toute sa vie chrétienne: "Un Dieu homme, un homme Dieu". La foi est cette ligature entre léternel et le temporel.
Aucune des deux tentations de lÉglise - celle de privilégier léternel sur le temporel et celle dengloutir le premier dans le second - ne pourrait se réclamer des textes de Péguy qui reflètent un merveilleux équilibre. Son "anticléricalisme" de bon aloi me plaît: "Nous naviguons certainement entre deux bandes de curés: les curés laïques qui nient léternel du temporel et les curés ecclésiastiques qui nient le temporel de léternel".
"Un chrétien dans la paroisse": voilà, en définitive, ce que Péguy a simplement voulu être. Il contemple sans se lasser les merveilles de Dieu dans lhistoire des hommes et son génie poétique déploie cette prière en nappes de beauté. Urs von Balthasar lavait bien dit: "Péguy est indivisible. Il lest grâce à son enracinement dans les profondeurs, là où monde et Église, monde et grâce se rencontrent et sinterpénètrent jusquà devenir indissociables".
CARDINAL ROGER ETCHEGARAY
Invitation à la lecture de Péguy
par
LUCIO BRUNELLI
Le vrai blasphème du monde moderne, cest le soupçon qui pèse sur Jésus-Christ. Le soupçon quil ne soit pas le bonheur vrai et durable, mais dans le fond, un poids en plus, un esclavage supplémentaire pour lhomme. Charles Péguy suggère la réponse au blasphème moderne de lhomme.
Il est mort au début de la guerre de 14-18. Sa vie, comme il aimait à le dire lui-même, a été un défi. Il disait: "Je ne suis pas un saint. La sainteté ça se reconnaît tout de suite. Je suis un bon pécheur. Un témoin. Un chrétien dans la paroisse, un pécheur qui a des trésors de grâce".
Péguy a eu une vie en dehors du commun de tous les points de vue y compris celui de son appartenance à lÉglise. Il vivait en effet avec une femme athée qui na jamais accepté de faire baptiser ses enfants. Et donc, quoique catholique, quoique profondément catholique, il ne pouvait pas recevoir les sacrements de lÉglise. Il a toujours vécu sur le seuil de lÉglise, sous le porche, qui est aussi lieu de source, le lieu où le païen devient chrétien. Quand il redécouvre le catholicisme, Péguy dit: "Je ne renie rien de ma vie passée: je suis seulement allé jusquau bout".
Il a chanté le drame de lhomme moderne qui soupçonne que Jésus-Christ nest pas le Rédempteur dans trois Mystères. Le premier est Le Mystère de la charité de Jeanne dArc. Il la écrit alors quil était encore socialiste (mais après sa conversion il nen a pas modifié pas la structure). Le poème est fondé sur une vision dramatique des choses: face au soupçon moderne, la vraie réponse, la réponse dogmatique, traditionnelle de lÉglise, ne suffit pas. La réponse est vraie, la maîtresse des novices le déclare à nouveau: "Il est là comme au premier jour ". Mais pour le personnage principal, Jeanne, cela ne suffit pas. Comme la dit don Luigi Giussani au Synode des évêques de 1987: "Ce qui manque, ce nest pas la répétition littérale de lannonce". Lannonce était là, le dogme était réaffirmé (et cest la seule chose qui nous soit demandée à nous et qui soit par la grâce toujours possible: rester dans la vérité). Mais pour Jeanne dArc, laffirmation du dogme ne suffit pas, cest comme si cette affirmation ne correspondait pas à la question, au blasphème quinconsciemment elle porte en elle. Il est vrai quIl est venu, il est vrai quIl est présent, mais la perdition à la fois "temporelle et éternelle" est la plus forte. Le soupçon moderne est plus fort que toute la vérité dogmatique. Il ne semble pas y avoir dans le présent de réponse à la perdition et au soupçon.
Dans le second mystère, Le Porche du mystère de la deuxième vertu, Péguy entrevoit la réponse: la possibilité quun nouveau début se produise. Comme il y a deux mille ans. Le second mystère ne parle pas de l"espérance", mais du "porche de la deuxième vertu", cest-à-dire du début de lespérance. Ce qui vainc le soupçon de lhomme daujourdhui, cest lidée que lémerveillement initial puisse se reproduire: une rencontre identique à celle que décrivent les Évangiles. Une rencontre dans laquelle ce qui est reconnu comme la réponse réelle à lattente plus ou moins consciente du cur, ce nest pas tant la vérité sur Jésus-Christ, mais Sa réalité corporellement présente.
Péguy chante la rencontre comme le bourgeonnement de lespérance. Quelque chose qui est au début fragile comme le bourgeonnement du printemps, comme la pousse naissante que le premier venu peut arracher de son ongle. Mais cest ainsi quest le début de la vie chrétienne dans le monde daujourdhui.
Au début du troisième mystère, Le Mystère des Saints Innocents, Péguy résume les deux précédents:
"La Foi est une église, cest une cathédrale enracinée au sol de France.
La Charité est un hôpital, un hôtel-Dieu qui ramasse toutes les misères du monde.
Mais sans espérance, tout ça ne serait quun cimetière".
Et plus loin:
"Car il est plus facile, dit Dieu, de ruiner que de fonder;
Et de faire mourir que de faire naître;
Et de donner la mort que de donner la vie;
Et le bourgeon ne résiste point.
Cest quaussi il nest point fait pour la résistance, il nest point chargé de résister.
