PALESTINE. L’État qui n’existe pas encore
Chroniques de la prison
«Ici, les chrétiens et les musulmans forment un seul peuple». Rencontre avec le père Manuel Musallam, le seul prêtre catholique de rite latin à Gaza
par Manuel Musallam
Il est là avec les
Rosary Sisters, les Petites Sœurs de Jésus, les sœurs de
Mère Teresa, et c’est tout. Comme prêtre catholique de
rite latin, il n’y a que lui, le père Manuel Musallam.
Né en 1938, à Bi’r Zayt, près de
Jérusalem, il a fait ses études au séminaire de Bayt
Jala et est devenu prêtre en 1963. Il a été à la
tête de paroisses en Jordanie puis à Jenin et enfin, depuis
1993, à Gaza – où se trouve une unique paroisse, celle
de la Sainte Famille, The Holy Family CHURH, qui remonte à 1747. Le
père Manuel circule armé de sa seule énergie de
– appelons-la ainsi – prêtre de frontière, et de
sa très active patience. Mais après la fermeture des
frontières avec Israël et plus encore après la guerre au
Liban et les actions militaires – jamais terminées –
dans les Territoires occupés, on peut dire sans se tromper que celui
qui vit à Gaza, innocent ou coupable, est déjà proche
de l’enfer, où l’on meurt au jour le jour.
Le père Musallam mène son combat en décrivant à des milliers de personnes, par courrier électronique, sans censure, ce qui se passe en ce moment. Ce qui suit est en revanche ce qu’il nous a confié lors d’un long entretien.
Ce point de vue authentiquement palestinien, exprimé avec spontanéité, peut nous servir à mieux comprendre la situation.
Giovanni Cubeddu
Nous habitons tous dans une
grande prison, Gaza. Vous pouvez imaginer l’état
d’esprit d’un pays retenu dans les chaînes. Et pas
seulement dans un sens figuré: environ la moitié de la
population palestinienne est passée par les prisons
israéliennes. Les frontières sont fermées depuis
très longtemps. De plus, les arrivages de nourriture peuvent
être bloqués au check point à tout moment et l’on vit en permanence avec la
pénible impression que l’on peut se retrouver, du jour au
lendemain, sans plus rien à manger. L’énergie
électrique manque. Vivre un jour sans électricité,
c’est déjà un problème, imaginez ce que
c’est quand elle manque pendant des mois et des mois, jour et nuit,
dans les maisons, les écoles, les magasins, les
hôpitaux… Dans une vie normale, à la fin d’une
journée de travail, une famille peut se retrouver, manger ensemble,
éventuellement recevoir des amis. Ici, non. Les enfants, par
exemple, comme vous le savez, ont peur du noir, ils ne passent plus
librement d’une pièce à l’autre et, à tout
bruit venant de l’extérieur, ils se mettent à courir.
Ils peuvent ainsi se cogner contre un mur dans l’obscurité et
se faire mal. Il est même arrivé,
et il arrive toujours, qu’ils se cassent un bras ou une jambe. De
temps en temps, dans les maisons de Gaza, on entend des enfants hurler et
pleurer, sans motif apparent et sans que l’on puisse comprendre ce
qui se passe en eux.
Dans notre mentalité, l’obscurité est le lieu du démon, des fantômes, des peurs.
Et quand l’électricité revient, peut-être pour trois ou quatre heures, les avions israéliens à pilotage automatique nous survolent. Ces appareils perturbent, entre autres, les émissions de télévision et nous empêchent de nous “évader” au moins un peu. C’est une exaspération continuelle qui engendre une mauvaise humeur constante, profonde. On sent à Gaza que tout le monde est en colère, les gens souvent hurlent au lieu de parler, ils deviennent facilement violents entre eux.
L’eau courante manque. Nous sommes habitués à aller chercher l’eau au puits pour boire, nous laver, dans la mesure du possible…
Et maintenant il y a aussi les grèves. Depuis six mois les fonctionnaires ne reçoivent plus leur salaire. Ils n’ont droit qu’à de petits acomptes et ils n’arrivent plus à vivre. Les professeurs se sont ainsi mis en grève si bien que les enfants ne sont pas allés à l’école. Et puis généralement, quand un élève peut aller à l’école, il n’a pas d’argent pour acheter ses livres, payer les moyens de transport, ce qui l’oblige à marcher pendant trois ou quatre heures pour aller en classe. Et bien sûr, il n’a pas non plus d’argent pour s’acheter un goûter ou une friandise à l’école. Comment peut-on enseigner à un enfant dans ces conditions?
