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Tiré du n° 05 - 2005

Le pouvoir et la grâce


La présentation du livre de 30Jours sur l’actualité de saint Augustin avec le cardinal Joseph Ratzinger dans la salle du Cénacle de la Chambre des députés



Giulio Andreotti introduit la présentation du livre Le Pouvoir et la grâce. Actualité de saint Augustin faite par le cardinal Joseph Ratzinger

Giulio Andreotti introduit la présentation du livre Le Pouvoir et la grâce. Actualité de saint Augustin faite par le cardinal Joseph Ratzinger

Le texte qui suit est une transcription des interventions qui garde l’immédiateté et la vivacité de l’oral

GIULIO ANDREOTTI:
Éminence, bien que j’appartienne depuis sept ans à l’autre branche du Parlement, je suis pourtant qualifié, ayant vécu pendant quarante-cinq ans ici, à Montecitorio [siège de la Chambre des députés], pour vous souhaiter la bienvenue et pour vous remercier ainsi que les hôtes ici présents d’avoir accepté ce rendez-vous singulier. Mon rôle se limite à l’introduction.
Il est certain qu’en ce lieu, qui est une partie de la Chambre des députés, nous sommes plus que jamais dans la cité terrestre. Cette salle est en effet singulière, si singulière que lorsqu’on y reçoit des délégations étrangères, et en particulier des délégations de pays non considérés comme chrétiens, on note chez eux un émerveillement évident devant ces tableaux, et nous devons alors leur expliquer l’histoire… Vu que nous sommes aujourd’hui le 21 septembre, nous pouvons peut-être rappeler comment justement, il y a un certain nombre d’années, au lendemain du 20 septembre de Porta Pia [“prise” de Rome par les Piémontais], non en ce lieu-ci (où il y avait un couvent), mais dans le palais de Montecitorio, qui était le siège du Tribunal de l’État pontifical, se déroulait une activité plutôt singulière. Si l’on en croit les historiens, Montecitorio a été le seul palais à être pris d’assaut. Car c’était le palais du Tribunal et l’on voulait – non certes à cause d’une lutte entre cléricalisme et anti-cléricalisme – faire disparaître les archives. Pourquoi est-ce que je rappelle cet événement? Parce que dans ce volume, dans le dernier chapitre – ce qui constitue en un certain sens un élargissement d’horizon par rapport au schéma augustinien du reste du livre – on rapporte les paroles par lesquelles le maire de Rome a salué le Saint-Père quand celui-ci est venu en visite au Capitole [siège de la mairie de Rome]. Nous qui nous occupons de politique, ici, au Parlement, nous rencontrons souvent, certes, des difficultés. Pourtant nous remercions Dieu d’être nés dans une période où le rapport entre monde politique et monde religieux a été possible, sans difficultés et sans heurts. La Question Romaine, du reste, avait été considérée par certains esprits éminents comme dépassée avant même d’être arrivée à sa conclusion effective. Puis nous avons eu le célèbre discours de Paul VI (qui avait déjà abordé ce sujet lorsqu’il était cardinal) qui a déclaré que cela avait été une bénédiction pour l’Église de se libérer du pouvoir temporel. Tout, donc, est un peu lié. Je voudrais seulement dire que ce coin de l’ensemble de la Chambre des députés se distingue tout spécialement par l’activité religieuse qui s’y déroule: dans le cloître, en effet, se trouve la petite église de Saint Grégoire-de-Nazianze, où Monseigneur Fisichella (nous sommes tous très heureux qu’il reste, après sa nomination, à la charge d’évêque auxiliaire) dit quatre fois par semaine la messe. Cela aussi a une signification.
La dernière chose que je voudrais signaler c’est que, parmi tous les Pères de l’Église ou presque, saint Augustin est particulièrement fascinant, non seulement pour ce qu’il a écrit, mais aussi pour ce qu’il a été.Si je remonte dans mes souvenirs et si je pense à l’une de mes années d’école, je me rappelle le succès qu’a obtenu le choix qu’avait fait notre professeur de religion des Confessions comme texte de base de son enseignement. J’ai commençé alors à comprendre un peu. Je ne dis pas que j’ai, par la suite, tout compris de cette figure qui suscite l’intérêt, ne serait-ce que par son histoire personnelle (que l’on pense à son itinéraire: le départ d’Afrique, l’arrivée à Rome, la recherche vaine dans cette ville d’une école et d’un milieu réceptifs, le voyage à Milan voulu par la Providence, son rapport avec saint Ambroise, son retour dans sa patrie...). En lisant l’Enciclopedia cattolica, quelque chose m’a frappé: là où l’on parle de saint Augustin (on lui consacre un très grand nombre de pages et l’étude me semble très soignée), on dit textuellement (et si le Saint-Office existait encore, il serait peut-être intervenu sur ce point) que, quand il est allé à Carthage, ce jeune homme de dix-sept ans «se pliait à une certaine règle car, vivant dans une union sans mariage, il était d’une grande fidélité à la femme, mère de son fils». Ce n’est certainement pas là la chose la plus importante, mais il me semble significatif que le chemin de la grâce chez saint Augustin débute, même si ce n’est pas le niveau le plus bas – il y a pire –, en un point très éloigné du sommet et arrive à ce qui peut être considéré comme une apothéose de culture et d’esprit religieux. Et il y arrive, ce n’est pas un hasard, en passant par Rome, en passant par Milan et en retournant ensuite dans cette Afrique où, aujourd’hui, nous voyons avec une certaine tristesse, à Carthage, des choses merveilleuses du point de vue archéologique, mais non les traces de ce qui a certainement eu dans l’histoire une grande signification. D’autre part, je considère que cette grande humanité de saint Augustin doit justement nous habituer à ne pas être pessimistes. Les temps de l’histoire, parfois, sont beaucoup plus longs que ce à quoi on s’attend. Les temps de la culture sont, eux aussi, des temps que l’on ne peut mesurer à l’aune d’autres réalités. Quoiqu’il en soit, je crois que s’arrêter quelques instants sur saint Augustin nous fera du bien à tous.
Je vous renouvelle, Éminence, ma profonde gratitude pour avoir accepté de présenter notre publication.