Cest le tronc et la branche, et cette maîtresse racine qui sont faits pour la résistance, qui sont chargés de résister,
Et cest la rude écorce qui est faite pour la rudesse et qui est chargée dêtre rude.
Mais le tendre bourgeon nest fait que pour la naissance et il nest chargé que de faire naître.
(Et de faire durer).
(Et de se faire aimer)".
La catholicité de son regard sur le réel est ce quil y a de plus impressionnant chez Péguy, parce il nest pas vrai que ce bourgeon ne soit pas fait pour durer, et il nest possible de durer que par ce bourgeonnement despérance, que par le renouvellement émerveillé et continu de ce début. "Or je vous le dis, dit Dieu, sans ce bourgeonnement de fin avril toute ma création ne serait quun immense cimetière".
Dans le troisième de ses Mystères, Péguy chante ce qui arrive, humainement, quand le début se reproduit. La première évidence humaine est que lémerveillement est grâce non seulement à son début mais aussi tout le temps quil croît. Le Mystère chante les Saints Innocents tués par Hérode par haine de Jésus-Christ. Saints, sans quil y ait aucun apport de conscience ni de liberté de leur part. Pure gratuité. Péguy énumère les sept motifs pour lesquels Dieu privilégie ces enfants. Tout ici est grâce. Et cest la grâce qui suscite la liberté et la gratuité de lhomme. Sil ny avait pas la grâce, la réponse de lhomme ne serait pas vraiment libre, il y resterait toujours la trace dun but poursuivi. Elle ne serait pas vraiment gratuite. Le oui de lhomme ne serait donc pas bonheur. "In tua devotione gaudere", dit la prière liturgique.
La seconde évidence humaine, cest que lon peut faire lexpérience de cet événement de la grâce dans le temporel, tel quil est. Et donc dans lorganisation actuelle du pouvoir mondain. Péguy, en effet, cite en exemple non saint François, mais saint Louis, le roi saint. Le roi mort dans une croisade. Quand lémerveillement est ainsi réel, quand la grâce rencontre le cur de lhomme et lattire à elle dans une liberté et une gratuité simples et totales, alors elle transfigure la vie dans sa quotidienneté et dans sa réalité concrète la plus compromise.
Lintervention déjà citée de don Giussani au Synode de 1987 revient à lesprit: "Ce qui manque, ce nest pas tant la répétition verbale de lannonce que lexpérience dune rencontre. Lhomme daujourdhui attend peut-être inconsciemment lexpérience de la rencontre avec des personnes pour lesquelles le fait du Christ est une réalité si présente que leur vie en est transformée".
Cest une rencontre humaine qui peut secouer lhomme daujourdhui. Un événement qui soit lécho de lévénement initial, lorsque Jésus leva les yeux et dit: "Zachée, descends vite, car il me faut aujourdhui demeurer chez toi". Lexpérience dune libération de ce qui est humain accompagne toujours cette rencontre: "Celui qui me suit aura la vie éternelle et le centuple là-bas".
La grâce dune rencontre qui, réellement et gratuitement, correspond au cur, ouvre à une suite et introduit dans une demeure ("Venez et vous verrez! Ils allèrent donc et virent où il habitait et ce jour-là, ils sarrêtèrent près de lui; il était environ quatre heures de laprès-midi").
La grâce de cette demeure, faite de visages et de choses, garde et renouvelle lémerveillement de la rencontre. Le fait de rester dans cette demeure rend facile (comme en témoigne la première des Cinq prières dans la Cathédrale de Chartres) ce qui savère impossible à lextérieur de cette demeure. "Voici le lieu du monde où tout devient facile même lévénement".
Don Luigi Giussani a écrit dans La coscienza religiosa nelluomo moderno: "Lhomme devient lui-même, il marche vers sa réalisation par une grâce. Comment agit cette grâce? Il existe dans la nature une analogie éclairante. Demandons-nous comment un enfant devient un homme. Il acquiert sa physionomie, il réalise sa structure, il devient grand et se forge une personnalité unique en vertu dune osmose continue due au fait quil appartient à un événement possédant une structure, un visage: la famille. Plus la famille a une physionomie particulière, plus elle est consciente et riche dhumanité, plus lenfant croît avec une personnalité qui lui est propre.
Le christianisme en présentant comme objectif le fait qui conduit lhomme à son destin, nous propose le salut comme une grâce, cest-à-dire comme quelque chose qui est donné, qui demeure et persévère dans une réalité vivante. Ainsi, lhomme adulte se "sauve" aussi lui-même, cest-à-dire quil croît, quil est transformé dans le temps, quil mûrit, quil se découvre toujours immanent à Celui pour qui il est fait, et vers lequel toute sa nature crie".
30GIORNI, n. 8/9, août/septembre 1992
Péguy sur le seuil
par
GIANNI VALENTE
"Je suis un pécheur. Je ne suis pas un saint. La sainteté, ça se reconnaît tout de suite. Je suis un bon pécheur. Un témoin. Un chrétien dans la paroisse, un pécheur qui a des trésors de grâce". Cest ainsi que Péguy parlait de lui-même. Il savait bien que "nul nest aussi compétent que le pécheur en matière de chrétienté. Nul, si ce nest le saint. En général même, il sagit de la même personne. Le pécheur et le saint sont deux parties, on peut le dire également intégrantes, ou deux pièces également intégrantes du mécanisme de chrétienté. [...] Ensemble, ils sont deux pièces également indispensables lune à lautre".