Ce drame est général à Gaza.
En plus de tout cela, nous avons une menace qui nous vient du ciel, les bombardements. Un bombardement ici, un autre là, hier ils ont tué quelqu’un, aujourd’hui quelqu’un d’autre. Pensez qu’il y a beaucoup de familles qui ne se retrouvent désormais que dans les cimetières, et très souvent… parce que chaque famille a un martyr. Comment un pays peut-il vivre longtemps dans une telle situation? Un jour, cela va exploser et nous sentons que ce jour approche. La violence est entrée aussi dans l’esprit des enfants, elle a déjà envahi celui des familles et elle est présente dans les livres de classe.
Aujourd’hui, quand un enfant lit quelque chose, il cherche avant tout à trouver les passages qui parlent de défis, de combats, de meurtres. Il y a quelques jours, un élève de mon école est venu m’apporter des poésies qu’il avait écrites en arabe et en anglais. Il me les a offertes: «Père, s’il vous plaît, lisez-les», m’a-t-il dit. Je tiens beaucoup à suivre ce jeune garçon à l’école, il est sympathique, intelligent, il est en quatrième. Mais tout ce qu’il a écrit est marqué par le pessimisme, la peur et le désir de mourir, d’en finir avec cette vie. Mourir finalement… pour lui l’amour, la beauté n’existent pas, la vie n’a plus de sens. Je ne suis pas arrivé à trouver un seul mot heureux dans ces pages. Je les ai données aux professeurs pour qu’ils en fassent des photocopies. Ils veulent que j’appelle ce garçon et que je lui parle.
Il n’est pas le seul, tous ceux de son âge traversent de telles difficultés. Ce ne sont que des gamins, des enfants… pourquoi devons-nous encore assister à ce drame, à l’occupation? Le monde n’est-il pas suffisamment convaincu que réduire un pays à la faim, à la violence, à la prison est un crime de guerre? Il ne comprend pas cela? On le comprendra quand éclatera à nouveau la guerre, une guerre que les Palestiniens ne veulent pas (même quand ils vont à la rencontre de la mort, ils le font pour se libérer eux-mêmes).
Je vais vous raconter une histoire vraie qui est
arrivée à Gaza, non loin de ma paroisse. Un garçon de
seize ans qui vivait dans une famille nombreuse sans travail, avait vu un
jour, en sortant de chez lui, sa sœur demander l’aumône
à l’entrée d’une mosquée. Il est
rentré chez lui, a écrit une brève lettre à son
père et à sa mère. Après quoi, il est
allé attaquer un poste militaire israélien à la
frontière. Il est allé au-devant de la mort. Trois heures
plus tard il a été ramené, mort, sur une
civière. C’est alors qu’a été
découverte la lettre qu’il avait écrite:
«Père, Mère, je vous aime. Je voulais vivre pour la
Palestine mais je vous ai vengés. J’ai exposé ma vie,
je me suis tué pour vous faire
économiser un morceau de pain pour l’un de mes frères.
Maintenant vous n’êtes plus dix mais neuf. Maintenant vous
pouvez donner à manger à tous dans la famille». Ce
n’est pas une histoire unique, il y en a d’autres, tous les
jours.
Ce jeune homme est-il un terroriste? Dans les Territoires occupés, nous nous trouvons devant un crime historique contre un peuple entier, dont la plus grande partie est constituée d’enfants, de femmes, de personnes âgées, tous innocents et punis parce qu’ils vivent à Gaza. Qui devrait les protéger, devant la réclusion qu’impose aujourd’hui l’État d’Israël? Beaucoup de Palestiniens ne voient plus désormais d’autre alternative que l’esclavage ou la mort.
J’ai été élevé dans le culte de la paix, je vis pour la paix, je prêche la paix et tout ce que j’ai reçu de beau de ma famille et de ma foi fait que je ne peux jamais être violent. Mais quand j’ai devant moi mon peuple, mes fidèles dans l’église, que puis-je leur dire? Je continue à leur demander de supporter. La souffrance, nous, chrétiens, nous pouvons l’accepter avec l’aide du Seigneur. Mais si cette souffrance dépasse la limite, dans une situation comme celle-là… à un prêtre aussi les mots viennent à manquer. Patience, acceptation… Toute la communauté, les sœurs présentes comprises, me demande: «Jusqu’à quand?». Nous n’avons devant nous aucune lumière, même très lointaine, qui nous permette de dire: «Là il y a la terre ferme où nous serons saufs».
