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VATICAN
Tiré du n° 08 - 2006

Un salésien choisi par Benoît XVI


Interview du cardinal Tarcisio Bertone, secrétaire d’État du Saint-Père depuis le 15 septembre


Interview du cardinal Tarcisio Bertone par Gianni Cardinale


Le cardinal Tarcisio Bertone

Le cardinal Tarcisio Bertone

«Je vois chez le nouveau secrétaire d’Etat trois caractéristiques nouvelles. D’abord, c’est un universitaire. Ensuite c’est une personne qui sait décider; et enfin, c’est quelqu’un qui apprécie et cultive la bonne humeur, toutes qualités qui ne me semblent pas négligeables pour un secrétaire d’État». Tel est le portrait aussi efficace que bref tracé par Joaquín Navarro-Valls, qui a dirigé pendant 22 ans la Salle de Presse du Vatican, pour présenter le cardinal Tarcisio Bertone, choisi comme secrétaire d’État par Benoît XVI et qui a pris ses fonctions le 15 septembre 2006. Pour compléter les synthétiques affirmations de Navarro-Valls à ses collègues journalistes pendant son séjour en Vallée d’Aoste où il avait été invité par le Pape, 30Jours a demandé au cardinal Bertone de présenter lui-même les principales étapes de sa biographie.
Une biographie pleine de curieuses anecdotes, à commencer par le jour de sa naissance... «Je suis le cinquième de huit enfants», nous raconte le prélat, «et je suis né dans une famille de paysans, la nuit entre le premier et le deux décembre 1934. Le seul problème, c’est que j’ai été enregistré à la mairie comme étant né le premier, et à la paroisse comme étant né le deux! Ma date de naissance est donc différente pour l’Église et pour l’État: mon état civil présente la date du premier décembre, et l’Annuaire Pontifical celle du deux. Mes parents étaient de bons chrétiens, et ils m’ont donné au baptême les noms de Tarcisio Pietro Evasio. Tarcisio (Tarcisius) est un jeune martyr du troisième siècle, lapidé pour avoir voulu défendre la sainte eucharistie qu’il apportait à des chrétiens emprisonnés, et devenu pour cela le protecteur des aspirants de l’Action catholique. Mon père, dirigeant de l’Action catholique, a voulu me donner ce nom en son honneur. Pietro était le nom de mon père. Quant à Evasio, évêque de Casale, c’était le saint qu’on fêtait le 2 décembre. J’ai été baptisé le 9 décembre, dans la paroisse des saints Pierre et Soluteur».

Vous ressemblez plutôt à votre père ou à votre mère?
MGR TARCISIO BERTONE: À tous les deux. À part le curé du village, mon père était le seul abonné à l’Osservatore Romano à Romano Canavese. Il était très pieux et très attaché à la messe quotidienne, et il avait par ailleurs une grande passion pour la musique. Quant à ma mère Pierina, très pieuse elle aussi, elle était très engagée dans de nombreuses œuvres sociales et charitables, mais elle avait un caractère plutôt “combatif”, avec une grande passion pour la politique. Elle avait été inscrite au Parti Populaire Italien de don Luigi Sturzo. C’était une activiste du parti. Dans les années Vingt, elle n’avait pas eu peur de participer à des meetings où on en venait parfois aux mains; en 1948, elle s’est donné beaucoup de mal pour la victoire de la Démocratie chrétienne d’Alcide De Gasperi; et il y a mieux: pendant le fascisme, elle n’a jamais voulu payer la carte du parti, ni pour moi, ni pour mes frères.
Le cardinal Tarcisio Bertone avec Benoît XVI

