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ÉGLISE
Tiré du n° 11 - 2007

Ce que j’aurais dit au consistoire


Interview du cardinal Jorge Mario Bergoglio, archevêque de Buenos Aires


Interview du cardinal Jorge Mario Bergoglio par Stefania Falasca


«Il faut que je rentre», répète-t-il. Ce n’est pas que l’air de Rome ne lui réussisse pas, mais celui de Buenos Aires lui manque. Son diocèse. Il l’appelle «Esposa». Le cardinal Jorge Mario Bergoglio, archevêque de Buenos Aires, passe toujours en coup de vent à Rome. Mais cette fois, une sciatique l’a obligé à s’arrêter quelques jours de plus dans la Ville éternelle. De plus, ironie du sort, la raison pour laquelle il avait traversé l’océan, la rencontre avec le Pape et tous les cardinaux réunis en consistoire, il a dû y renoncer.
C’est quelqu’un que l’on sent toujours proche. Il nous raconte comment s’est déroulée la Conférence d’Aparecida, dans laquelle il a présidé le comité de rédaction du document final. Il nous confie que son intervention au consistoire aurait porté sur ce qui suit. Et avec sa façon de parler, légère mais en même temps pénétrante et incisive, une façon qui déstabilise et surprend, voici ce qu’il en dit.

Benoît XVI avec le cardinal Jorge Mario Bergoglio, pendant les travaux de la cinquième Conférence générale de l’épiscopat latino-américain et des Caraïbes, au sanctuaire de Nossa Senhora da Conceição Aparecida, au Brésil, le 13 mai 2007

Benoît XVI avec le cardinal Jorge Mario Bergoglio, pendant les travaux de la cinquième Conférence générale de l’épiscopat latino-américain et des Caraïbes, au sanctuaire de Nossa Senhora da Conceição Aparecida, au Brésil, le 13 mai 2007

Éminence, vous auriez parlé d’Aparecida au consistoire. Qu’est-ce qui a caractérisé pour vous cette cinquième Conférence générale de l’épiscopat latino-américain?
JORGE MARIO BERGOGLIO: La Conférence d’Aparecida a été un moment de grâce pour l’Église latino-américaine.
Le document final a pourtant suscité bien des critiques…
BERGOGLIO: Le document final, qui est un acte du magistère de l’Église latino-américaine, n’a subi aucune manipulation. Ni de notre part, ni de celle du Saint-Siège. Quelques petites retouches de style, de forme, ont été apportées et un petit nombre de choses ont été enlevées d’un côté et réintroduites de l’autre. La substance donc est restée la même, elle n’a absolument pas changé. Et cela, parce que ce document a été rédigé dans un climat de collaboration authentique et fraternelle, de respect réciproque et que le travail a suivi un mouvement de bas en haut et non l’inverse. Pour comprendre ce climat, il faut considérer ce qui constitue à mes yeux les trois points-clefs, les trois “piliers” d’Aparecida. Le premier va précisément du bas vers le haut. C’est peut-être la première fois que notre Conférence générale ne part pas d’un texte de base pré-confectionné mais d’un dialogue ouvert. Celui-ci avait d’ailleurs déjà commencé auparavant entre le CELAM et les Conférences épiscopales et s’est poursuivi par la suite.
Mais les directives de la Conférence n’avaient-elles pas déjà été indiquées par l’intervention d’ouverture de Benoît XVI?
BERGOGLIO: Le Pape a donné des indications générales sur les problèmes de l’Amérique latine mais a laissé ensuite la voie libre: faites, vous, faites, vous! C’est très grand cela, de la part du Pape. La Conférence a commencé par les exposés des vingt-trois présidents des différentes Conférences épiscopales qui ont préludé à la discussion sur les thèmes dans les différents groupes. La rédaction du document a elle aussi été ouverte à la contribution de tous. Au moment de recueillir les “versions” pour la deuxième et troisième rédaction, il en est arrivé 2.240! Notre position était de recevoir tout ce qui venait d’en bas, du peuple de Dieu, et d’en faire non pas une synthèse mais plutôt une harmonie.
Un gros travail…
BERGOGLIO: J’ai dit “harmonie” et c’est le terme juste. Dans l’Église, c’est l’Esprit Saint qui fait l’harmonie. L’un des premiers Pères de l’Église a écrit que l’Esprit Saint «ipse harmonia est», est lui-même l’harmonie. Il est lui seul l’auteur à la fois de la pluralité et de l’unité. Seul l’Esprit peut susciter la diversité, la pluralité, la multiplicité et en même temps faire l’unité. Car lorsque nous voulons, nous, faire la diversité, nous provoquons des schismes et lorsque nous voulons faire l’uniformité, nous réalisons l’homologation. À Aparecida, nous avons collaboré à ce travail de l’Esprit Saint. Et si on lit bien le document, on voit qu’il présente une pensée circulaire, harmonieuse. On peut percevoir son harmonie, une harmonie non passive mais créative, qui pousse à la créativité parce qu’elle vient de l’Esprit Saint.
Et le second point-clef, quel est-il?
BERGOGLIO: C’est la première fois qu’une Conférence de l’épiscopat latino-américain se réunit dans un sanctuaire marial. Et le lieu dit déjà, par lui-même, toute la signification de cette rencontre. Nous avons récité tous les matins les laudes, nous avons célébré la messe avec les pèlerins, les fidèles. Le samedi ou le dimanche, il y en avait deux mille, cinq mille. Célébrer l’Eucharistie avec le peuple, c’est autre chose que de la célébrer séparément, entre nous, évêques. Cela nous a donné le vif sentiment de notre appartenance à notre peuple, de l’Église qui marche comme peuple de Dieu, de nous, évêques, comme ses serviteurs. Les travaux de la Conférence se sont ensuite déroulés dans une pièce située sous le sanctuaire. Et de là, on continuait à entendre les prières, les chants des fidèles… Il y a dans le document final un point qui concerne la piété populaire. Ce sont de très belles pages. Et je crois, ou mieux je suis sûr, qu’elles ont été inspirées par cette circonstance. Ce sont, après celles de l’Evangelii nuntiandi, les pages les plus belles qui aient été écrites sur la piété populaire dans un document de l’Église. J’oserais même dire que le document d’Aparecida est l’Evangelii nuntiandi de l’Amérique latine, est comme l’Evangelii nuntiandi.
faut sortir. En restant fidèle on sort. C’est ce que dit au fond Aparecida. C’est le cœur de la mission.
Des fidèles brésiliens au sanctuaire de Nossa Senhora da Conceição Aparecida

