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NOVA ET VETERA
Tiré du n° 04/05 - 2011

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Le pacte avec le Serpent


Le Serpent, le tentateur, apparaît sous les traits du libérateur, de celui qui transporte l’homme au-delà du bien et du mal, au-delà de la “loi”, au-delà du Dieu antique, ennemi de la liberté.

Les deux cents dernières années redécouvrent le principe libérateur du monde affirmé par la secte des Ophites, principe entrevu par la conception sabbatienne avec son Messie livré aux serpents


par Massimo Borghesi


<I>Élohim crée Adam</I>, détail, William Blake (1757-1827), aquarelle et encre, Tate Gallery, Londres

Élohim crée Adam, détail, William Blake (1757-1827), aquarelle et encre, Tate Gallery, Londres

 

Les Ophites: le Serpent en tant que libérateur

Voilà plus de deux siècles que la culture occidentale caresse le mal, le flatte, le justifie. Le négatif donne le vertige, suscite des délires d’omnipotence, des émotions inavouables; il éclaire de lueurs rougeâtres les sentiers interdits, les abîmes de la nuit, les sommets glacés. Il colore de sa teinte la forme particulière du titanisme moderne, à savoir le défi provocateur que celui-ci lance à l’Éternel. Si le Faust ancien, celui de Marlowe, se repent à l’article de la mort, le Faust postérieur vit de l’outrage, aspire à la dissolution. Le Pacte avec le serpent, titre que Mario Praz a donné à l’un de ses derniers ouvrages1, devient alors stable. Le Serpent, le tentateur apparaît sous les traits du libérateur, de celui qui transporte l’homme au-delà du bien et du mal, au-delà de la “loi”, au-delà du Dieu antique, ennemi de la liberté. Les deux cents dernières années redécouvrent «le principe libérateur du monde [affirmé] par la secte des Ophites»2, principe entrevu, selon Gershom Scholem, par la conception sabbatienne avec son Messie livré aux “serpents”3. Principe réaffirmé par Ernst Bloch dans son Athéisme dans le christianisme, œuvre dans laquelle le Christ-Serpent délivre le monde de la tyrannie de Javhé4. Selon Vittorio Mathieu, Gœthe «avait lui aussi entendu parler de la secte des Ophites»5. Dans son livre Gœthe et son diable gardien, Mathieu montre comment, dans le Faust, Méphistophélès est la «force qui fait sortir des ténèbres ce qu’il y a de positif dans l’homme»6. Comme le dit Dieu à Méphistophélès dans le Prologue dans le Ciel, «À ce moment aussi tu pourras librement te montrer; je n’ai jamais détesté tes pareils. Entre tous les esprits négateurs, c’est le malin qui m’est le moins à charge. L’activité de l’homme mollit trop aisément, il a vite fait de se complaire dans le repos absolu. C’est pourquoi je lui adjoins volontiers ce compagnon qui aiguillonne et stimule, et, en Diable qu’il est, doit travailler»7. Le Diable est placé volontiers (“gern”) par Dieu à côté de l’homme pour collaborer avec lui. Comme le faisait remarquer Mircea Eliade, «on pourrait parler d’une sympathie organique entre le Créateur et Méphistophélès»8. Gœthe fait de Méphistophélès, du mal, la force qui pousse l’homme vers l’action (“Tat”), vers ce qui est positif. Il s’agit de l’idée, qui aura la vie longue, selon laquelle la voie qui mène au Ciel passe par l’enfer. L’homme ne devient homme, vivant, intelligent, libre qu’en buvant jusqu’à la lie l’amertume de la vie. L’innocence de la “belle âme” est au contraire inertie, stase, mort. Hegel, avec sa dialectique du négatif, revêtira cette idée d’une somptueuse théorie. L’homme doit pécher, il doit sortir de son innocence naturelle pour devenir Dieu. Il doit réaliser la promesse du Serpent: il doit connaître, comme Dieu, le bien et le mal. Cette connaissance «est l’origine de la maladie, mais aussi la source de la santé, c’est la coupe empoisonnée dans laquelle l’homme boit la mort et la putréfaction et en même temps le point d’où naît la réconciliation, vu que se poser comme mauvais est en soi dépassement du mal»9. Dans cette perspective, la figure de l’Ange rebelle, de celui qui, en provoquant l’homme, l’élèverait à sa liberté, brille d’une splendeur nouvelle. Méphistophélès devient peu à peu le héros, le Prométhée moderne, le libérateur. «Sans en chercher pour l’instant les causes profondes», écrivait Roger Caillois en 1937, «il faut constater que l’un des phénomènes psychologiques les plus lourds de conséquences du début du XIXe siècle est la naissance et la diffusion du satanisme poétique, le fait que l’écrivain assume volontiers le rôle de l’Ange du mal et se sente avec lui des affinités précises. Sous cet éclairage, le romantisme apparaît en partie comme une transmutation de valeur»10. De Byron à Vigny la «mythologie satanique» élabore la figure d’un «Ange du mal» rebelle et vengeur, dont la première ébauche remonte à loin dans le temps.
 