Le cardinal Tarcisio Bertone avec Benoît XVI

Vous avez donc hérité de votre père une certaine passion pour la presse et pour la musique. Dans le beau livre écrit sur vous par le journaliste du Secolo XIX Bruno Viani (Tarcisio Bertone. Il cardinale del sorriso [Tarcisio Bertone, le cardinal du sourire, ndr], De Ferrari, Gênes 2004 12,00 Euro), votre frère parle de deux œuvres musicales que vous avez composées dans votre jeunesse: Frenesia primaverile [Frénésie printanière, ndr], un morceau très gai, et Zingaresca [Bohémienne, ndr], sur un rythme de jazz...
MGR BERTONE: Oui, je me souviens que les paroles de Frenesia primaverile étaient une poésie d’un condamné à perpétuité que j’avais rencontré au cours d’une visite à la prison de Fossano, et qui m’avait demandé de la mettre en musique... Mais il ne s’agissait certes pas de chefs d’œuvre. Je n’étais pas fait pour être compositeur, même si j’ai toujours aimé me délasser en écoutant de la bonne musique de Wolfgang Amadeus Mozart ou des opéras de Giuseppe Verdi, ou encore en jouant un peu de piano.
Et vous avez hérité de votre mère un certain intérêt pour les questions sociales et politiques. On connaît votre amitié avec Carlo Donat Cattin, le leader démocrate chrétien disparu en 1991, qui vous a amené à écrire quelques articles dans la revue Terza Fase, celle de son groupe Forze Nuove...
MGR BERTONE: Ma relation d’amitié et d’estime réciproque avec Donat Cattin était très étroite. J’ai toujours admiré sa forte inspiration chrétienne et sa grande passion pour élever le niveau de vie du peuple, des paysans et des ouvriers, sans aucun complexe d’infériorité par rapport à la gauche, bien au contraire. Et puis j’ai toujours apprécié chez lui son absence de toute superbe intellectuelle et sa saine laïcité, marquée par un grand respect envers la hiérarchie ecclésiastique et sans aucune velléité de vouloir imposer ses idées ou son idéologie à l’Église. C’était un grand homme, un grand politicien chrétien. Mais j’ai aussi eu la possibilité de connaître un autre grand politicien, très différent de Donat Cattin, mais tout aussi fascinant...
De qui s’agit-il?
MGR BERTONE: De Giorgio La Pira. Je me souviens très bien du jour où je l’ai accompagné en voiture au concert tenu pour les Pères du Concile Vatican II dans la basilique Saint-Paul-hors-les-Murs. Mais j’avais déjà échangé quelques lettres avec lui lorsque j’étais étudiant en théologie, et je les conserve avec beaucoup d’affection.
Revenons à vos années de jeunesse. L’un des épisodes les plus savoureux du livre de Viani est celui où il raconte que juste après la guerre, vous vous amusiez avec vos petits amis du village à jouer avec des résidus de guerre, en tirant avec des pistolets Mauser ou des mitraillettes Stein. Vous avec continué à cultiver ce passe-temps?
MGR BERTONE: Bien sûr que non! Déjà à l’époque, cette histoire m’a valu une réprimande sévère de mes parents auxquels les carabiniers, nous ayant découverts, avaient raconté nos activités... Personnellement, je voudrais qu’on repense sérieusement à l’usage des armes et surtout qu’on interdise le honteux commerce des armes, qui est la première cause de nombreux conflits.
Lorsque votre nomination au poste de secrétaire d’État a été annoncée par une dépêche de l’ANSA [Association nationale de la presse italienne ndr], des gens de votre village ont raconté que dans votre jeunesse, vous parliez de devenir ingénieur...
MGR BERTONE: Je ne m’en souviens pas. En fait, j’avais une certaine passion pour les langues étrangères; je pensais que j’aurais aimé être interprète et pourquoi pas... diplomate. Mais ensuite, – lorsque je fréquentais le collège de Valdocco, à l’âge de quatorze ans –, j’ai été invité par un salésien, le père Alessandro Ghisolfi, à une retraite spirituelle sur les vocations à la suite de laquelle il m’a proposé d’entrer dans la famille de Don Bosco. Je me souviens encore de la date: c’était le 3 mai 1949, le lendemain de la tragédie de Superga, lorsque tous les joueurs du club de football du Grand Turin sont morts dans le crash de l’avion qui les transportait. J’ai accepté, et je l’ai dit à mes parents le 24 mai suivant, jour de la fête de Sainte Maire Auxiliatrice.
Tarcisio Bertone en 1950, année de sa profession religieuse