Des fidèles brésiliens au sanctuaire de Nossa Senhora da Conceição Aparecida

Pouvez-vous expliquer plus précisément cette image?
BERGOGLIO: Le fait de rester, de demeurer fidèle implique une sortie. Si l’on demeure dans le Seigneur, on sort de soi-même. Paradoxalement, précisément parce que l’on demeure. Si l’on est fidèle, on change. On ne reste pas fidèle, comme les traditionalistes ou les fondamentalistes, à la lettre. La fidélité est toujours un changement, un fleurissement, une croissance. Le Seigneur opère un changement en celui qui lui est fidèle. C’est la doctrine catholique. Saint Vincent de Lerins fait la comparaison entre le développement biologique de l’homme, entre l’homme qui grandit, et la Tradition qui, en transmettant d’une époque à l’autre le depositum fidei, croît et se consolide avec le passage du temps: «Ut annis scilicet consolidetur, dilatetur tempore, sublimetur aetate».
C’est cela que vous auriez dit au consistoire?
BERGOGLIO: Oui. J’aurais parlé de ces trois points-clefs.
Rien d’autre?
BERGOGLIO: Rien d’autre… Non, j’aurais peut-être évoqué deux choses dont on a en ce moment besoin, dont on a le plus besoin: la miséricorde et le courage apostolique.
Qu’est-ce que cela signifie pour vous?
BERGOGLIO: Pour moi, le courage apostolique, c’est semer. Semer la Parole. La rendre à celui et à celle pour lesquels elle est donnée. Leur donner la beauté de l’Évangile, l’émerveillement de la rencontre avec Jésus… et laisser l’Esprit Saint faire le reste. C’est le Seigneur, dit l’Évangile, qui fait germer et fructifier le grain.
En somme, c’est l’Esprit Saint qui fait la mission.
BERGOGLIO: Les anciens théologiens disaient: l’âme est une sorte de bateau à voile, l’Esprit Saint est le vent qui souffle dans la voile et la fait avancer, l’élan et la force qui viennent du vent sont les dons de l’Esprit. Sans l’élan qu’Il donne, sans Sa grâce, nous n’avançons pas. L’Esprit Saint nous fait entrer dans le mystère de Dieu et nous sauve du danger d’une Église gnostique et du danger d’une église autoréférentielle, en nous conduisant à la mission.
Vous retirez ainsi toute efficacité à vos solutions fonctionnalistes, à vos plans et systèmes pastoraux…
BERGOGLIO: Je n’ai pas dit que les systèmes pastoraux sont inutiles. Au contraire. En soi, tout ce qui peut conduire sur les chemins de Dieu est bon. J’ai dit à mes prêtres: «Faites tout ce que vous devez, vos devoirs ministériels, vous les connaissez, assumez vos responsabilités et puis laissez la porte ouverte». Nos sociologues religieux nous disent que l’influence d’une paroisse se fait sentir sur un rayon de six cents mètres. À Buenos Aires, il y a environ deux mille mètres entre une paroisse et l’autre. J’ai alors dit aux prêtres: «Si vous le pouvez, louez un garage et, si vous trouvez un laïc disponible, qu’il y aille. Qu’il soit un peu avec les gens, qu’il fasse un peu de catéchèse et qu’il donne même la communion, si on la lui demande». Un curé m’a dit: «Mais Père, si nous nous comportons de cette façon, alors les gens ne viendront plus à l’église». «Mais pourquoi?», lui ai-je demandé: «En ce moment, ils viennent à la messe?». «Non», a-t-il répondu. Et alors? Sortir de soi-même, c’est aussi sortir de l’enclos de ses convictions considérées comme inamovibles, si celles-ci risquent de devenir un obstacle, si elles ferment l’horizon qui est de Dieu.
Cela vaut aussi pour les laïcs...
BERGOGLIO: Leur cléricalisation est un problème. Les prêtres cléricalisent les laïcs et les laïcs nous demandent d’être cléricalisés… C’est vraiment une complicité pécheresse. Et quand on pense que le baptême seul pourrait suffire. Je pense à ces communautés chrétiennes du Japon qui sont restées sans prêtre pendant plus de deux cents ans. Quand les missionnaires sont revenus, ils ont retrouvé tous les membres de ces communautés baptisés, mariés de façon valide pour l’Église, et tous les morts enterrés avec des funérailles catholiques. Les dons de grâce, source de joie, avaient conservé intacte la foi de ces laïcs qui avaient seulement reçu le baptême et avaient vécu leur mission apostolique en fonction de ce seul baptême. Il ne faut pas avoir peur de dépendre seulement de Sa tendresse… Vous connaissez l’épisode biblique du prophète Jonas?
Non, je ne me le rappelle pas. Racontez-le-moi.
BERGOGLIO: Pour Jonas, tout était clair. Il avait des idées claires sur Dieu, des idées très claires sur le bien et le mal. Sur ce que Dieu fait et sur ce qu’Il veut, sur qui était fidèle à l’Alliance et qui était au contraire en dehors de l’Alliance. Il avait la recette pour être un bon prophète. Dieu fait irruption dans sa vie comme un torrent. Il l’envoie à Ninive. Ninive est le symbole de tous ceux qui sont séparés, perdus, de toutes les périphéries de l’humanité. De tous ceux qui sont en dehors, loin. Jonas a vu que la tâche qui lui était confiée consistait seulement à dire à tous ces hommes que les bras de Dieu étaient encore ouverts, que la patience de Dieu était là en attente, pour les guérir de Son pardon et les nourrir de Sa tendresse. Dieu l’avait envoyé pour cela seulement. Il l’envoyait à Ninive, mais lui, il s’enfuit du côté opposé, vers Tarsis.
Le cardinal Bergoglio parmi les fidèles au sanctuaire de San Cayetano, Buenos Aires, Argentine