Les pharisiens veulent au contraire que les autres soient parfaits. Parmi eux, figure aussi la troupe des clercs, ecclésiastiques et intellectuels catholiques officiels qui, dun côté, préfèrent se boucher les yeux, nier lévidence, se cacher la vraie nature et les dimensions de la catastrophe du christianisme dans la modernité. Mais de lautre, inquiets, parce quinsatisfaits, de la morale des autres, ils ne cessent de lancer leurs anathèmes contre le monde moderne.
Péguy eut à souffrir toute sa vie de ce quil appelait "le parti des dévots". Et, comme cela se produit souvent, les plus empressés à le faire souffrir furent certains de ses amis qui agissaient pour "sauver lâme" du poète dOrléans. Péguy était marié avec une femme athée et ses enfants nétaient pas baptisés. Il ne pouvait donc pas recevoir les sacrements.
Là où monde et Église,
monde et grâce se rencontrent
Les Éditions du Cerf ont publié récemment un livre qui permet de reconstituer, grâce à des documents inédits, la chronique de cette guerre que le poète dut livrer pour échapper à ceux qui aspiraient à être ses "maîtres spirituels" et qui se servaient de sa douloureuse et difficile situation familiale pour juger son cur. Le beau titre, Péguy au porche de lÉglise, laisse entendre quelle était la véritable origine du scandale qui mettait en colère les intellectuels catholiques: il ne sagissait pas tant de ce quils prétendaient être lincohérence morale de Péguy que de sa situation dhomme de frontière qui reste sur le seuil de lÉglise. Seuil qui est aussi un lieu de naissance, celui dans lequel le non-chrétien, par effet de la grâce, devient chrétien. Cest-à-dire le lieu dans lequel le non-chrétien, par effet de la grâce, saperçoit avec étonnement que le christianisme correspond de façon inattendue à son cur. Cette façon vertigineuse de rester là, sur ce seuil permanent ("là, donc, où lÉglise doit être", comme lécrira von Balthasar), était, à cette époque aussi, insupportable aux intellectuels et aux militants catholiques. Péguy écrivait à leur propos: "Ils ne sont pas chrétiens, je veux dire ils ne le sont pas jusquà la moelle. Ils perdent constamment de vue cette précarité qui est pour le chrétien la condition la plus profonde de lhomme; ils perdent de vue cette profonde misère; et quil faut toujours recommencer". Et il écrit encore: Cest "une précarité éternelle. Rien dacquis nest acquis pour éternellement. Et cest la condition même de lhomme. Et la condition la plus profonde du chrétien. Lidée dune acquisition éternelle, lidée dune acquisition définitive et qui ne sera plus contestée est ce quil y a de plus contraire à la pensée chrétienne".
Von Balthasar écrit: "Péguy est indivisible, cest pourquoi il se tient dans et hors de lÉglise, il est lÉglise in partibus infidelium, là donc où elle doit être. Il lest grâce à un enracinement dans les profondeurs, là où monde et Église, monde et grâce se rencontrent et se pénètrent jusquà ne plus pouvoir être distinguées. Après la longue histoire des variations platoniciennes dans lhistoire de la pensée chrétienne, jamais peut-être lÉglise na été si clairement renvoyée dans le monde, lidée du monde restant pourtant exempte de tout élan denthousiasme incontrôlé, de toute mythologie et de tout érotisme, aussi bien que de toute foi optimiste dans le progrès. Le réalisme biblique et la pureté de la pensée confèrent une clairvoyance sans défaut pour voir le monde tel quil est réellement, grandeur et misère".
"Une religion distinguée
pour gens censément distingués"
À dix-sept ans, Péguy nétait pas chrétien. Il écrit à cette époque: "Tous [mes] camarades [...] ne sont pas moins débarrassés que moi de leur catholicisme [...]. Les treize ou quatorze siècles de christianisme introduit chez mes aïeux, les onze ou douze ans dinstruction et parfois déducation catholique sincèrement et fidèlement reçues, ont passé sur moi sans laisser de traces". Ce sont les années où son enthousiasme dadolescent sensible, qui le mènera plus tard à un socialisme mystique, est encore accaparé par les mythes de la foi républicaine et révolutionnaire. Il reléguera lÉglise, et la monarchie avec elle, au rang des vieilleries de lAncien Régime et ne verra plus en elle quun oripeau dont la bourgeoisie capitaliste se sert pour maintenir son oppression. Cest dans ce climat humain et social que Péguy, jeune universitaire, épouse civilement une jeune fille de dix-sept ans, Charlotte Baudouin, sur de Marcel, lami mort prématurément et le compagnon de foi socialiste pour lequel Péguy avait une véritable vénération. Laffection mutuelle des deux jeunes époux se confond, au début, avec leur militantisme commun mis au service de leur foi commune, laïque et athée.
Cest de ce milieu inchrétien qui considère le christianisme comme un passé qui ne le regarde pas, que vient Péguy, lorsque, dix ans après, il devient chrétien. Un christianisme rencontré dans le présent. Quand, plus tard, il décrira la tragédie moderne, celle dun monde totalement inchrétien ("le renoncement de tout le monde à tout le christianisme"), il parlera en connaissance de cause, vu quil vient, lui aussi, de ce monde, et quil a été, lui aussi, lun des "premiers hommes sans le Christ", éloignés et différents des mécréants et des pécheurs des époques chrétiennes.