Les Palestiniens voient que la communauté internationale refuse de parler avec eux. Nous, nous n’avons pas menacé Israël, au contraire. Aujourd’hui il y a malheureusement un soldat israélien, Gilad Shalit, tenu en otage, prisonnier, tandis qu’Israël détient dix mille Palestiniens, parmi lesquels se trouvent des ministres, des parlementaires… En Israël il y a des gens qui parlent de Shalit comme si une guerre mondiale allait éclater. C’est ce qu’ils ont fait au Liban. Pour deux soldats ils ont détruit le Liban. Si deux soldats sont si chers au cœur d’Israël, pourquoi toutes ces personnes ne devraient-elles pas l’être pour les Palestiniens? Nous sommes tous des personnes comme ces Palestiniens.
J’ai peur qu’en Israël on ne soit pas en train de préparer une période de paix. On ne prépare pas la paix de cette façon mais par le développement, la bienfaisance, le travail, le bien-être. La guerre, au contraire, on peut la décider sur le papier: il suffit de fermer les frontières et d’envoyer les avions. Pour la guerre il suffit d’un instant. La paix, c’est comme un enfant qui doit commencer par être conçu dans le sein de sa mère, dans le cœur d’une nation, puis qui doit être mis au monde et suivi à chaque instant, faute de quoi il meurt.
Je suis né en Palestine en 1938 et depuis cette date je n’ai jamais vu ici un jour de paix, pas un seul.
Ici, les chrétiens sont arabes et font partie de la nation palestinienne. Et il n’y a pas de différence entre chrétiens et musulmans: nous vivons ensemble, mangeons ensemble, travaillons ensemble. Dans les écoles catholiques de Gaza, dont je suis directeur, il y a mille deux cents élèves et plus de quatre-vingt enseignants. Ce sont des écoles mixtes comprenant des chrétiens et des musulmans, des garçons et des filles. Il n’y a que cent quarante-trois chrétiens, tous les autres sont musulmans. Hier, j’ai assisté à un mariage entre musulmans près de notre école, je leur ai offert notre électricité pour la fête, à laquelle étaient aussi présents quelques chrétiens. De même les musulmans viennent eux aussi à nos mariages, à nos baptêmes, ils viennent à l’église dans des occasions particulières. Quand Sa Béatitude le patriarche de Jérusalem, Michel Sabbah, est venu à Gaza, les musulmans lui ont réservé un excellent accueil et nous avons déjeuné ensemble. Quand le délégué apostolique Mgr Antonio Franco est venu à Gaza – comme délégué spécial de Sa Sainteté – pour apporter son soutien et faire savoir que le Pape est proche de nous et prie pour nous, le 20 août dernier, il a été accueilli par toute la population, il y avait même des ministres du gouvernement Hamas, des parlementaires, des musulmans et des chrétiens. Certains d’entre eux, comme le gouverneur de Gaza, sont même venus à l’église. Le délégué, Mgr Franco, a été reçu par les chefs religieux musulmans et a pu visiter la grande mosquée de Gaza qui, à l’origine, était une église.
Laissez-moi dire quelque chose de la vie de foi, ce qui compte le plus.
Il y a eu cette année des rencontres spéciales de prière: pendant l’été, du début de mai jusqu’à la mi-août, pendant trois mois et demi, chaque jour, nous avons célébré la messe en présence de cinquante personnes environ et nous avons chaque fois expliqué un psaume, jusqu’au Psaume 74. Les chrétiens ne sont pas nombreux, les catholiques sont environ deux cents, les orthodoxes trois mille, plus une petite représentation de baptistes.
C’est une petite communauté, mais nous sommes respectés, aimés de nos voisins musulmans, nous sommes les bienvenus dans leurs maisons. Il n’y a jamais eu de menaces contre nous, nous sommes amis, je suis même ami du premier ministre. Nous ne demandons aucune aide extérieure pour notre protection, nous sommes protégés par le peuple lui-même, notre peuple qui est un. Voilà la situation. Si nous avons peur, comme tout le monde, c’est parce que la police ne parvient pas encore à gérer la situation. Nous vivons tous ensemble à Gaza comme dans une prison, comme si nous étions en punition, mais jusqu’à présent nous n’avons pas perdu notre foi, notre espérance, notre charité.