Satan contre Dieu
Mario Praz, dans son livre La morte, la carne e il diavolo nella letteratura romantica (La Chair, la mort et le diable. Le romantisme noir) l’œuvre qui reste aujourd’hui la plus intéressante sur la fascination du démoniaque dans la littérature du XIXe siècle, indique que l’acte de naissance de ce processus se trouve dans la description tout à fait particulière que Milton fait de Satan dans son Paradis perdu. «C’est Milton qui a conféré à la figure de Satan tout le charme fascinant du rebelle indompté qui appartenait déjà au Prométhée eschylien et au Capanée dantesque»11. L’Adversaire «devient étrangement beau»12. Comme l’écrivait Baudelaire: «Le plus parfait type de Beauté virile est Satan – à la manière de Milton»13. Par rapport à lui, observe Harold Bloom, «le Dieu de Milton est une catastrophe», comme le Christ, lequel «est un désastre poétique dans Le Paradis perdu»14. Pour Blake, «Milton était embarrassé quand il parlait de Dieu et des anges et à l’aise quand il parlait des démons et de l’enfer; c’était en effet un vrai poète et, sans le savoir, il était du côté du Démon»15. Un jugement que partage totalement Shelley qui écrit: «Nul ne peut surpasser l’énergie et la splendeur du caractère de Satan, tel qu’il est exprimé dans Le Paradis perdu… Le Démon de Milton, comme être moral, est de beaucoup supérieur à son Dieu»16.
Impavide, indompté, le prince des ténèbres apparaît comme celui qui lutte infatigablement contre la tyrannie divine. Satan est Prométhée, il prend la place du Titan mythique enchaîné par Zeus à son rocher, tel que l’a immortalisé le génie d’Eschyle. Le Prométhée moderne s’oppose au Dieu hostile, mauvais. Le luciférien Satan semble meilleur que le Créateur: «Milton donne ouvertement à Satan une attitude gnostique selon laquelle Dieu et le Christ ne sont que des versions du Démiurge»17. La vraie figure affirmative est celle du Démon. C’est lui, et non l’ange obéissant, qui paraît exercer, sur le plan éthique et esthétique, la fascination la plus grande. Comme le dit Hegel «quand le Diable se présente, il faut démontrer qu’il y a en lui de l’affirmatif: sa force de caractère, son énergie, son esprit cohérent, apparaissent bien meilleurs et plus affirmatifs que ceux de certains anges […]. «Comme chez Milton» – ajoute Hegel – «où, dans son énergie pleine de caractère, il est meilleur que certains anges»18.
Grâce à Milton et à la nouvelle version qu’il propose du mythe, Satan fait son entrée dans l’imaginaire moderne. On se trouve ainsi devant ce que Praz appelle, dans un chapitre de son livre, la «métamorphose de Satan», c’est-à-dire le passage de Satan de figure négative à héros positif: il devient le rebelle triste, privé, comme l’homme, de son bonheur paradisiaque par un dieu tyran. Dans son étude, Praz passe en revue avec une grande maestria les auteurs et les courants qui ont adopté la mythologie satanique. Si, au XVIIIe siècle, «le Satan miltonien transmit son charme sinistre au type traditionnel du bandit généreux, du sublime délinquant»19, c’est au XIXe siècle, à l’époque romantique, qu’il devient le rebelle, l’expression de la révolte métaphysique, du “non” à la création. Ce fut Byron qui «perfectionna le type du rebelle, lointain descendant du Satan de Milton»20. Avec lui le rebelle devient l’“étranger”, l’homme impénétrable qui transcende la façon ordinaire de sentir, qui transcende ses propres