Tarcisio Bertone en 1950, année de sa profession religieuse

Et comment l’ont-ils pris?
MGR BERTONE: Ils ont été un peu surpris, mais ils n’ont pas fait d’objections, bien au contraire. Lorsque, quelque temps après, j’ai traversé une crise – en fait, l’ambiance du noviciat me semblait plutôt oppressante – ce sont justement mes parents, et surtout ma mère, qui m’ont fermement invité à bien réfléchir avant de tout laisser tomber. Je l’ai écoutée, et j’ai bien fait. Grâce à Dieu.
Vous avez prononcé votre première profession religieuse le 3 décembre 1950 et vous avez été ordonné prêtre le premier juillet 1960. Ensuite, vous avez passé votre licence de théologie avec une dissertation sur la tolérance et la liberté religieuse, et puis vos supérieurs vous ont envoyé poursuivre des études à Rome...
MGR BERTONE: Où je n’avais pas très envie d’aller. Je n’aimais pas Rome, or j’y ai vécu plus de trente ans! Quoiqu’il en soit, c’est à Rome que j’ai passé ma licence et mon doctorat en Droit canonique avec une recherche sur “Le gouvernement de l’Église dans la pensée de Benoît XIV, né Prospero Lambertini (1740-1758)”. Le rapporteur était le père Alfons Maria Stickler, aujourd’hui cardinal. Deux autres de mes professeurs de l’époque sont d’ailleurs cardinaux aujourd’hui: don Antonio María Javierre Ortas, dont je suivais les cours d’Ecclésiologie, et don Rosalio José Castillo Lara, professeur de Droit pénal.
On raconte que don Stickler tenait vos capacités en haute estime, mais qu’il vous critiquait parce que vous ne vous appliquiez pas beaucoup...
MGR BERTONE: En effet, il me reprochait de passer peu de temps en bibliothèque. À l’époque, je ne voulais pas me limiter exclusivement à l’étude (mais il serait plus exact de dire que je ne l’ai jamais voulu). J’ai toujours essayé d’exercer une activité pastorale auprès des jeunes en prêchant des retraites (je me rappelle que Maria Fida Moro a participé à l’une d’entre elles), en tenant des cours de préparation au mariage, et aussi auprès des fidèles laïques engagés dans des activités sociales et même politiques. Et puis c’était l’époque du Concile Vatican II et nous autres, jeunes étudiants, nous étions fascinés par cet événement et nous cherchions par tous les moyens à en être les spectateurs et, pourquoi pas, les acteurs.
Quels sont vos souvenirs du Concile Vatican II?
MGR BERTONE: Il y en a beaucoup. Tout d’abord, j’ai participé à la splendide cérémonie inaugurale du 12 octobre. Il se trouve que ce jour-là, l’ingénieur qui avait projeté la salle du Concile, M. Vacchetti, ne savait pas comment faire pour que les Pères du Concile – ils étaient plus de deux mille – reçoivent les premiers textes qui leur étaient destinés; en plus, il s’agissait de documents confidentiels. Alors je me suis proposé pour coordonner un groupe d’une dizaine de séminaristes et grâce à eux, en peu de temps, la distribution a été assurée, et la confidentialité respectée. Et puis je me souviens de l’avidité avec laquelle, jeunes prêtres, nous suivions la chronique du Concile dans les articles de deux journalistes, jeunes à l’époque: Arcangelo Paglialunga dans la Gazzetta di Torino et Giancarlo Zizola dans l’Avvenire d’Italia. Enfin nous cherchions par tous les moyens d’entrer à Saint-Pierre pour pouvoir entendre ce dont on discutait au Concile de la voix même des Pères. Pour y arriver, nous nous proposions parfois pour accompagner les Pères les plus âgés qui avaient besoin d’aide.
Tarcisio Bertone, jeune prêtre, au cours d’une sortie avec les jeunes de l’oratoire, en 1955

Tarcisio Bertone, jeune prêtre, au cours d’une sortie avec les jeunes de l’oratoire, en 1955