Pour Péguy, la foi chrétienne a été un nouveau début de grâce, un germe précieux miraculeusement éclos dans le désert de sa vie, une vie entièrement consacrée aux mille obligations de sa revue, les Cahiers de la Quinzaine, fondée en 1900. Mais, précisément, parce quelle est un nouveau début de grâce, cette foi nest jamais perçue comme une abjuration de sa vie passée in partibus infedelium, comme un retour au bercail catholique du militant socialiste qui sublime en religion ses échecs politiques: "Cest par un approfondissement constant de notre cur dans la même voie, et ce nest nullement par une évolution que nous avons trouvé la voie de la chrétienté. Nous ne lavons pas trouvée en revenant. Nous lavons trouvée au bout". Et cest pour cela, continue lauteur, quil ne reniera jamais un seul atome de son passé. Péguy apporte avec lui, dans sa nouvelle expérience chrétienne, sa passion pour une libération temporelle des hommes. Il se soustrait vigoureusement à létreinte de la droite cléricale qui essaie de le "récupérer". Il na rien à faire avec ces restaurateurs qui proposent, pour sortir du désastre moderne, un retour à un utopique régime de chrétienté. Dans son pamphlet Notre Jeunesse (1910), il reconnaît avec réalisme la situation de lÉglise dans le monde moderne: "Il ne faut pas se dissimuler que si lÉglise a cessé de faire la religion officielle de lÉtat, elle na point cessé de faire la religion officielle de la bourgeoisie de lÉtat". Et il dit encore: "Le christianisme, au contraire, nest plus socialement quune religion de bourgeois, une religion de riches, une espèce de religion supérieure pour classes supérieures de la société, de la nation, une misérable sorte de religion distinguée pour gens censément distingués; par conséquent, tout ce quil y a de plus superficiel, de plus officiel en un certain sens, de moins profond; de plus inexistant; tout ce quil y a de plus pauvrement, de plus misérablement formel; et dautre part et surtout tout ce quil y a de plus contraire à son institution; à la sainteté, à la pauvreté, à la forme même la plus formelle de son institution".
Mais la nouvelle réalité vécue par Péguy nest pas acceptée par sa femme ni par la famille de celle-ci qui la réduit tout entière à une simple "crise" religieuse. Mme Péguy se raidit dans son attachement à la tradition communarde et républicaine de son clan familial et continue à adorer les mythes du passé auxquels son mari semble avoir renoncé. Une situation dautant plus douloureuse pour Péguy que les siens le traitent comme un renégat, alors quil ne lest pas: "Mais comment le faire comprendre aux personnes aimées, dans un climat politique et social où celui qui dit catholique dit clérical et celui qui parle de Jésus-Christ fait immédiatement penser à lOrdre Moral de Mac Mahon?" (Jean Bastaire, Péguy, il non cristiano, Milan, Jaca Book, 1991). Péguy sait, sans même le lui demander, que sa femme refusera toute proposition de mariage à lÉglise et de faire baptiser les trois enfants qui sont nés de leur union. Cette situation fonde structurellement son statut de chrétien en permanence "sur le seuil": bien quil soit catholique, il ne peut "entrer dans lÉglise", cest-à-dire quil ne peut recevoir les sacrements. Tant quil nétait pas croyant, on ne pouvait lui reprocher sa situation irrégulière. Maintenant quil confesse sa foi, son mariage civil devient un concubinage interdit par lÉglise. Et le fait que ses enfants ne soient pas baptisés le rend désormais coupable de ne pas accomplir ses devoirs de père chrétien.
Dans cette situation de déchirement, qui durera toute sa vie, Péguy cherche le réconfort de certains amis catholiques.
Le parti des dévots
Cest Jacques Maritain, un jeune intellectuel plein davenir, que Péguy va choisir comme confident. Collaborateur des Cahiers dès cette époque, converti depuis peu à la foi catholique, Maritain a épousé une jeune fille juive dorigine russe, elle aussi convertie peu de temps auparavant. En mai 1907, Péguy fait part au jeune homme de ses souffrances et linvite à entrer en rapport, en qualité d"ambassadeur spirituel", avec lun de ses vieux amis dOrléans, Louis Baillet. Celui-ci, après sêtre fait moine bénédictin, sétait réfugié, avec la communauté de Solesmes, dans lîle de Whight pour échapper aux restrictions quimposait la loi républicaine aux associations religieuses. Péguy, au lieu du réconfort quil attend obscurément de ces deux amis quil a chargés détudier son "cas", reçoit la liste des obligations quil doit remplir, sorte de compte à payer sil veut vraiment "rentrer dans lÉglise". Le livre sorti récemment, Péguy au porche de lÉglise, rassemble la correspondance inédite que Baillet et Maritain échangent, à partir de cette date, sur le cas Péguy. Reproduisant aussi quelques passages connus du journal de Maritain, ce livre est la chronique des souffrances auxquelles ses deux amis (et dautres avec eux, comme le bénédictin Clerissac) soumirent le directeur des Cahiers pour quil mît de lordre dans sa vie.