crimes. C’est l’homme-au-delà qui est à la fois au-dessus et au-dessous des autres hommes. C’est l’homme malheureux qui se nourrit de son ressentiment à l’égard d’un dieu cruel dont il imite la cruauté. La théologie de Byron est, selon Praz, la même que celle de Sade dont l’œuvre, selon Praz toujours, a eu une influence fondamentale sur la littérature romantique. Au centre, il y a la haine pour la création et son auteur, l’exaltation du plaisir et du crime comme dérision, profanation, outrage. Nous sommes, dit Praz, face à un «satanisme cosmique»21. Son influence est énorme. Si la nature crée seulement pour détruire, seconder la nature c’est en répéter le rythme, le plaisir de destruction, le goût (sadique) qui fait surgir le plaisir de la douleur, le délire de l’anéantissement, le divin du diabolique. C’est la peinture de Delacroix. «Ce peintre “cannibale”, “molochiste”, “doloriste” que fut Delacroix, inépuisablement curieux de carnages, d’incendies, de rapines, de putrideros, illustrateur des plus sombres scènes du Faust et des poèmes les plus sataniques de son Byron idolâtré; cet amoureux de la félinité […] et des pays violents et chauds»22. C’est la poésie de Baudelaire, nourrie de Poe, de Sade, dont le pessimisme cosmique est plus semblable à l’hérésie manichéenne qu’à la religion chrétienne: «Absolu! résultante des contraires! Ormuz et Arimane, vous êtes le même!»23. Ce sont les récits de Flaubert pour lequel «Néron vivra aussi longtemps que Vespasien, Satan que Jésus-Christ»24. Ce sont les Chants de Maldoror de Lautréamont, lequel confesse avoir «chanté le mal comme l’ont fait Mickiewicz, Byron, Milton, Southey, A. de Musset, Baudelaire»25. Ce sont les récits de Swinburne qui, fasciné par la théologie gnostique de Sade, fait dire à son homme révolté: «…si nous pouvions contrarier la nature, alors, oui, le crime deviendrait parfait et le péché une réalité. Si un homme pouvait faire cela, s’il pouvait entraver le cours des étoiles et modifier les marées de la mer; s’il pouvait changer les voies du monde et trouver le siège de la vie pour la détruire; s’il pouvait pénétrer dans le ciel et le contaminer, dans l’enfer et le libérer de son assujettissement, s’il pouvait faire descendre le soleil pour consumer la terre, et demander à la lune de répandre poison et feu dans l’air; s’il pouvait tuer le fruit de la semence et brûler la bouche de l’enfant avec le lait de sa mère; alors, oui, il aurait péché et aurait fait du mal contre la nature»26.
Destruction et profanation: c’est là le plus grand plaisir! À partir du roman libertin du XVIIIe siècle, il y a tout un courant de la littérature qui fait de la profanation une jouissance. La violation fascine parce qu’elle est transgression, outrage. Le corps, celui de la femme, est d’autant plus objet de désir qu’il est plus désarmé (enfant, vierge, sœur). Le profaner, c’est supprimer la transcendance, ramener sur la terre, dévoiler le visage obscur d’Éve, l’éternel féminin lié depuis toujours au pouvoir de Satan. Le démoniaque mêle le pur et l’impur, il a besoin de l’innocence pour exciter les passions, pour éveiller la force destructrice du négatif. Avec Sade, l’éros entre dans une théologie gnostique. Après lui le couple Éros/Thanatos, amour et mort, devient l’élément dominant d’un nihilisme luciférien qui trouvera son accomplissement d’abord dans le Décadentisme, ensuite dans le Surréalisme.
 