Le dimanche, l’église est pleine: les fidèles aiment prier, écouter la parole de Dieu, ils la désirent. Il suffit aux chrétiens d’entendre dire qu’il y a une rencontre à l’église orthodoxe ou qu’un prêtre catholique prêchera quelque part et ils y vont tous. Ils nous suivent.
J’ai été nommé par le président de l’Autorité nationale palestinienne, Abou Mazen, à la tête du Département pour les chrétiens du Ministère des Affaires étrangères – qui comprend aussi des départements pour les juifs et pour les musulmans. Ainsi, tous les quinze jours, j’écris une brève note et je l’envoie par courrier électronique à environ dix mille adresses de personnes, paroisses etc., dans le monde entier. Ceux qui la reçoivent peuvent faire usage des textes et de tout ce que j’envoie et, s’il y a des questions, nous répondons. On peut nous aider de mille façons: en parlant de nous, en priant pour nous, en contribuant à la construction d’écoles, à l’organisation de cours pour les élèves, en adoptant un élève ou une famille: si trois ou quatre personnes à l’étranger se mettent ensemble et donnent, par exemple, une centaine de dollars par mois, soit quatre-vingt euros, une famille à Gaza aura de quoi vivre. Et on peut même, avec dix dollars seulement, changer pour un jour le visage d’une classe d’enfants, on peut rendre ces enfants heureux, semer la joie, encourager les jeunes et leurs familles à vivre. Toute l’Église doit aider les chrétiens d’ici à survivre afin que nous aidions les musulmans à construire notre État.
Le nombre des chrétiens n’augmente pas, pas même avec les nouvelles naissances, parce que beaucoup d’entre eux quittent le pays. Si les chrétiens de Palestine ne reçoivent pas d’aide, ils vont diminuer jusqu’à disparaître. Regardez Jérusalem: il y avait en 1967 environ soixante mille chrétiens, ils ne sont plus que sept mille. C’est crucial. Je remercie Dieu que l’on m’ait mis à la tête de ce Département pour les affaires chrétiennes, parce que cela me rend libre de parler officiellement au nom de mes fidèles et de demander justice, paix, nourriture et liberté.
Et voilà qu’a éclaté cette
polémique contre les paroles du Pape sur l’islam.
Les chrétiens à Gaza font partie du peuple de la Palestine. Et ils ne craignent pas d’être agressés par les musulmans dont la majorité est totalement hostile à des actions contre les chrétiens. Les musulmans nous connaissent très bien et nous avons même des amis dans le Hamas. Le 18 septembre, au cœur de la virulente diatribe contre le discours du Pape, j’ai rendu visite avec un groupe de chrétiens au muphti de Gaza et nous avons parlé pendant deux heures. Nous sommes sortis contents parce que le muphti nous a promis de ramener au calme tous ceux qui, dans les mosquées, essaient de dire du mal des chrétiens. Le gouvernement, le premier ministre, le parti Fatah et le gouverneur de Gaza sont déjà intervenus à plusieurs reprises pour calmer les esprits. Le gouverneur de Gaza, accompagné par les responsables de différents partis politiques et par de nombreux membres du Parlement palestinien, est venu à la paroisse nous apporter son soutien. Le 19 septembre, nous avons rendu sa visite au gouverneur. Nous étions heureux de l’écouter et d’apprendre combien de fois il avait déjà écrit dans les journaux en notre faveur. Le même jour, j’ai appelé les bureaux du premier ministre Hanyieh et ils m’ont assuré de leur appui. Le ministre de l’Intérieur avait déjà, dès le premier moment, envoyé des policiers pour protéger vingt-quatre heures sur vingt-quatre les églises et les écoles, mais personne n’a essayé de s’en prendre à notre église ou à nos écoles (quelques jeunes ont bien lancé sur l’église orthodoxe des bombes “sonores” qu’ils avaient fabriquées eux-mêmes, mais cela n’a eu aucune conséquence).