Une lettre de Baillet à Maritain de juillet 1908 propose, comme terme de comparaison, lexemple dun prêtre protestant qui, pour devenir catholique, a dû renoncer à sa femme et à ses enfants, et expose, en résumé, quelle est pour les deux amis lunique solution du "cas Péguy": "Rester dans la situation présente", écrit Baillet, "cest impossible: la loi divine est formelle: rien ne doit empêcher notre ami de se réconcilier avec lÉglise [...]. Son premier devoir nest pas daller à la messe, mais de régulariser son union: cest un devoir impérieux: il le doit le plus tôt possible et quelles quen puissent être les conséquences. [...] Il doit déclarer à sa femme sa résolution de rentrer dans lÉglise et par conséquent de lépouser à lÉglise, et pour cela de la faire baptiser, après linstruction requise par lÉglise. Si elle accepte, cette acceptation sera pour lui un témoignage damour assez net pour quil se rapproche delle [...]. Si elle refuse, il sera libre et il sera temps alors de régler le détail de la situation. [...] Cest un sacrifice extrême qui est requis de lui. Quil laccomplisse sans regarder les conséquences possibles de son acte".
Les époux Maritain exercent eux aussi, depuis le début, de fortes pressions sur leur ami. Dès septembre 1907, au retour de sa première entrevue avec Baillet, Maritain écrit à Péguy: "Dieu a donné aux hommes, à tous les hommes, ses dix commandements [...]. Par ces commandements le bon Dieu parle à chacun de nous. De ce quil a commandé pour tous aucun nest exempté [...]. Là où le maître a fait un règlement pour toute la maison, les serviteurs ne vont pas lui demander des ordres personnels. Il ne peut pas y avoir de vocation particulière précédant la vocation universelle. [...] Croire que Dieu demande, dans lintérêt de sa gloire, dajourner lexécution de ses commandements, fût-ce dun seul jour... est donc assurément, évidemment une illusion. [...] Car "rentrer dans lÉglise" signifie faire ce que Dieu demande, ce quil commande absolument et en premier lieu, obéir à ses commandements [...]. Rentrer dans lÉglise..., recevoir la vie et la nourriture de la grâce comme un fils fidèle et non prodigue, ce nest pas, ce nest daucune manière et à aucun degré une uvre, qui a besoin de mûrir, cest un devoir, qui est tout mûri dès quil est vu".
Seul le sensible le touche
Dès lors et jusquà sa mort, pendant le peu de temps qui lui reste encore à vivre (il sera tué le 5 septembre 1914, à la bataille de la Marne), les amis zélés de Péguy redoublent leurs diktats, élaborent des stratégies et des pièges, multiplient les reproches pour quil se rende et quil paie sa rançon d"otage" du christianisme. Péguy, pour Maritain, est "un imbécile", un homme qui "gaspille la grâce", qui simagine "que le salut est facile", qui "se satisfait avec beaucoup de choses non essentielles, comme davoir fait faire maigre à sa famille la semaine sainte et de faire chanter des complaintes chrétiennes à ses enfants". Si Péguy confie quil souhaite aller en pèlerinage à Chartres demander la grâce pour un ami malade, Maritain len dissuade en lui expliquant qu"il est impossible de faire le vu dun pèlerinage à Chartres sans promettre en même temps dy communier". Ils arrivent à souhaiter que les tribulations familiales et professionnelles fassent plier Péguy, ils lobligent à devenir "un membre sain" de lÉglise en acceptant lidée que la conversion "comporte que lon y perde quelque chose". Surtout, ils ne supportent pas les motifs que Péguy leur oppose: "Sa réponse est quil ne veut pas abandonner sa femme, quil veut quelle soit baptisée et quelle soit dans lÉglise, et que pour cela il ne doit pas employer la méthode forte". Le milieu des Cahiers, composé de "juifs et duniversitaires" inchrétiens, finit par être considéré lui même comme un obstacle, une occasion de perdition avec laquelle il vaudrait mieux rompre tout lien. On ironise sur lhumble espoir que Péguy conserve au fond de lui-même, de pouvoir, en restant physiquement dans la terre inchrétienne dont il provient, amener dautres personnes à la foi: espoir "assez important pour lui faire retarder de quelque temps encore lexécution des commandements de lÉglise". Maritain arrive à affronter directement Mme Péguy et à obtenir delle quelle consente au baptême de ses enfants, mais, ce faisant, il ne réussit quà redoubler les tensions entre les deux époux.
Après la publication du Mystère de la charité de Jeanne dArc, Maritain, dans une lettre à Péguy, écrit quil sagit dune uvre "pleine dirrévérence", qui rend "la foi le plus médiocre possible" et dans laquelle il ose "parler bassement" de la Vierge Marie. Et il conclut en disant: "Cela prouve simplement que vous avez encore du chemin à faire pour être un chrétien fidèle". Et cest alors quapparaît la véritable origine de lincompréhension dont Péguy est victime. Les dernières lettres de Maritain à Baillet et à dautres prêtres accusent lauteur de ne pas vouloir se soumettre au "joug intellectuel" que la conversion au christianisme implique. "Je maperçois que la haine des "formules intellectuelles" peut très bien cacher la haine de lobéissance intellectuelle, cest-à-dire la haine de la Vérité [...]. Péguy a horreur du joug intellectuel de la foi, sans lequel il ny a pas de vraie foi". Et encore, dans une autre lettre à Baillet de juin 1910: "Je vous ai déjà dit que la vérité théologique ne lintéresse pas [...]. Il croit que la foi du charbonnier est plus grande que la foi de saint Thomas; il croit que la divine parole nest que des mots: seul le sensible le touche".