<I>La Maison de la Mort</I>, William Blake, gravure en couleur, collection privée

La Maison de la Mort, William Blake, gravure en couleur, collection privée

Satan en Dieu
Satan n’est pas seulement en Prométhée, le double de l’Ange déchu de Milton. Satan est aussi en Dieu. La théologie gnostique qui est au centre de l’athéisme rebelle des deux derniers siècles fait la distinction entre Lucifer (le libérateur) et Satan (l’oppresseur). Elle trouve sa forme la plus accomplie dans la pensée d’Ernst Bloch. Pour Bloch il y a «d’un côté le Dieu du monde qui s’identifie toujours plus clairement avec Satan, l’Ennemi, la stagnation; de l’autre, le Dieu de la future montée au ciel, le Dieu qui nous incite à aller de l’avant avec Jésus et Lucifer»27. Le dieu du monde, créateur, est le mauvais démiurge contre lequel, dans l’Eden, s’est élevé le Serpent, véritable ami de l’homme. C’est Lucifer, avec son désir d’être comme Dieu, qui révèle à l’homme sa destination. «C’est seulement en Lucifer, gardé secret en Jésus pour être manifesté plus tard, à la fin, dans le temps où ce visage pourra se dévoiler; c’est seulement en Lucifer, devenu inquiet à partir du moment où il fut abandonné pour la seconde fois, à partir du moment où s’éleva de la croix le cri qui resta sans réponse, à partir du moment où, pour la seconde fois, fut écrasée la tête du Serpent du paradis attaché à la croix: c’est seulement en Lui donc, dans Celui qui est caché dans le Christ, en tant qu’anti-démiurge absolu, qu’est compris aussi l’authentique élément théurgique de celui qui se rebelle parce qu’il est fils de l’homme»28.
Le Serpent, comme pour la secte des Ophites évoquée par Bloch dans Athéisme dans le christianisme, est donc le libérateur. Deux fois dompté, dans l’Éden et dans le Christ élevé sur la croix comme le Serpent de bronze de Moïse, il attend sa revanche, sa victoire sur le Démiurge qui ouvre l’«âge de l’Esprit». Unissant Marcion et Joachim de Flore, Bloch est le point de rencontre de toute la gnose moderne. Jésus, anticipation du dieu à venir, du dieu “humain”, est celui qui rachète du dieu “satanique”, du dieu du cosmos, de l’ordre et de la loi. La révolution, comme dissolution du vieil ordre, devient ici l’œuvre luciférienne par excellence.
Dans Athéisme dans le christianisme, Bloch cite comme l’illustre prédécesseur de ses réflexions le poète anglais William Blake. Ce dernier, fasciné par les révolutions américaine et française, eut, en plus de la Bible, quatre maîtres: Milton, Shakespeare, Paracelse, Böhme. Il dédia au premier un bref poème épique, Milton, composé probablement entre 1800 et 1803. Dans ce poème Urizen, le Prince de la Lumière, est identique à Satan. Il y a chez Blake une œuvre particulière qui est The Marriage of Heaven and Hell (Le Mariage du Ciel et de l’Enfer), écrit en 1790. Ici, la sanctification des impulsions et des désirs, en premier lieu le désir sexuel, for everything that lives is Holy (puisque tout ce qui est vivant est Sacré!), acquiert sa consécration théorique. Dans cette théorie le mal ne nie plus le bien: le mal et le bien sont tous deux nécessaires: «Sans Contraires il n’y a plus de progrès. Attraction et Répulsion, Raison et Énergie, Amour et Haine sont nécessaires à l’Existence humaine. C’est de ces contraires que naît ce que l’homme religieux appelle le Bien et le Mal. Le Bien est la passivité qui obéit à la Raison. Le mal est l’activité qui naît de l’Énergie. Le Bien est le Ciel, le Mal est l’enfer»29.