Le calme règne. La police assure la surveillance des lieux de culte et des écoles, il n’y a pas de danger pour les chrétiens, même si nous lisons ici ou là des menaces qui sont, en fait, sans fondement. En tant que chrétiens, nous voyons que le Saint-Père a abordé un sujet qui nous a exposé à des dangers, mais nous sommes convaincus qu’en ce qui concerne les accusations qui ont été portées contre lui, il est innocent. Il a exprimé le juste point de vue de l’Église mais il a semblé clair aux musulmans qu’il attaquait le Coran et leur foi. En tant que chrétiens de ce pays difficile, nous soutenons nos fidèles contre ceux qui exploitent à leurs propres fins les propos du Pape et nous demandons au Pape d’avoir à côté de lui un conseiller qui vienne de ce pays, parce qu’il ne suffit pas d’étudier l’islam à l’université, il faut en avoir l’expérience dans la vie quotidienne pour éviter dans l’avenir tout type de conflit. Nous demandons au Seigneur de nous aider dans cette situation et nous prions pour le Pape.
On dit que Benoît XVI pourrait venir en visite en Israël l’année prochaine, en 2007. J’ai déjà écrit une lettre au Pape à ce sujet et je l’ai invité au nom des musulmans et des chrétiens. Il a lui, justement, le 20 août dernier, envoyé un délégué spécial à Gaza et nous a de la sorte encouragés. Nous serons très heureux de trouver quelqu’un qui se joigne à nous dans cette invitation.
Ce serait vraiment beau d’avoir le Pape à Gaza.
Le père Musallam mène son combat en décrivant à des milliers de personnes, par courrier électronique, sans censure, ce qui se passe en ce moment. Ce qui suit est en revanche ce qu’il nous a confié lors d’un long entretien.
Ce point de vue authentiquement palestinien, exprimé avec spontanéité, peut nous servir à mieux comprendre la situation.
Giovanni Cubeddu
Le désespoir de la famille d’un Palestinien tué par les forces israéliennes à Gaza, le 30 août 2006
Dans notre mentalité, l’obscurité est le lieu du démon, des fantômes, des peurs.
Et quand l’électricité revient, peut-être pour trois ou quatre heures, les avions israéliens à pilotage automatique nous survolent. Ces appareils perturbent, entre autres, les émissions de télévision et nous empêchent de nous “évader” au moins un peu. C’est une exaspération continuelle qui engendre une mauvaise humeur constante, profonde. On sent à Gaza que tout le monde est en colère, les gens souvent hurlent au lieu de parler, ils deviennent facilement violents entre eux.
L’eau courante manque. Nous sommes habitués à aller chercher l’eau au puits pour boire, nous laver, dans la mesure du possible…
Et maintenant il y a aussi les grèves. Depuis six mois les fonctionnaires ne reçoivent plus leur salaire. Ils n’ont droit qu’à de petits acomptes et ils n’arrivent plus à vivre. Les professeurs se sont ainsi mis en grève si bien que les enfants ne sont pas allés à l’école. Et puis généralement, quand un élève peut aller à l’école, il n’a pas d’argent pour acheter ses livres, payer les moyens de transport, ce qui l’oblige à marcher pendant trois ou quatre heures pour aller en classe. Et bien sûr, il n’a pas non plus d’argent pour s’acheter un goûter ou une friandise à l’école. Comment peut-on enseigner à un enfant dans ces conditions?
Dans les Territoires occupés, nous nous trouvons devant un crime historique contre un peuple entier, dont la plus grande partie est constituée d’enfants, de femmes,
de personnes âgées, tous innocents et punis parce qu’ils vivent à Gaza
Et comment peut-on parler à une famille qui
n’a pas de nourriture, d’eau,
d’électricité, de salaire? Aujourd’hui, les
familles de Gaza sont obligées de mendier. Mais mendier
auprès de qui? Il n’y a personne qui soit en mesure de donner
quelque chose. Dans les magasins, on achète la nourriture à
crédit. Et le marchand peut accepter d’être payé
quelques jours ou même quelques semaines plus tard, mais il ne peut
attendre six mois…
Ce drame est général à Gaza.
En plus de tout cela, nous avons une menace qui nous vient du ciel, les bombardements. Un bombardement ici, un autre là, hier ils ont tué quelqu’un, aujourd’hui quelqu’un d’autre. Pensez qu’il y a beaucoup de familles qui ne se retrouvent désormais que dans les cimetières, et très souvent… parce que chaque famille a un martyr. Comment un pays peut-il vivre longtemps dans une telle situation? Un jour, cela va exploser et nous sentons que ce jour approche. La violence est entrée aussi dans l’esprit des enfants, elle a déjà envahi celui des familles et elle est présente dans les livres de classe.
