Pierre, nous sommes avec toi
par le cardinal Alexandre do Nascimento
Combien de fois ai-je vu le cardinal préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi traverser la place Saint-Pierre! Son passage ne dérangeait personne et n’éveillait pas particulièrement l’attention: les enfants couraient derrière les pigeons, sous le regard de leurs mères et de leurs grands-mères.
Oui, cette douceur et cette discrétion étaient déjà remarquables en cette lointaine année 1965, pendant le Concile: le jeune théologien qui accompagnait le cardinal Frings faisait déjà partie des experts les plus en vue. Yves Congar n’a pas caché l’apport positif que constituait l’attitude constructive de Ratzinger au milieu des tensions qui ne manquent jamais partout où il y a des hommes... C’est alors que le père Congar a écrit ces mots significatifs: «Heureusement, il y a Ratzinger. Lui, il est raisonnable, modeste, désintéressé; en fait, c’est quelqu’un de serviable...» (Mon journal du Concile, I, Éditions du Cerf, Paris 2002, p. 355).
Je l’ai connu avant qu’il ne devienne Pape et il est arrivé que nous nous adressions la parole ou que nous travaillions ensemble dans les réunions de quelque Congrégation romaine. Je gardais naturellement une nécessaire réserve: en effet, je n’ignorais pas son remarquable cursus honorum académique, ni sa compétence reconnue, et pas seulement dans son Allemagne natale. Parmi tant d’autres charges prestigieuses, il a même été membre de l’Institut de France, où il a succédé à Sacharov. À l’occasion de cette nomination, le cardinal a parlé de son grand intérêt pour la littérature française, non seulement pour les classiques (ce qui va de soi), mais aussi pour les auteurs plus récents, ceux de notre âge et que nous pouvons considérer sans trop de présomption comme nos frères aînés. En effet, dans la période comprise entre 1930 et 1970, la France a eu une série d’auteurs qui sont sa gloire mais qui sont aussi celle du catholicisme. Je n’en citerai que quelques-uns: Paul Claudel, Jacques Maritain, Françoise Mauriac, Georges Bernanos, Emmanuel Mounier.
Homme d’études et de réflexion, le professeur Ratzinger a nécessairement un besoin vital de silence et de solitude. Il a besoin de cet espace intérieur d’abord pour le remplir par la prière, par le dialogue avec Dieu, qui doit être servi le premier. Car Sa présence dans le cœur humain constitue ce milieu divin dont parle Teilhard de Chardin et sans lequel l’âme se sent comme un poisson hors de l’eau. On connait la passion de Joseph Ratzinger pour la liturgie, passion qui lui vient des temps de sa jeunesse; c’est pour cela qu’il a toujours été reconnaissant envers le professeur Joseph Pascher et qu’il a tiré profit du mouvement liturgique qui a eu en Romano Guardini un guide lumineux, même hors d’Allemagne.
Mais naturellement, ce silence et cette solitude sont aussi remplis par le dialogue fécond avec les grands penseurs du passé: leurs écrits sont souvent une stimulation pour l’esprit et nous pouvons trouver chez eux des points de vue féconds, et parfois même une incitation à entreprendre une œuvre originale. C’est avec tout cela et avec les événements qui se sont déroulés dans son pays et hors de son pays, que la Providence a préparé pour nous notre Saint-Père.
Devenu Pape, Ratzinger s’est plongé dans une solitude, si possible, encore plus grande... Paul VI a fait à Jean Guitton une confidence sur cette expérience: la paternité universelle, propre au successeur de Pierre, a ses exigences uniques, honor, bien sûr, mais peut-être plus encore onus, que seul un grand amour pour Jésus-Christ peut permettre de supporter.
Benoît XVI en prière dans le camp de concentration d’Auschwitz, le 28 mai 2006
Je s uis toujours étonné par ce passage des Actes des Apôtres (12, 6-18): quelle différence entre Pierre, qui est intimidé par une jeune portière (Jn 18, 17) et Pierre qui se trouve en prison: «... endormi entre deux soldats; deux chaînes le liaient et, devant la porte, des sentinelles gardaient la prison» (Act 12, 6). L’apôtre s’est totalement rendu à son maître, qu’il aime profondément: il en a pleinement conscience, au point qu’il fait appel au témoignage du Seigneur: «Tu sais que je t’aime» (Jn 21, 17).
Dans son voyage apostolique en Pologne (mai 2006), le Saint-Père a dû affronter cette donnée immuable de ses racines humaines. Lorsqu’il a visité Auschwitz, il a déclaré dans son allocution: «Je suis ici aujourd’hui comme enfant du peuple allemand». II a dit des paroles poignantes, douloureuses. À les lire, on ressent quelque chose du combat extrême entre l’amour que quelque grand prophète nourrit pour son Seigneur et le frappant mystère qui l’enveloppe...
À Birkenau, Ratzinger s’exclame: «Que de questions nous impose ce lieu! Toujours et encore, se pose cette question: où était Dieu en ces jours-là? Pourquoi a-t-il gardé le silence? Comment a-t-il pu tolérer ces excès de destruction, ce triomphe du mal?». Dostoïevski, devant le mystère de la souffrance des enfants, se rebelle, il rejette la justification que le Seigneur nous fournira le temps venu (Les frères Karamazov). Bien sûr, ce n’est pas la ligne du Pape. L’histoire ne se termine pas avec la mort du Seigneur (le plus grand crime de l’humanité). Bien au contraire, une ère meilleure commence: «Felix culpa!...». Cette obscurité dans l’histoire des personnes ou des peuples souligne à quel point le Seigneur prend au sérieux la liberté qu’il a créée. Mais c’est à Lui qu’est réservé le dernier mot, parce qu’Il sait toujours tirer du mal un bien plus grand. Le “quand” est son secret, et il exige de nous, pauvres créatures, foi et humilité.