Le mal, comme dans le Faust de Goethe, est ce qui donne de l’énergie, ce qui réveille le bien assoupi. Le Diable est la force de Dieu. Cette conception, Blake la doit à celui qui, le premier, dans le cadre de la pensée moderne, avait osé dire que le mal était en Dieu, à savoir Jacob Böhme. Le philosophus teutonicus qui, selon Hegel, «fut le premier à doter l’Allemagne d’une philosophie propre»30, qui était estimé par Leibniz, Hegel, Schelling, von Baader et tout le courant théosophique de la pensée moderne, est celui pour qui, «selon le premier principe, Dieu ne s’appelle pas Dieu mais Colère, Fureur, source amère, réalités d’où proviennent le mal, la douleur, le tremblement et le feu dévorant»31. L’ire de Dieu est dépassée dans l’amour; mais elle reste malgré cela l’Urgrund, le principe originaire, celui où tout prend naissance. Böhme, selon Hegel, «a lutté pour entendre en Dieu et venant de Dieu le négatif, le mal, le Diable»32. Dieu est l’unité des contraires, de la colère et de l’amour, du mal et du bien, du Diable et de son contraire, le Fils. Dans cette position, le Christ et Satan deviennent d’une certaine façon frères, fils d’un seul Père, parties de Lui, moments de sa nature polaire. C’est ce que soutiendra Carl Gustav Jung dans son ouvrage ésotérique Septem Sermones ad Mortuos, écrit en 1916, un opuscule qui a circulé parmi ses amis mais qui n’a jamais été publié. Le texte, qui s’inspire des idées du gnostique Basilide, soutient que la nature de Dieu est “plérome”, c’est-à-dire composée de couples de contraires dont «Dieu et le Démon sont les premières manifestations»33. Ceux-ci se distinguent comme génération et corruption, vie et mort. Mais «les termes du couple ont le même caractère effectif. Ce caractère effectif les unit. Le caractère effectif est donc au-dessus d’eux; il est un Dieu au-dessus de Dieu, puisque dans son effet il unit plénitude et vide»34. Ce Dieu qui unit Dieu et le Diable est appelé par Jung Abraxas. Il est la force originaire qui précède toute distinction. «Abraxas engendre la vérité et le mensonge, le bien et le mal, la lumière et les ténèbres, dans la même parole et dans le même acte. C’est pourquoi Abraxas est terrible»35. «Il est l’amour et son assassin», «le saint et son traître», il est «le monde, son devenir et son passage. Sur chaque don du Dieu soleil le démon jette sa malédiction»36. Le message ésotérique des Septem Sermones conduisait, comme chez Blake, à la sanctification de la nature, à l’innocence du devenir. Il impliquait par cela même, la justification du mal, du Diable, son insertion, comme chez Böhme, dans un système polaire. Ce n’est pas par hasard que Martin Buber, qui avait eu connaissance de l’opuscule, parlera à son sujet de gnose. «C’est elle – et non l’athéisme, qui annule Dieu parce qu’il doit refuser les images qui ont été données de lui – qui est le véritable adversaire de la réalité de la foi»37. Pour Buber la psychologie de Jung n’était pas autre chose que «la reprise du système carpocratien, enseigné désormais comme psychothérapie. Un système qui divinise mystiquement les instincts au lieu de les sanctifier dans la foi»38.
La remarque de Buber n’était pas purement conjecturale. Jung avait lui-même dans Psychologie et religion rappelé l’actualité du gnostique Carpocrate qui soutenait que «le bien et le mal ne sont que des opinions humaines et que les âmes devraient, avant leur départ, vivre jusqu’au bout toutes les expériences humaines, si elles voulaient éviter de retourner dans la prison du corps, [et que] seul le plein accomplissement de toutes les exigences de la vie peut racheter l’âme prisonnière dans le monde somatique du Démiurge»39. La vie, écrivait-il dans l’Essai d’interprétation psychologique du dogme de la Trinité«a besoin comme processus énergétique des contrastes; sans eux l’énergie est notoirement impossible. Bien et mal ne sont que les aspects éthiques de ces antithèses naturelles»40. C’est pourquoi Lucifer est nécessaire à Dieu. «Sans Lucifer il n’y aurait pas de création, et encore moins y aurait-il eu quelque histoire de rédemption. L’ombre et le contraste sont les conditions nécessaires de toute réalisation»41. Cette ombre est avant tout en Dieu, dans le Dieu primordial, dans l’Inconscient qui, pour Jung, est la vraie puissance qui dirige la vie, laquelle doit être “humanisée” par le moi conscient. C’est seulement dans le Dieu humain, le Christ, que le jugement sépare ce qui dans le plérome (l’inconscient) est uni: la lumière et son ombre. Maintenant les «deux fils de Dieu, Satan l’aîné et le Christ le plus jeune»42, la main gauche et