Aujourd’hui, quand un enfant lit quelque chose, il cherche avant tout à trouver les passages qui parlent de défis, de combats, de meurtres. Il y a quelques jours, un élève de mon école est venu m’apporter des poésies qu’il avait écrites en arabe et en anglais. Il me les a offertes: «Père, s’il vous plaît, lisez-les», m’a-t-il dit. Je tiens beaucoup à suivre ce jeune garçon à l’école, il est sympathique, intelligent, il est en quatrième. Mais tout ce qu’il a écrit est marqué par le pessimisme, la peur et le désir de mourir, d’en finir avec cette vie. Mourir finalement… pour lui l’amour, la beauté n’existent pas, la vie n’a plus de sens. Je ne suis pas arrivé à trouver un seul mot heureux dans ces pages. Je les ai données aux professeurs pour qu’ils en fassent des photocopies. Ils veulent que j’appelle ce garçon et que je lui parle.
Il n’est pas le seul, tous ceux de son âge traversent de telles difficultés. Ce ne sont que des gamins, des enfants… pourquoi devons-nous encore assister à ce drame, à l’occupation? Le monde n’est-il pas suffisamment convaincu que réduire un pays à la faim, à la violence, à la prison est un crime de guerre? Il ne comprend pas cela? On le comprendra quand éclatera à nouveau la guerre, une guerre que les Palestiniens ne veulent pas (même quand ils vont à la rencontre de la mort, ils le font pour se libérer eux-mêmes).
Le père Manuel Musallam pendant qu’il célèbre la messe dans la paroisse de la Sainte-Famille, à Gaza
Ce jeune homme est-il un terroriste? Dans les Territoires occupés, nous nous trouvons devant un crime historique contre un peuple entier, dont la plus grande partie est constituée d’enfants, de femmes, de personnes âgées, tous innocents et punis parce qu’ils vivent à Gaza. Qui devrait les protéger, devant la réclusion qu’impose aujourd’hui l’État d’Israël? Beaucoup de Palestiniens ne voient plus désormais d’autre alternative que l’esclavage ou la mort.
J’ai été élevé dans le culte de la paix, je vis pour la paix, je prêche la paix et tout ce que j’ai reçu de beau de ma famille et de ma foi fait que je ne peux jamais être violent. Mais quand j’ai devant moi mon peuple, mes fidèles dans l’église, que puis-je leur dire? Je continue à leur demander de supporter. La souffrance, nous, chrétiens, nous pouvons l’accepter avec l’aide du Seigneur. Mais si cette souffrance dépasse la limite, dans une situation comme celle-là… à un prêtre aussi les mots viennent à manquer. Patience, acceptation… Toute la communauté, les sœurs présentes comprises, me demande: «Jusqu’à quand?». Nous n’avons devant nous aucune lumière, même très lointaine, qui nous permette de dire: «Là il y a la terre ferme où nous serons saufs».
Les Palestiniens voient que la communauté internationale refuse de parler avec eux. Nous, nous n’avons pas menacé Israël, au contraire. Aujourd’hui il y a malheureusement un soldat israélien, Gilad Shalit, tenu en otage, prisonnier, tandis qu’Israël détient dix mille Palestiniens, parmi lesquels se trouvent des ministres, des parlementaires… En Israël il y a des gens qui parlent de Shalit comme si une guerre mondiale allait éclater. C’est ce qu’ils ont fait au Liban. Pour deux soldats ils ont détruit le Liban. Si deux soldats sont si chers au cœur d’Israël, pourquoi toutes ces personnes ne devraient-elles pas l’être pour les Palestiniens? Nous sommes tous des personnes comme ces Palestiniens.
J’ai peur qu’en Israël on ne soit pas en train de préparer une période de paix. On ne prépare pas la paix de cette façon mais par le développement, la bienfaisance, le travail, le bien-être. La guerre, au contraire, on peut la décider sur le papier: il suffit de fermer les frontières et d’envoyer les avions. Pour la guerre il suffit d’un instant. La paix, c’est comme un enfant qui doit commencer par être conçu dans le sein de sa mère, dans le cœur d’une nation, puis qui doit être mis au monde et suivi à chaque instant, faute de quoi il meurt.
Je suis né en Palestine en 1938 et depuis cette date je n’ai jamais vu ici un jour de paix, pas un seul.