Y avait-il des aspects du Concile qui vous intéressaient particulièrement?
MGR BERTONE: Comme j’avais fait mon mémoire de licence sur la liberté religieuse, je me suis beaucoup passionné pour les discussions qui ont mené à la Déclaration Dignitatis humanæ. Je me souviens que grâce à don Castillo Lara, expert de l’épiscopat vénézuélien, j’ai été admis à participer à l’un des débats qui ont mené à la rédaction de ce texte. La discussion a été serrée, avec des interventions d’une grande profondeur comme celles des cardinaux Giuseppe Siri, Josef Beran, Charles Journet, etc. La question était tellement controversée que Paul VI a décidé de renvoyer le vote du texte. C’est alors qu’a eu lieu un épisode curieux dont je me souviens encore. Comme les cardinaux Julius Doepfner et Léo Jozef Suenens n’étaient pas d’accord avec cette décision du Pape, ils ont chargé deux jeunes théologiens de faire circuler un appel adressé au Souverain Pontife pour qu’on vote sans attendre, et de recueillir les signatures des Pères. Et je me souviens que ces deux célèbres théologiens se sont mis chacun devant un des deux bars du Concile, qu’on appelait familièrement bar Jonas et bar Abbas, pour recueillir les signatures des Pères. Ils en ont obtenu un millier, mais le Pape n’a pas accepté, et il a bien fait parce qu’à la fin, le document a été approuvé avec moins de résistances que celles qui s’étaient manifestées au début.
Comment se fait-il que vous vous souveniez avec une telle précision du nom des deux bars du Concile?
MGR BERTONE: C’est très simple: parce qu’ils étaient toujours très fréquentés et que tout était gratuit, le café, les croissants, les boissons, les sandwichs... Et puis, pour nous qui arrivions à pied de via Marsala, où se trouvait alors le siège provisoire de l’université salésienne, c’était une vraie bénédiction...
D’autres souvenirs du Concile?
MGR BERTONE: Je me souviens que j’ai participé à une intéressante conférence d’un jeune Hans Küng qui ne s’était par encore égaré, sur le thème “Église et charismes”, et aussi à une réunion de Pères qu’on pourrait appeler conservateurs, qui s’étaient réunis à l’Institut de patristique Augustinianum afin d’étudier la stratégie à suivre pour bloquer toute ouverture sur le thème de la collégialité. Il y avait les archevêques Dino Staffa et Geraldo de Proença Sigaud. À vrai dire, ils ne voulaient pas nous faire entrer, mais nous avons dit que nous étions les élèves du père Stickler, qui était expert conciliaire, et alors les portes se sont ouvertes. Et puis l’université salésienne organisait aussi des rencontres avec des groupes de Pères du Concile.
Une fois terminé votre premier séjour à Rome, de 1961 à 1965, vous retournez au Piémont pour enseigner la théologie morale au centre international d’étudiants de Bollengo, près d’Ivrea. Mais en 1967, vous êtes de retour à Rome.
MGR BERTONE: J’ai été appelé pour tenir le cours de Théologie morale spéciale à l’université salésienne que Paul VI a élevée en 1973 au rang d’université pontificale. En 1976, à la suite de la disparition prématurée d’un éminent juriste belge, don Gustave Leclerc, j’ai été appelé à diriger la faculté de Droit canonique où j’ai enseigné jusqu’en 1991, non seulement le Droit des mineurs et le Droit international, mais aussi le Droit public ecclésiastique sous deux aspects spécifiques: “Droit constitutionnel de l’Église” et “Rapports entre l’Église et la communauté politique”. Et puis j’ai été appelé à partir de 1978 à enseigner les mêmes disciplines à l’Université Pontificale du Latran.
Un de vos frères salésiens, le père Umberto Fontana, a raconté à Verona Fedele qu’il vous avait connu au début des années Soixante-dix, et il vous a décrit ainsi: «Un véritable salésien... un excellent camarade, qui organisait de matchs de football enflammés et des fêtes champêtres où l’on faisait griller des côtes de porc dans la cour de l’université avec, quelquefois, une bonne bouteille de vin...». La passion pour le football et la bonne chère existait donc déjà...
MGR BERTONE: Bien sûr. Quand je pouvais, j’essayais aussi d’aller au stade olympique de Rome pour suivre les matchs de la Juventus, le club dont je suis tifoso depuis toujours. En ce qui concerne le bon vin, je vous rappelle que je suis piémontais, et que par conséquent je ne peux pas ne pas l’apprécier; mais je dois dire qu’une bonne bière fraîche n’est pas mal non plus, surtout l’été,...
De 1979 à 1985, vous êtes doyen de la Faculté de Droit canonique, de 1987 à 1989 vous êtes recteur adjoint et de 1989 à 1991 recteur de l’Université pontificale salésienne.
MGR BERTONE: J’ai aussi été appelé dans ces années-là à collaborer à la dernière phase de la révision du Code de droit canonique. Ensuite, en particulier, j’ai dirigé le groupe de travail qui a traduit le Code en italien, avec l’approbation de la Conférence épiscopale italienne. Et toujours dans ce domaine, j’ai visité une centaine de diocèses en Italie et à l’étranger pour présenter la «grande discipline de l’Église». En outre, sur la demande de celui qui était à l’époque le cardinal Joseph Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, j’ai aussi suivi la rédaction du Code des canons des Églises orientales promulgué en 1990.
Votre confrère don John Baptist Zen a raconté à l’agence de presse catholique asiatique Ucan que, lorsque vous étiez recteur de l’Université pontificale salésienne, vous avez visité la Chine. Quels souvenirs avez-vous de ce voyage?
MGR BERTONE: C’était en 1990. J’ai visité Hong Kong et Pékin où je me suis arrêté dans la cathédrale pour prier avec mes accompagnateurs. Mais je ne me souviens d’aucune rencontre significative, ni avec les autorités civiles ni avec les évêques de l’Église catholique, qu’ils soient officiels ou clandestins.
Mgr Bertone visite la mission diocésaine de Vercelli à Isiolo, au Kenya, en 1994