la main droite de Dieu, se séparent. «Cette antithèse représente un conflit porté à l’extrême et aussi une tâche séculaire que l’humanité doit accomplir jusqu’à ce point et ce tournant du temps où le bien et le mal commencent à se relativiser, à se mettre en doute et où s’élève le cri vers un au-delà du bien et du mal. Mais dans l’âge chrétien, c’est-à-dire sous le règne de la pensée trinitaire, une réflexion semblable est tout simplement exclue; car le conflit est trop violent pour que l’on puisse concéder au mal une relation logique avec la Trinité qui ne soit pas celle de l’opposition absolue»43. Il faut que la Trinité divine, spirituelle, se concilie avec un “quatrième” principe: la matière, le corps, le féminin, l’éros, le mal, pour que l’idéalisme chrétien, concilié avec le monde, parvienne à une unité supérieure. «C’est pourquoi», dit Jung, «des néo-pythagoriciens grecs jusqu’au Faust de Goethe, et aussi au temps de la foi absolue dans la Trinité, il y eut une recherche du quatrième perdu. Bien que ces chercheurs se soient considérés comme des chrétiens, ils étaient malgré tout des sortes de chrétiens a latere, parce qu’ils consacraient leur vie à l’opus, lequel avait pour but la rédemption du Serpens quadricornutus, de l’anima mundi prise dans les liens de la matière, du Lucifer déchu… ». «Notre formule de la “quaternité” », poursuit-il, «donne raison à leur prétention puisque l’Esprit Saint, comme synthèse de celui qui fut originairement Un et qui fut ensuite scindé, découle d’une source lumineuse et d’une source obscure»44. L’«âge de l’Esprit» dans l’interprétation particulière que donne Jung de Joachim de Flore, est l’ère qui suite l’éon chrétien, le temps d’Abraxas dans lequel passions et raison, inconscient et conscient, mal et bien, Lucifer et Christ, deviendront un.
En 1919 Hermann Hesse, qui entreprit en 1920 une analyse avec Jung, publia un roman Demian sous le pseudonyme d’Emil Sinclair. Dans cet ouvrage, un jeune homme inexpert est instruit sur le sens de la vie par un esprit “libre” qui porte en lui le signe de Caïn: Demian. Pour Demian «le Dieu de l’Ancien et du Nouveau Testament est une figure très haute, mais elle n’est pas ce qu’elle devrait être. Elle est le bien, la noblesse, le père, ce qui est élevé, beau, sentimental: toutes choses fort belles, mais le monde est aussi fait d’autre chose. Or cet “autre chose” est simplement attribué au Diable, et toute cette partie du monde, cette moitié est supprimée et tuée en silence»45. C’est à cette partie qu’appartient selon Demian la sphère sexuelle. C’est pourquoi nous ne pouvons nous limiter à vénérer Dieu. «Nous devons tout vénérer», dit-il, «et considérer comme sacré non seulement cette moitié officielle, séparée artificiellement, mais le monde entier. À côté du service de Dieu, nous devrions avoir aussi un service du Diable. Cela me paraîtrait juste, ou il faudrait se procurer un Dieu qui contînt aussi le Diable»46. Comme chez Jung, ce «Dieu s’appelle Abraxas; il est Dieu et Satan et contient en lui le monde de la lumière et celui de l’obscurité»47. Il est l’amour sacré et l’amour profane, «l’image angélique et Satan, homme et femme ensemble, homme et bête, suprême bien et mal extrême»48.
La vision du divin comme coincidentia oppositorum, version qui scelle de façon indissoluble le «pacte avec le Serpent», traverse, de la sorte, une partie importante du monde culturel du XXe siècle. Rappelons, entre autres, la réflexion de Mircea Eliade qui, dans deux écrits, Le mythe de la réintégration (1942) et Méphistophélès et l’Androgyne (1962), expose, dans le sillage de Jung, sa vision de la «polarité divine». Pour cet auteur, toute divinité est polaire, à la fois bénéfique et maléfique. Le Serpent est le frère du Soleil, de même que, selon un mythe gnostique, seraient frères le Christ et Satan. Cette bi-unité divine prépare, en l’homme, la réintégration du sacré et du profane, du bien et du mal en une unité supérieure qui trouve, pour Eliade, sont expression symbolique dans la figure de l’androgyne.
 