"Ce sont les prières de réserve"
Cest ainsi quapparaît, bien au-delà de ses problèmes familiaux, le jugement sur lexpérience chrétienne de Péguy. Pour les modernes, le christianisme suppose la participation à des vérités éternelles, éventuellement redécouvertes avec lenthousiasme des néophytes. Une participation qui entraîne toute une série de conséquences morales, de devoirs à remplir, au prix, parfois, de sacrifices héroïques. Il sagit, au fond, dadapter la vie pratique à une théorie vraie. Pour Péguy, les choses étaient différentes. Lui qui vient de la terre totalement inchrétienne, du monde de la perdition moderne, il sait bien que la vérité chrétienne tout entière ne suffit pas à faire éclore la moindre espérance. Comme sa Jeanne dArc, Péguy sait que vingt siècles de foi, de charité, de sainteté, de théologie, ne parviennent pas à rendre heureux le cur de lhomme ici et maintenant, si ne survient pas quelque chose de nouveau, la rencontre avec un signe vivant, charnel, visible et tangible de la Présence elle-même. Comme il y a deux mille ans. Une humanité nouvelle qui est celle dans laquelle le Christ répond au cur, celle pour laquelle lhomme est fait. "Seul le sensible le touche", sécrie, dégoûté, Maritain. Et Péguy réplique quil faut répondre aux "imbéciles" qui cherchent toujours la rationalité dans la foi, quexiste l"action de la grâce". Ce nouveau début de grâce, cette grâce nouvelle ("Une grâce totale, une grâce neuve. Et si je puis dire une grâce jeune. Car léternité même est dans le temporel. Et il y a des grâces neuves et des grâces qui seraient comme vieillies"), on ne peut y prétendre, on peut seulement lattendre. Et demander. On peut dautant moins limposer aux autres, à sa femme athée, à ses amis et à ses lecteurs inchrétiens des Cahiers de la quinzaine. Une prétention de ce genre ne ferait que confirmer le soupçon qui pèse sur toute la modernité, à savoir que le christianisme nest quun "joug intellectuel" qui rend la vie fatigante, épuisante.
Péguy sabstient de faire pression sur les autres, de leur imposer quoi que ce soit. Il attend avec une douloureuse patience que, comme cela sest produit pour lui, la grâce vienne toucher les curs. Il reste ainsi sur le seuil et attend quun Autre opère, quun Autre conduise les membres de sa famille sur le seuil où il a lui-même été conduit, sur le permanent début. Il respecte le temps et les circonstances où le miracle tant désiré pourra se réaliser. Et il récite, comme un pauvre pécheur, les prières chrétiennes: ce "sont des prières de réserve. Il ny en a pas une dans toute la liturgie [...] que le plus lamentable pécheur ne puisse dire vraiment. Dans le mécanisme du salut, lAve Maria est le dernier secours. Avec lui, on ne peut être perdu".
Les intellectuels ne comprennent pas, ils prennent tout cela pour du laxisme, pour de lattentisme sceptique. Péguy dénonce leur attitude dans une page de Véronique. Dialogue de lhistoire et de lâme charnelle: "Le propre de ces interventions, est de contrecarrer toujours lopération de la grâce; den prendre toujours le contre-pied, avec une sorte de patience effrayante. Ils marchent dans les jardins de la grâce avec une brutalité effrayante. On dirait quils se proposent uniquement de saboter les jardins éternels. Ainsi les curés travaillent à la démolition du peu qui reste. Et surtout quand Dieu, par le ministère de la grâce, travaille les âmes, ils ne manquent pas, ils ne manquent jamais de croire, ces bons curés, que Dieu ne pense quà eux, quil ne travaille que pour eux [...]".
Issue de la grâce, la hardiesse
À la veille de sa mort, Péguy, en garnison avec dautres soldats près des Ermites, dans les environs de Vermans, passe toute la nuit à rassembler des fleurs au pied dune statue de la Vierge qui avait échappé à la destruction des Jacobins et qui était, depuis lors, restée dans un grenier transformé en chapelle. Ce sera la dernière fois quil confiera sa famille à la Vierge. Ces prières quil adresse en silence pendant toutes les dernières années de sa vie, seront exaucées: après sa mort, entre le 25 et le 26 septembre 1914, Mme Péguy et trois de ses quatre enfants (le dernier est né après la mort de son père) recevront le baptême dans lÉglise catholique. Laîné, dans une communauté protestante.
La grâce que Péguy avait tant de fois demandée à Marie, lorsquil lui confiait, dans le silence de son cur, ses enfants, se réalisait comme il lavait décrite dans le Porche du mystère de la seconde vertu: "Il faut dire quil avait été joliment hardi et que cétait un coup hardi. Et pourtant tous les chrétiens peuvent en faire autant. On se demande même pourquoi ils ne le font pas. Comme on prend trois enfants par terre et comme on les met tous les trois. Ensemble. À la fois. Par amusement. Par manière de jeu. Dans les bras de leur mère et de leur nourrice qui rit. Et se récrie. Parce quon lui en met trop. Et quelle naura pas la force de les porter. Lui, hardi comme un homme. Il avait pris, par la prière il avait pris. Ses trois enfants dans la maladie, dans la misère où ils gisaient. Et tranquillement il vous les avait mis. Par la prière il vous les avait mis. Tout tranquillement dans les bras de celle qui est chargée de toutes les douleurs du monde. Et qui a déjà les bras si chargés. Car le Fils a pris tous les péchés. Mais la Mère a pris toutes les douleurs".