Mgr Bertone visite la mission diocésaine de Vercelli à Isiolo, au Kenya, en 1994

Entre-temps, pendant vos années d’enseignement, vous commencez à collaborer avec la Curie romaine...
MGR BERTONE: Oui, de manière informelle au début; ensuite, j’ai commencé par être nommé consulteur de différents dicastères, puis j’ai été appelé en 1989 à faire partie du groupe de recteurs des universités catholiques qui collaboraient à la rédaction de la future constitution apostolique Ex corde Ecclesiæ sur l’identité et la mission de l’université catholique, un document très attendu, spécialement aux États-Unis.
Quand avez-vous fait la connaissance du cardinal Ratzinger?
MGR BERTONE: Si je ne me trompe, ma nomination comme consulteur de la Congrégation pour la doctrine de la foi remonte à 1984; mais j’avais déjà eu l’occasion de connaître celui qui était alors le cardinal Ratzinger, car il se trouvait à Rome depuis 1982.
Ensuite, en 1988, vous avez été inséré dans le groupe d’experts qui ont accompagné le cardinal Ratzinger dans les négociations avec monseigneur Marcel Lefebvre.
MGR BERTONE: Il s’est agi d’une expérience à la fois très laborieuse et intéressante, même si ses résultats n’ont pas été positifs. Je reste en tous cas convaincu qu’il ne sera pas difficile de trouver les moyens adéquats pour y arriver, surtout après l’audience exceptionnelle accordée par Benoît XVI à monseigneur Bernard Fellay l’année dernière, et à condition qu’il y ait, de la part des disciples de Mgr Lefebvre, une volonté sincère de rentrer en pleine communion avec le Saint-Siège.
Et à cette époque, vous collaboriez aussi avec la Secrétairerie d’État?
MGR BERTONE: En 1990, c’est justement à la demande du cardinal Agostino Casaroli, qui a été secrétaire d’État jusqu’au mois de décembre de cette même année, que j’ai participé aux réunions de la Commission européenne de la démocratie à travers le droit, créée par le Conseil de l’Europe. Il s’agissait d’un organisme qui avait pour but de créer un dialogue fructueux entre l’Est et l’Ouest, surtout pour aider les pays qui venaient de se libérer du Rideau de fer à se doter de textes constitutionnels et d’organismes comme la Cour suprême, dignes de la grande tradition juridique européenne.
Le premier août 1991, vous êtes nommé archevêque métropolite de Vercelli par le pape Jean Paul II.
MGR BERTONE: J’ai eu en effet le grand honneur d’être appelé à diriger le plus ancien siège épiscopal du Piémont, comme successeur du grand saint Eusèbe, ami de saint Athanase, avec lequel il a résisté à l’envahissement de la grande hérésie arienne du IVe siècle.
Saint Eusèbe, que vous avez comparé une fois à Don Bosco...
MGR BERTONE: Il existe de nombreuses affinités entre saint Eusèbe et Don Bosco. Il suffit de rappeler les combats que ce dernier a menés contre les déviations et les hérésies qui pullulaient aussi dans le Turin du dix-neuvième siècle, mais aussi sa douceur dans ses contacts avec les gens et même dans ses contacts politiques: Don Bosco était un saint rusé – certains pensent même qu’il l’était trop – dans sa manière de traiter avec les représentants du pouvoir, ne serait-ce que pour obtenir la simple possibilité d’agir pour frayer la voie à la liberté de l’Église. Et là aussi, on trouve des analogies avec Eusèbe.
À propos de politiciens... vous avez été archevêque de Vercelli juste à l’époque de l’enquête “Mains propres”, lorsque les membres du conseil communal ont été mis sous enquête et emprisonnés. Vous avez demandé à cette occasion de pouvoir visiter les administrateurs en prison et vous avez exprimé dans un communiqué toute votre amertume pour les scènes de jubilation qui avaient eu lieu devant la caserne des Gardes de Finances à l’arrivée des personnes arrêtées: «L’illusion d’avoir gagné une bataille pour la justice est pervertie par une euphorie cruelle et par des échauffourées incroyables, indignes d’hommes et de chrétiens cohérents».
MGR BERTONE: Signalons d’ailleurs que quelques administrateurs ont été acquittés par la suite. Je n’aime pas la justice-spectacle, que ce soit dans le domaine ecclésiastique ou civil. Quoiqu’il en soit, j’ai signé à l’époque, en tant que président de la Commission ecclésiale Justice et Paix de la Conférence épiscopale italienne, deux importants documents (Legalità, giustizia e moralità [Légalité, justice et moralité ndr], 1993, et Stato sociale ed educazione alla socialità [État social et éducation à la socialité ndr], 1995) dans lequel était réaffirmée la nécessité d’une honnêteté toujours plus grande dans l’administration de la chose publique.
Vous avez aussi eu, à l’époque où vous étiez archevêque de Vercelli, l’occasion de faire quelques voyages à l’étranger.
MGR BERTONE: J’ai visité les communautés de citoyens de Vercelli aux États-Unis, au Canada et en Amérique du Sud, mais j’ai surtout consolidé le rapport de l’archidiocèse avec la mission d’Isiolo au Kenya – je l’ai visitée plusieurs fois –, en favorisant la création du Vicariat apostolique et en en consacrant le premier évêque, monseigneur Luigi Locati, qui a été sauvagement tué le 14 juillet de l’an dernier, et qui répandu son sang en témoignage de sa foi.
Mgr Bertone, secrétaire de la Congrégation pour la doctrine de la foi, avec le cardinal Joseph Ratzinger, au cours de la conférence de presse de présentation du troisième secret de Fatima, en 2000