<I>Immortels précipités dans l’abîme</I>, tiré du <I>Livre d’Urizen</I>, William Blake, 1794

Immortels précipités dans l’abîme, tiré du Livre d’Urizen, William Blake, 1794

Conclusion
La théosophie moderne des contraires, fondée sur la doctrine hermétique de la coincidentia oppositorum, conduit à une union, inquiétante, du divin et du diabolique, conduit à l’idée du Diable en Dieu. «L’idée fondamentale gnostique – écrivait Romano Guardini en 1964 – que les contradictions sont polarités est une idée opérante: Goethe, Gide, C. G. Jung, Th. Mann, H. Hesse… Tous voient le mal, le négatif […] comme des éléments dialectiques dans la totalité de la vie, de la nature»49. Cette attitude, pour Guardini, «se manifeste déjà dans tout ce qui s’appelle gnose, dans l’alchimie, dans la théosophie. Elle se présente chez Goethe sous une forme très organisée car chez lui le satanique entre jusqu’en Dieu, le mal est une force originaire de l’univers aussi nécessaire que le bien, la mort n’est qu’un élément de cet ensemble et a pour pôle opposé la vie. Cette opinion a été proclamée sous toutes les formes et concrétisée dans le domaine thérapeutique par Jung»50.
L’idée de fond est que la rédemption passe à travers la dégradation, la grâce à travers le péché, la vie à travers la mort, que le plaisir passe par la douleur, l’extase par la perversion, le divin par le diabolique. La fascination que le négatif – métaphore du démoniaque – exerce sur la culture contemporaine dépend de cette idée singulière, à savoir que le chemin du paradis passe par l’enfer, que «descente dans l’Hadès et résurrection» ne sont qu’une seule et même chose51.
Se livrer au démon – dans une singulière transposition gnostique de l’idée selon laquelle se perdre, c’est se retrouver –, c’est s’ouvrir à Dieu. Dans ce mariage “sacré”, Satan et Dieu s’unissent dans l’homme. C’est «l’identité de Sade et des mystiques»52 que souhaite Georges Bataille et dans laquelle la voie descendante coïncide avec la voie montante. Faust, maintenant, ne peut plus se repentir, pas même à l’article de la mort. L’Adversaire est devenu complice, “partie” de Dieu. C’est la voie pour devenir dieu. Le frisson du néant, de la descente aux Enfers, accompagne la découverte de l’Être, d’Abraxas, le plérome sans visage qui perdure, immobile, dans le devenir du monde.
 