Ici, les chrétiens sont arabes et font partie de la nation palestinienne. Et il n’y a pas de différence entre chrétiens et musulmans: nous vivons ensemble, mangeons ensemble, travaillons ensemble. Dans les écoles catholiques de Gaza, dont je suis directeur, il y a mille deux cents élèves et plus de quatre-vingt enseignants. Ce sont des écoles mixtes comprenant des chrétiens et des musulmans, des garçons et des filles. Il n’y a que cent quarante-trois chrétiens, tous les autres sont musulmans. Hier, j’ai assisté à un mariage entre musulmans près de notre école, je leur ai offert notre électricité pour la fête, à laquelle étaient aussi présents quelques chrétiens. De même les musulmans viennent eux aussi à nos mariages, à nos baptêmes, ils viennent à l’église dans des occasions particulières. Quand Sa Béatitude le patriarche de Jérusalem, Michel Sabbah, est venu à Gaza, les musulmans lui ont réservé un excellent accueil et nous avons déjeuné ensemble. Quand le délégué apostolique Mgr Antonio Franco est venu à Gaza – comme délégué spécial de Sa Sainteté – pour apporter son soutien et faire savoir que le Pape est proche de nous et prie pour nous, le 20 août dernier, il a été accueilli par toute la population, il y avait même des ministres du gouvernement Hamas, des parlementaires, des musulmans et des chrétiens. Certains d’entre eux, comme le gouverneur de Gaza, sont même venus à l’église. Le délégué, Mgr Franco, a été reçu par les chefs religieux musulmans et a pu visiter la grande mosquée de Gaza qui, à l’origine, était une église.
Ici, à Gaza nous refusons
de faire une distinction entre musulmans et chrétiens. Aujourd’hui tout le monde souffre
en même temps…
Les chrétiens
à Gaza font partie
du peuple de la Palestine.
Et ils ne craignent pas d’être agressés par les musulmans dont la majorité est totalement hostile à des actions contre les chrétiens
Ici, à Gaza, nous refusons de faire une
distinction entre musulmans et chrétiens. Aujourd’hui, la
nation palestinienne tout entière, le peuple de Palestine, tout le
monde souffre en même temps, partage les mêmes peurs.
Laissez-moi dire quelque chose de la vie de foi, ce qui compte le plus.
Il y a eu cette année des rencontres spéciales de prière: pendant l’été, du début de mai jusqu’à la mi-août, pendant trois mois et demi, chaque jour, nous avons célébré la messe en présence de cinquante personnes environ et nous avons chaque fois expliqué un psaume, jusqu’au Psaume 74. Les chrétiens ne sont pas nombreux, les catholiques sont environ deux cents, les orthodoxes trois mille, plus une petite représentation de baptistes.
C’est une petite communauté, mais nous sommes respectés, aimés de nos voisins musulmans, nous sommes les bienvenus dans leurs maisons. Il n’y a jamais eu de menaces contre nous, nous sommes amis, je suis même ami du premier ministre. Nous ne demandons aucune aide extérieure pour notre protection, nous sommes protégés par le peuple lui-même, notre peuple qui est un. Voilà la situation. Si nous avons peur, comme tout le monde, c’est parce que la police ne parvient pas encore à gérer la situation. Nous vivons tous ensemble à Gaza comme dans une prison, comme si nous étions en punition, mais jusqu’à présent nous n’avons pas perdu notre foi, notre espérance, notre charité.
Le dimanche, l’église est pleine: les fidèles aiment prier, écouter la parole de Dieu, ils la désirent. Il suffit aux chrétiens d’entendre dire qu’il y a une rencontre à l’église orthodoxe ou qu’un prêtre catholique prêchera quelque part et ils y vont tous. Ils nous suivent.
J’ai été nommé par le président de l’Autorité nationale palestinienne, Abou Mazen, à la tête du Département pour les chrétiens du Ministère des Affaires étrangères – qui comprend aussi des départements pour les juifs et pour les musulmans. Ainsi, tous les quinze jours, j’écris une brève note et je l’envoie par courrier électronique à environ dix mille adresses de personnes, paroisses etc., dans le monde entier. Ceux qui la reçoivent peuvent faire usage des textes et de tout ce que j’envoie et, s’il y a des questions, nous répondons. On peut nous aider de mille façons: en parlant de nous, en priant pour nous, en contribuant à la construction d’écoles, à l’organisation de cours pour les élèves, en adoptant un élève ou une famille: si trois ou quatre personnes à l’étranger se mettent ensemble et donnent, par exemple, une centaine de dollars par mois, soit quatre-vingt euros, une famille à Gaza aura de quoi vivre. Et on peut même, avec dix dollars seulement, changer pour un jour le visage d’une classe d’enfants, on peut rendre ces enfants heureux, semer la joie, encourager les jeunes et leurs familles à vivre. Toute l’Église doit aider les chrétiens d’ici à survivre afin que nous aidions les musulmans à construire notre État.