Mgr Bertone, secrétaire de la Congrégation pour la doctrine de la foi, avec le cardinal Joseph Ratzinger, au cours de la conférence de presse de présentation du troisième secret de Fatima, en 2000

Le 13 juin 1995, on annonce votre retour à Rome où vous êtes appelé à assister le cardinal Ratzinger comme secrétaire de l’ancien Saint-Office. Quelles ont été vos tâches les plus importantes au cours des sept années passées dans ces fonctions?
MGR BERTONE: Il s’est agi d’années de travail intense, au cours desquelles la Congrégation a publié des documents très importants. Je pense à la déclaration Dominus Iesus, au Règlement pour l’examen des doctrines, aux règles concernant les délits les plus graves réservés à la Congrégation, à la Note doctrinale à propos de certaines questions concernant l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique...
Des documents qui ont suscité des débats et aussi quelques controverses...
MGR BERTONE: Eh oui! Je me souviens que Dominus Iesus a même inspiré les commentaires critiques d’éminentes personnalités, au point que Jean Paul II, après un déjeuner de travail avec les dirigeants de la Congrégation, a décidé de réaffirmer au cours d’un Angelus place Saint-Pierre qu’il avait personnellement voulu et approuvé ce document. Et c’est ce qu’il a fait.
Les missions à l’étranger n’ont pas manqué, au cours de ces années où vous avez été secrétaire de l’ancien Saint-Office...
MGR BERTONE: En effet, j’ai eu la chance d’accompagner le cardinal Ratzinger à l’occasion de deux rencontres importantes: l’une avec les épiscopats latino-américains à Guadalajara, au Mexique, en 1996, et avec ceux de l’Amérique du Nord et de l’Océanie, en 1999, à San Francisco où était évêque William Joseph Levada, qui dirige aujourd’hui la Congrégation. Et puis j’ai dû me rendre en République tchèque pour régler la délicate question des ordinations clandestines d’hommes mariés pendant les années sombres de la persécution communiste.
Les charges spéciales, comme la publication du troisième secret de Fatima ou l’affaire Milingo, n’ont pas manqué...
MGR BERTONE: Il s’agit de deux histoires tout à fait différentes, avec un point commun, c’est qu’elles été suivies par les médias de manière plutôt morbide...
Y a-t-il encore quelque chose qui n’a pas été dit en ce qui concerne Fatima?
MGR BERTONE: Absolument pas. Comme on l’a réaffirmé officiellement, le troisième secret est celui qui a été publié en 2000 et sœur Lucia n’a jamais prédit l’élection ni la mort de Jean Paul Ier, ni établi de relations entre Fatima et les attentats du 11 septembre. J’ai entendu sœur Lucie l’affirmer de mes propres oreilles. Le seul aspect qui pourrait avoir des développements concerne le fait que sœur Lucia a demandé que la prière du rosaire devienne une prière liturgique, mais c’est une autre histoire.
Éminence, cette allusion au rosaire m’amène à vous avouer que vous êtes considéré avec une certaine suspicion dans certains cercles de dévots de la bienheureuse Vierge Marie, à cause de certaines lettres que vous avez envoyées en tant que secrétaire de l’ancien Saint Office et dans lesquelles vous avez rappelé que les pèlerinages officiels des diocèses étaient interdits à Medjugorje; et aussi parce que vous avez révélé que la Conférence épiscopale régionale du Latium a décrété le non constat de soprannaturalitate en ce qui concerne l’affaire bien connue de la Madone de Civitavecchia...
MGR BERTONE: Franchement, il est assez ridicule d’accuser un salésien de manquer de piété mariale. On m’a appris dès l’enfance qu’il fallait toujours s’adresser avec confiance à Sainte Marie Auxiliatrice, et grâce à Dieu, je n’ai jamais perdu cette confiance. Mais ceci ne veut pas dire qu’on peut se passer de respecter toujours, et telle qu’elle est, la position officielle de l’Église sur des questions aussi délicates que les apparitions – vraies ou supposées – de la Sainte Vierge.
Et en ce qui concerne Mgr Emmanuel Milingo? Cela semble une histoire sans fin...
MGR BERTONE: Je n’ai qu’une chose à dire à ce sujet, c’est qu’autant je me suis réjoui de son retour après sa première fuite, autant je suis attristé aujourd’hui par sa seconde chute. J’espère et je prie pour qu’il revienne définitivement et qu’il reprenne sa place dans l’Église catholique. J’ai confié son cas au serviteur de Dieu, le pape Jean-Paul II.
Le 10 décembre 2002, vous êtes nommé archevêque de Gênes et vous faites votre entrée dans la cathédrale Saint-Laurent. Vous vous attendiez à cette nomination?
MGR BERTONE: Je ne m’y attendais pas, mais je l’ai acceptée avec un enthousiasme salésien. J’ai été fier d’avoir l’honneur de diriger un diocèse aussi antique que prestigieux, et de succéder à des pasteurs aussi éminents que le bienheureux Tommaso Reggio ou que le grand Giuseppe Siri...
Dont vous avez immédiatement déclaré que vous vouliez vous en inspirer, même si une de vos premières décisions – aussitôt amplifiée par les médias – a été de vous rendre dans une discothèque et de chanter avec les jeunes la chanson qui dit «Moi, je suis un vagabond... mais il me reste, là-haut, le Seigneur Dieu»...
MGR BERTONE: Il ne s’agissait pas d’une discothèque, mais du Paladonbosco. Or c’est justement Don Bosco qui nous a appris à aller au-devant des jeunes. Et puis la chanson en question, qui n’est certes pas un hymne liturgique, m’a toujours frappé par l’authenticité de son contenu.
Vos années génoises sont marquées par vos nombreuses interventions, qui vous ont valu une certaine visibilité médiatique non seulement au niveau du chef-lieu ligure, mais aussi au niveau national. Je pense par exemple au bruit qu’ont fait les critiques que vous avez émises contre la mode de Halloween et contre le Code de Vinci de Dan Brown, ou encore votre éloge du film The Passion de Mel Gibson, et ainsi de suite... au point que certains ont parlé de votre excessive loquacité...
MGR BERTONE: On m’a parlé de ces critiques, mais elles ne m’ont pas fait beaucoup d’effet, d’autant plus qu’elles ne venaient jamais de mes supérieurs. Et puis je crois que chez les hommes d’Église, une saine franchise évangélique est plus une vertu qu’un vice...
Il est créé cardinal par Jean Paul II, le 21 octobre 2003