30JOURS, n. 8, août 1997
Invitation à la lecture de Péguy
par
LUCIO BRUNELLI
Le vrai blasphème du monde moderne, cest le soupçon qui pèse sur Jésus-Christ. Le soupçon quil ne soit pas le bonheur vrai et durable, mais dans le fond, un poids en plus, un esclavage supplémentaire pour lhomme. Charles Péguy suggère la réponse au blasphème moderne de lhomme.
Il est mort au début de la guerre de 14-18. Sa vie, comme il aimait à le dire lui-même, a été un défi. Il disait: "Je ne suis pas un saint. La sainteté ça se reconnaît tout de suite. Je suis un bon pécheur. Un témoin. Un chrétien dans la paroisse, un pécheur qui a des trésors de grâce".
Péguy a eu une vie en dehors du commun de tous les points de vue y compris celui de son appartenance à lÉglise. Il vivait en effet avec une femme athée qui na jamais accepté de faire baptiser ses enfants. Et donc, quoique catholique, quoique profondément catholique, il ne pouvait pas recevoir les sacrements de lÉglise. Il a toujours vécu sur le seuil de lÉglise, sous le porche, qui est aussi lieu de source, le lieu où le païen devient chrétien. Quand il redécouvre le catholicisme, Péguy dit: "Je ne renie rien de ma vie passée: je suis seulement allé jusquau bout".
Il a chanté le drame de lhomme moderne qui soupçonne que Jésus-Christ nest pas le Rédempteur dans trois Mystères. Le premier est Le Mystère de la charité de Jeanne dArc. Il la écrit alors quil était encore socialiste (mais après sa conversion il nen a pas modifié pas la structure). Le poème est fondé sur une vision dramatique des choses: face au soupçon moderne, la vraie réponse, la réponse dogmatique, traditionnelle de lÉglise, ne suffit pas. La réponse est vraie, la maîtresse des novices le déclare à nouveau: "Il est là comme au premier jour ". Mais pour le personnage principal, Jeanne, cela ne suffit pas. Comme la dit don Luigi Giussani au Synode des évêques de 1987: "Ce qui manque, ce nest pas la répétition littérale de lannonce". Lannonce était là, le dogme était réaffirmé (et cest la seule chose qui nous soit demandée à nous et qui soit par la grâce toujours possible: rester dans la vérité). Mais pour Jeanne dArc, laffirmation du dogme ne suffit pas, cest comme si cette affirmation ne correspondait pas à la question, au blasphème quinconsciemment elle porte en elle. Il est vrai quIl est venu, il est vrai quIl est présent, mais la perdition à la fois "temporelle et éternelle" est la plus forte. Le soupçon moderne est plus fort que toute la vérité dogmatique. Il ne semble pas y avoir dans le présent de réponse à la perdition et au soupçon.
Dans le second mystère, Le Porche du mystère de la deuxième vertu, Péguy entrevoit la réponse: la possibilité quun nouveau début se produise. Comme il y a deux mille ans. Le second mystère ne parle pas de l"espérance", mais du "porche de la deuxième vertu", cest-à-dire du début de lespérance. Ce qui vainc le soupçon de lhomme daujourdhui, cest lidée que lémerveillement initial puisse se reproduire: une rencontre identique à celle que décrivent les Évangiles. Une rencontre dans laquelle ce qui est reconnu comme la réponse réelle à lattente plus ou moins consciente du cur, ce nest pas tant la vérité sur Jésus-Christ, mais Sa réalité corporellement présente.
Péguy chante la rencontre comme le bourgeonnement de lespérance. Quelque chose qui est au début fragile comme le bourgeonnement du printemps, comme la pousse naissante que le premier venu peut arracher de son ongle. Mais cest ainsi quest le début de la vie chrétienne dans le monde daujourdhui.
Au début du troisième mystère, Le Mystère des Saints Innocents, Péguy résume les deux précédents:
"La Foi est une église, cest une cathédrale enracinée au sol de France.
La Charité est un hôpital, un hôtel-Dieu qui ramasse toutes les misères du monde.
Mais sans espérance, tout ça ne serait quun cimetière".
Et plus loin:
"Car il est plus facile, dit Dieu, de ruiner que de fonder;
Et de faire mourir que de faire naître;
Et de donner la mort que de donner la vie;
Et le bourgeon ne résiste point.
Cest quaussi il nest point fait pour la résistance, il nest point chargé de résister.
Cest le tronc et la branche, et cette maîtresse racine qui sont faits pour la résistance, qui sont chargés de résister,
Et cest la rude écorce qui est faite pour la rudesse et qui est chargée dêtre rude.
Mais le tendre bourgeon nest fait que pour la naissance et il nest chargé que de faire naître.
(Et de faire durer).
(Et de se faire aimer)".
La catholicité de son regard sur le réel est ce quil y a de plus impressionnant chez Péguy, parce il nest pas vrai que ce bourgeon ne soit pas fait pour durer, et il nest possible de durer que par ce bourgeonnement despérance, que par le renouvellement émerveillé et continu de ce début. "Or je vous le dis, dit Dieu, sans ce bourgeonnement de fin avril toute ma création ne serait quun immense cimetière".
Dans le troisième de ses Mystères, Péguy chante ce qui arrive, humainement, quand le début se reproduit. La première évidence humaine est que lémerveillement est grâce non seulement à son début mais aussi tout le temps quil croît. Le Mystère chante les Saints Innocents tués par Hérode par haine de Jésus-Christ. Saints, sans quil y ait aucun apport de conscience ni de liberté de leur part. Pure gratuité. Péguy énumère les sept motifs pour lesquels Dieu privilégie ces enfants. Tout ici est grâce. Et cest la grâce qui suscite la liberté et la gratuité de lhomme. Sil ny avait pas la grâce, la réponse de lhomme ne serait pas vraiment libre, il y resterait toujours la trace dun but poursuivi. Elle ne serait pas vraiment gratuite. Le oui de lhomme ne serait donc pas bonheur. "In tua devotione gaudere", dit la prière liturgique.