Le cardinal Bergoglio parmi les fidèles au sanctuaire de San Cayetano, Buenos Aires, Argentine

Il fuit devant une mission difficile…
BERGOGLIO: Non. Ce qu’il fuyait n’était pas tant Ninive que l’amour sans mesure de Dieu pour les hommes. C’était cela qui ne rentrait pas dans ses plans. Dieu est venu une fois… “et pour le reste, c’est moi qui m’en occupe”, voilà ce que s’était dit Jonas. Il voulait faire les choses à sa façon, il voulait tout diriger, lui. Sa ténacité l’enfermait dans ses jugements inébranlables, dans ses méthodes préétablies, dans ses opinions correctes. Il avait enclos son âme dans les barbelés des certitudes qui, au lieu de donner de la liberté avec Dieu et d’ouvrir des horizons de plus grand service aux autres, avaient fini par assourdir le cœur. Comme la conscience isolée endurcit le cœur! Jonas ne savait plus que Dieu conduisait son peuple avec un cœur de Père.
Nous sommes très nombreux à pouvoir nous identifier à Jonas.
BERGOGLIO: Nos certitudes peuvent devenir un mur, une prison qui enferme l’Esprit Saint. Celui qui isole sa conscience et la laisse en dehors du chemin du peuple de Dieu ne connaît pas la joie de l’Esprit Saint qui soutient l’espérance. C’est le risque que court la conscience isolée. La conscience de ceux qui, du monde fermé de leurs Tarsis, se plaignent de tout ou, sentant leur identité menacée, se jettent dans la mêlée pour, finalement, être encore plus occupés d’eux-mêmes, faire encore plus référence à eux-mêmes.
Que faudrait-il faire?
BERGOGLIO: Voir les gens non comme ils devraient être mais comme ils sont et voir ce qui est nécessaire. Sans prévisions et sans recettes mais avec une ouverture généreuse. Pour les blessures et les fragilités, Dieu a parlé. Permettre au Seigneur de parler… Dans un monde que nous ne réussissons pas à intéresser par nos paroles, seule Sa présence qui nous aime et nous sauve peut intéresser. La ferveur apostolique se rénove pour témoigner de Celui qui nous a aimés en premier.
Pour vous donc, quelle est la pire chose qui puisse arriver à l’Église?
BERGOGLIO: C’est ce que de Lubac appelle la «mondanité spirituelle». C’est le danger le plus grand pour l’Église, pour nous qui sommes dans l’Église. «Elle est pire», dit de Lubac, «plus désastreuse que cette lèpre infâme qui avait défiguré l’Épouse aimée au temps des papes libertins». La mondanité spirituelle, c’est se mettre au centre. C’est ce que Jésus voit faire aux pharisiens: «… Vous qui vous glorifiez. Qui vous glorifiez vous-mêmes, les uns les autres».


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