Il est créé cardinal par Jean Paul II, le 21 octobre 2003

Vos reportages télévisés à partir de Marassi, le stade de Gênes, sont restés célèbres, comme votre boutade à propos de Sofia Loren: pour elle, avez-vous dit, l’Église pourrait faire une exception en ce qui concerne le clonage... Mais parlons de vos interventions plus sérieuses. Vous avez pris une position très ferme contre la guerre en Irak.
MGR BERTONE: J’ai réaffirmé avec conviction le jugement que Jean Paul II et le Saint-Siège avaient formulé sur la guerre, et la situation actuelle en Irak montre à quel point ce jugement était prophétique. Mais lorsque le pauvre Fabrizio Quattrocchi a été assassiné et que sa famille m’a demandé de célébrer ses obsèques, je n’ai pas hésité et je l’ai fait dans la cathédrale de Gênes. Et ensuite, lorsqu’a été proposé un retrait immédiat de nos troupes en Irak, j’ai averti du danger qu’aurait représenté notre désengagement prématuré pour les populations locales.
Et puis vos jugements sur les rapports économiques et financiers entre le Nord et le Sud du monde ont été particulièrement tranchants...
MGR BERTONE: J’ai repris plusieurs fois le jugement qu’avaient émis d’éminents chercheurs et des épiscopats entiers: les prêts internationaux de la Banque mondiale et du FMI, comme ceux qui se pratiquent de pays à pays, sont désormais arrivés au stade de l’usure et ils devraient être déclarés illégaux. En effet, la dette se change en usure lorsqu’elle lèse le droit inaliénable à la vie et tous ces autres droits qui, loin d’avoir été concédés à l’homme, lui appartiennent par nature. Certains technocrates, en particulier ceux des multinationales, de la Banque mondiale et du Fonds Monétaire, ont imposé aux populations pauvres des conditions inacceptables, comme la stérilisation obligatoire ou l’obligation de fermer les écoles catholiques. On devrait, suivant la doctrine sociale de l’Église, arriver à un capitalisme démocratique populaire, à savoir un système de liberté économique non oligopoliste, qui accueille le plus grand nombre de sujets en leur permettant d’accéder à la créativité et au monde de l’entreprise, et en favorisant un saine concurrence à l’intérieur d’un cadre législatif clair.
Vous êtes aussi intervenu à propos du projet de construire une mosquée à Gênes et vous avez même eu de dures paroles envers un ministre («Certaines personnes devraient être envoyées aux travaux forcés en Cyrénaïque, pour comprendre la vraie valeur du respect») qui avait fait siennes les caricatures contre Mahomet qui ont enflammé le monde islamique.
MGR BERTONE: La question de l’Islam est délicate. J’ai toujours dit qu’il fallait défendre la dignité humaine des musulmans croyants, y compris ceux – de plus en plus nombreux – qui habitent nos régions. Je ne m’oppose donc pas à la construction de mosquées chez nous, même si une certaine réciprocité serait souhaitable pour les chrétiens qui vivent dans les pays musulmans. Je n’ai pas non plus exclu en principe l’hypothèse que la religion islamique soit un jour enseignée dans les écoles italiennes, à condition que cet enseignement soit compatible avec les valeurs constitutionnelles de notre République et qu’il se place dans un cadre législatif comportant un contrôle des contenus et des enseignants analogue à celui qui règlemente l’enseignement de la religion catholique, mais je prévois que ce sera plutôt difficile.