Le nombre des chrétiens n’augmente pas, pas même avec les nouvelles naissances, parce que beaucoup d’entre eux quittent le pays. Si les chrétiens de Palestine ne reçoivent pas d’aide, ils vont diminuer jusqu’à disparaître. Regardez Jérusalem: il y avait en 1967 environ soixante mille chrétiens, ils ne sont plus que sept mille. C’est crucial. Je remercie Dieu que l’on m’ait mis à la tête de ce Département pour les affaires chrétiennes, parce que cela me rend libre de parler officiellement au nom de mes fidèles et de demander justice, paix, nourriture et liberté.
La recherche de survivants dans les décombres d’un immeuble bombardé par les Israéliens à Gaza, le 12 juillet 2006
Les chrétiens à Gaza font partie du peuple de la Palestine. Et ils ne craignent pas d’être agressés par les musulmans dont la majorité est totalement hostile à des actions contre les chrétiens. Les musulmans nous connaissent très bien et nous avons même des amis dans le Hamas. Le 18 septembre, au cœur de la virulente diatribe contre le discours du Pape, j’ai rendu visite avec un groupe de chrétiens au muphti de Gaza et nous avons parlé pendant deux heures. Nous sommes sortis contents parce que le muphti nous a promis de ramener au calme tous ceux qui, dans les mosquées, essaient de dire du mal des chrétiens. Le gouvernement, le premier ministre, le parti Fatah et le gouverneur de Gaza sont déjà intervenus à plusieurs reprises pour calmer les esprits. Le gouverneur de Gaza, accompagné par les responsables de différents partis politiques et par de nombreux membres du Parlement palestinien, est venu à la paroisse nous apporter son soutien. Le 19 septembre, nous avons rendu sa visite au gouverneur. Nous étions heureux de l’écouter et d’apprendre combien de fois il avait déjà écrit dans les journaux en notre faveur. Le même jour, j’ai appelé les bureaux du premier ministre Hanyieh et ils m’ont assuré de leur appui. Le ministre de l’Intérieur avait déjà, dès le premier moment, envoyé des policiers pour protéger vingt-quatre heures sur vingt-quatre les églises et les écoles, mais personne n’a essayé de s’en prendre à notre église ou à nos écoles (quelques jeunes ont bien lancé sur l’église orthodoxe des bombes “sonores” qu’ils avaient fabriquées eux-mêmes, mais cela n’a eu aucune conséquence).
Le calme règne. La police assure la surveillance des lieux de culte et des écoles, il n’y a pas de danger pour les chrétiens, même si nous lisons ici ou là des menaces qui sont, en fait, sans fondement. En tant que chrétiens, nous voyons que le Saint-Père a abordé un sujet qui nous a exposé à des dangers, mais nous sommes convaincus qu’en ce qui concerne les accusations qui ont été portées contre lui, il est innocent. Il a exprimé le juste point de vue de l’Église mais il a semblé clair aux musulmans qu’il attaquait le Coran et leur foi. En tant que chrétiens de ce pays difficile, nous soutenons nos fidèles contre ceux qui exploitent à leurs propres fins les propos du Pape et nous demandons au Pape d’avoir à côté de lui un conseiller qui vienne de ce pays, parce qu’il ne suffit pas d’étudier l’islam à l’université, il faut en avoir l’expérience dans la vie quotidienne pour éviter dans l’avenir tout type de conflit. Nous demandons au Seigneur de nous aider dans cette situation et nous prions pour le Pape.
On dit que Benoît XVI pourrait venir en visite en Israël l’année prochaine, en 2007. J’ai déjà écrit une lettre au Pape à ce sujet et je l’ai invité au nom des musulmans et des chrétiens. Il a lui, justement, le 20 août dernier, envoyé un délégué spécial à Gaza et nous a de la sorte encouragés. Nous serons très heureux de trouver quelqu’un qui se joigne à nous dans cette invitation.
Ce serait vraiment beau d’avoir le Pape à Gaza.