La seconde évidence humaine, cest que lon peut faire lexpérience de cet événement de la grâce dans le temporel, tel quil est. Et donc dans lorganisation actuelle du pouvoir mondain. Péguy, en effet, cite en exemple non saint François, mais saint Louis, le roi saint. Le roi mort dans une croisade. Quand lémerveillement est ainsi réel, quand la grâce rencontre le cur de lhomme et lattire à elle dans une liberté et une gratuité simples et totales, alors elle transfigure la vie dans sa quotidienneté et dans sa réalité concrète la plus compromise.
Lintervention déjà citée de don Giussani au Synode de 1987 revient à lesprit: "Ce qui manque, ce nest pas tant la répétition verbale de lannonce que lexpérience dune rencontre. Lhomme daujourdhui attend peut-être inconsciemment lexpérience de la rencontre avec des personnes pour lesquelles le fait du Christ est une réalité si présente que leur vie en est transformée".
Cest une rencontre humaine qui peut secouer lhomme daujourdhui. Un événement qui soit lécho de lévénement initial, lorsque Jésus leva les yeux et dit: "Zachée, descends vite, car il me faut aujourdhui demeurer chez toi". Lexpérience dune libération de ce qui est humain accompagne toujours cette rencontre: "Celui qui me suit aura la vie éternelle et le centuple là-bas".
La grâce dune rencontre qui, réellement et gratuitement, correspond au cur, ouvre à une suite et introduit dans une demeure ("Venez et vous verrez! Ils allèrent donc et virent où il habitait et ce jour-là, ils sarrêtèrent près de lui; il était environ quatre heures de laprès-midi").
La grâce de cette demeure, faite de visages et de choses, garde et renouvelle lémerveillement de la rencontre. Le fait de rester dans cette demeure rend facile (comme en témoigne la première des Cinq prières dans la Cathédrale de Chartres) ce qui savère impossible à lextérieur de cette demeure. "Voici le lieu du monde où tout devient facile même lévénement".
Don Luigi Giussani a écrit dans La coscienza religiosa nelluomo moderno: "Lhomme devient lui-même, il marche vers sa réalisation par une grâce. Comment agit cette grâce? Il existe dans la nature une analogie éclairante. Demandons-nous comment un enfant devient un homme. Il acquiert sa physionomie, il réalise sa structure, il devient grand et se forge une personnalité unique en vertu dune osmose continue due au fait quil appartient à un événement possédant une structure, un visage: la famille. Plus la famille a une physionomie particulière, plus elle est consciente et riche dhumanité, plus lenfant croît avec une personnalité qui lui est propre.
Le christianisme en présentant comme objectif le fait qui conduit lhomme à son destin, nous propose le salut comme une grâce, cest-à-dire comme quelque chose qui est donné, qui demeure et persévère dans une réalité vivante. Ainsi, lhomme adulte se "sauve" aussi lui-même, cest-à-dire quil croît, quil est transformé dans le temps, quil mûrit, quil se découvre toujours immanent à Celui pour qui il est fait, et vers lequel toute sa nature crie".
30GIORNI, n. 8/9, août/septembre 1992
Péguy sur le seuil
par
GIANNI VALENTE
"Je suis un pécheur. Je ne suis pas un saint. La sainteté, ça se reconnaît tout de suite. Je suis un bon pécheur. Un témoin. Un chrétien dans la paroisse, un pécheur qui a des trésors de grâce". Cest ainsi que Péguy parlait de lui-même. Il savait bien que "nul nest aussi compétent que le pécheur en matière de chrétienté. Nul, si ce nest le saint. En général même, il sagit de la même personne. Le pécheur et le saint sont deux parties, on peut le dire également intégrantes, ou deux pièces également intégrantes du mécanisme de chrétienté. [...] Ensemble, ils sont deux pièces également indispensables lune à lautre".
Les pharisiens veulent au contraire que les autres soient parfaits. Parmi eux, figure aussi la troupe des clercs, ecclésiastiques et intellectuels catholiques officiels qui, dun côté, préfèrent se boucher les yeux, nier lévidence, se cacher la vraie nature et les dimensions de la catastrophe du christianisme dans la modernité. Mais de lautre, inquiets, parce quinsatisfaits, de la morale des autres, ils ne cessent de lancer leurs anathèmes contre le monde moderne.
Péguy eut à souffrir toute sa vie de ce quil appelait "le parti des dévots". Et, comme cela se produit souvent, les plus empressés à le faire souffrir furent certains de ses amis qui agissaient pour "sauver lâme" du poète dOrléans. Péguy était marié avec une femme athée et ses enfants nétaient pas baptisés. Il ne pouvait donc pas recevoir les sacrements.
Là où monde et Église,
monde et grâce se rencontrent
Les Éditions du Cerf ont publié récemment un livre qui permet de reconstituer, grâce à des documents inédits, la chronique de cette guerre que le poète dut livrer pour échapper à ceux qui aspiraient à être ses "maîtres spirituels" et qui se servaient de sa douloureuse et difficil