Et puis dès votre arrivée à Gênes, vous avez dû faire face aux polémiques déclenchées par un livre qui accusait l’Église locale d’avoir comploté pour faire fuir toute une série de criminels de guerre nazis en Amérique du Sud.
MGR BERTONE: Pour répondre à ces accusations infamantes, que malheureusement le Secolo XIX a largement reprises, nous avons fait imprimer cinquante mille exemplaires d’une édition spéciale du Settimanale cattolico, composée d’articles qui prouvaient que ces accusations mal intentionnées étaient dépourvues de fondement. De plus, j’ai nommé une Commission historique qui est sur le point d’achever ses travaux et qui, à ma connaissance, prouvera la parfaite transparence des comportements de l’Église génoise de l’époque.
À Gênes, vous avez eu à faire, pour des raisons institutionnelles, à des hommes politiques de différentes appartenances: le maire Giuseppe Pericu, démocrate de gauche, le président de la Province Alessandro Repetto (du parti de la Marguerite), les présidents de la Région Sandro Biasotti (centre-droit) puis Claudio Burlando (centre gauche), l’ancien ministre Claudio Scajola, de Forza Italia... Quelles ont été vos relations avec ces différentes personnalités?
MGR BERTONE: Généralement bonnes, même si, lorsqu’il le fallait, l’Église génoise n’a pas hésité à se faire entendre d’une voix claire et nette. Quoiqu’il en soit, les manifestations d’estime et d’affection des politiciens que vous avez cités m’ont vraiment ému.
Gênes est aussi le diocèse du père Gianni Baget Bozzo et du père Andrea Gallo, à la fois si proches et si éloignés...
MGR BERTONE: L’Église de Gênes est une Église riche d’histoire et de tradition, mais elle est encore vivante aujourd’hui, et les pères Baget Bozzo et Gallo, même s’ils ont des sensibilités différentes, en font partie de plein droit.
Il vous est arrivé, au cours des années passées à Gênes, d’entreprendre plusieurs missions dans différentes parties du monde...
MGR BERTONE: À Gênes, j’ai voulu avant tout visiter toutes les paroisses et toutes les communautés religieuses du diocèse, et je dois dire qu’en trois ans, je les ai presque toutes rencontrées. Et puis j’ai suivi avec le plus grand soin les œuvres sociales et charitables que l’Église génoise exerce avec un grand amour pour la ville, à commencer par l’importante réalité que représentent les hôpitaux Gaslini et Galliera, dont l’archevêque de Gênes est président. Mais Gênes est traditionnellement une ville ouverte au monde, et ceci m’a amené à me rendre en Amérique latine pour visiter les communautés ligures du Pérou et de l’Argentine. Ensuite, j’ai visité la mission diocésaine du barrio Guaricano, à Saint Domingue, et je suis allé à Cuba où nous avons ouvert, à la demande de l’évêque de Santa Clara, une nouvelle mission diocésaine en collaboration avec le diocèse de Chiavari.
Et à Cuba, vous avez aussi rencontré Fidel Castro...
MGR BERTONE: La première chose que j’ai faite à Cuba, c’est de rencontrer l’Église locale, à commencer par l’excellent cardinal de La Havane, Jaime Lucas Ortega y Alamino, ainsi que l’archevêque de Santiago de Cuba et d’autres prélats. Et ensuite, oui, j’ai rencontré Fidel Castro qui avait exprimé le désir de me voir. Il


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