 
Notes
1 M. Praz, Il patto col serpente, Milan 1972 (édit. 1995).
2 Op. cit., p. 12.
3 G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive, Payot 1950, p. 315.
4 E. Bloch, L’Athéisme dans le christianisme, NRF, Gallimard, 1978, pp. 217-223.
5 V. Mathieu, Goethe e il suo diavolo custode, Milan 2002, p. 192.
6 Op. cit. , p. 65.
7 W. Goethe, Faust, Aubier, Paris 1932, v. 336-344.
8 M. Eliade, Il mito della reintegrazione, tr. it. , Milan 2002, p. 4.
9 G. W. F. Hegel, Lezioni sulla filosofia della religione, tr. it., 2 voll., Milan 1974, vol. II , p. 317.
10 R. Caillois, Nascita di Lucifero, tr. it., Milan 2002, p. 31.
11 M. Praz, La chair, la mort et le diable dans la littérature du XIXe siècle, Denoël 1975, p. 73.
12 Ibid.
13 C. Baudelaire, Journaux intimes, cit., in: M. Praz,La chair, la mort et le diable dans la littérature du XIXe siècle, op. cit., p. 67.
14 H. Bloom, Rovinare le sacre verità. Poesia e fede dalla Bibbia a oggi, tr. it. , Milan 1992, p. 106.
15 W. Blake,Il matrimonio del Cielo e dell’Inferno, tr. it., in: Selected Poems of William Blake, Turin 1999, pp. 24-25.
16 P. B. Shelley, Défense de la Poésie, cit.in: M. Praz, La chair, la mort et le diable dans la littérature du XIXe siècle, op. cit., p. 74.
17 H. Bloom, Rovinare le sacre verità. Poesia e fede dalla Bibbia a oggi, op. cit., p. 105.
18 G. W. F. Hegel, Lezioni sulla filosofia della religione, op. cit., vol. II, pp. 315-316 et 324, note.
19 M. Praz, La chair, la mort et le diable dans la littérature du XIXe siècle, op. cit., p. 74.
20 Op. cit., p. 78.
21 Op. cit., p. 109.
22 Op. cit., p. 139.
23 Cité in op. cit., p. 150.
24 Cité in op. cit., p. 160.
25 Lautréamont, Lettres, in: Lautréamont,Les Chants de Maldoror, Livre de Poche, Paris 1963, p. 433.
26 Cité in: M. Praz, La chair, la mort et le diable dans la littérature du XIXe siècle, op. cit. , pp. 196-197.
27 E. Bloch, Spirito dell’utopia, tr. it., Florence 1980, p. 314.
28 Op. cit., p. 252.
29 W. Blake,Il matrimonio del Cielo e dell’Inferno, op. cit., pp. 19-20.
30 G. W. F. Hegel, Lezioni sulla storia della filosofia, tr. it., 4 voll., Florence 1973, vol. III(2), p. 35.
31 Citato in: F. Cuniberto, Jacob Böhme, Brescia 2000, p. 119.
32 G. W. F. Hegel, Lezioni sulla storia della filosofia, op. cit., vol. III(2), p. 42.
33 C. G. Jung, Septem Sermones ad Mortuos, tr. it., in: Ricordi, sogni, riflessioni di C. G. Jung, Milan 1990, p. 454.
34 Op. cit., pp. 454-455.
35 Op. cit., p. 456.
36 Ibid.
37 M. Buber, L’eclissi di Dio, tr. it., Milan 1983, p. 139.
38 Ibid.
39 C.G. Jung, Psicologia e religione, tr. it. in: C. G. Jung, Opere, vol. XI, Milan 1984, p. 83.
40 C. G. Jung, Saggio d’interpretazione psicologica del dogma della Trinità, tr. it., in: C. G. Jung,Opere, vol. XI, op. cit., p. 191.
41 Op. cit., p. 190.
42 C. G. Jung, Prefazione a Z. Werblowsky, “Lucifero e Prometeo”, tr. it. in: C. G. Jung, Opere, vol. 11, op. cit., p. 299.
43 C. G. Jung, Saggio d’interpretazione psicologica del dogma della Trinità, op. cit. , p. 171.
44 Op. cit., p. 174.
45 H. Hesse, Demian. Storia della giovinezza di Emil Sinclair, tr. it., in: H. Hesse, Peter Camenzind – Demian. Due romanzi della giovinezza, Rome 1993, p. 185.
46 Op. cit., p. 185. Les italiques sont de nous.
47 Op. cit., p. 216.
48 Op. cit., p. 207.
49 R. Guardini, Diario. Appunti e testi dal 1942 al 1964, tr. it., Brescia 1983, p. 245.
50 R. Guardini, Lettere teologiche ad un amico, tr. it., Milan 1979, p. 63.
51 E. Zolla, Discesa all’Ade e resurrezione, Milan 2002.
52 G. Bataille, Dossier William Blake, in: G. Bataille, Œuvres complètes , NRF Gallimard, t. X, p.1979.


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