Augustin suscite l’intérêt, ne serait-ce que par son histoire personnelle (que l’on pense à son itinéraire: le départ d’Afrique, l’arrivée à Rome, la recherche vaine dans cette ville d’une école et d’un milieu réceptifs, le voyage à Milan voulu par la Providence, son rapport avec saint Ambroise, son retour dans sa patrie...)
JOSEPH RATZINGER:
Monsieur le Sénateur, Excellences, Mesdames et Messieurs, je dois avant tout préciser un peu, ou même corriger, le texte de l’invitation: en effet, mes nombreuses occupations des mois derniers ne m’ont pas laissé le temps suffisant pour lire de façon sérieuse et approfondie ce livre. Aussi ne suis-je pas en mesure de procéder à une véritable présentation. J’ai, malgré tout, voulu accepter cette invitation en raison, tout simplement, de mon amitié et de mon admiration pour saint Augustin et ensuite, parce que je me réjouis véritablement qu’une revue d’information comme 30Jours ait présenté pendant des mois au grand public cette figure dans un dialogue avec notre temps. Un dialogue qui met réellement en lumière la profondeur et l’actualité de sa pensée. Le fait que saint Augustin devienne accessible à nos questions et qu’il participe à notre actualité me comble de joie et j’ai accepté cette invitation de façon paradoxale, peut-être injustifiée, alors que j’aurais peut-être dû refuser.
Je dois donc vous demander de m’excuser de me présenter ainsi sans grande préparation et incapable, peut-être, de faire de ce livre une présentation qui mette en lumière sa valeur réelle, son contenu profond.
Je me sens en mesure de proposer quelques réflexions sur deux éléments qui m’apparaissent, à une lecture superficielle, comme les plus importants et qui sont présents dans le titre de l’ouvrage: le pouvoir et la grâce. Quand j’ai commencé, il y a cinquante ans, à dialoguer avec saint Augustin, j’ai perçu cet auteur presque immédiatement comme mon contemporain. Un homme qui ne parle pas de loin ni d’un contexte totalement différent du nôtre, mais qui, dans la mesure où il a vécu dans un contexte très proche du nôtre, répond, naturellement à sa manière, aux problèmes qui sont aussi les nôtres.
Le premier problème qui se cache sous le mot “pouvoir” est celui de ce que l’on appelle la théologie politique, de la relation entre monde politique et monde religieux. Le Sénateur Andreotti a déjà exprimé l’idée que le contexte qui est le nôtre nous amène à réfléchir sur la relation entre les deux mondes. Augustin a vécu dans un Empire juridiquement chrétien, où le christianisme était religion d’État, même si la majorité des gens n’étaient pas encore chrétiens. L’empereur était chrétien et il se considérait comme le protecteur de l’Église, comme la personnification même de l’Église qui, pour lui, s’identifiait quasiment avec l’Empire. Et dans un État où le christianisme est religion officielle, où il est entrelacé, au plus haut niveau, avec l’État, le danger est grand que le théologien et l’évêque perdent de vue la différence entre les deux réalités et que l’on arrive ainsi à une politisation de la foi incompatible aussi bien avec sa liberté qu’avec son universalité. En réalité, dans la période et la génération qui ont précédé saint Augustin, Eusèbe de Césarée avait créé une théologie politique en ce sens, dans laquelle l’Empire et l’Église sont presque identifiés. L’Empire devient le mode dans lequel Dieu réalise son projet pour l’histoire. Le problème de cette identification s’est manifesté dans la crise arienne, qui n’est pas seulement une crise d’enseignement christologique, de foi christologique, mais qui est surtout une crise du problème de la juste relation entre État et Église, entre politique et foi. Il suffit de penser à l’épisode relatif au Synode de Milan de 355, quand Eusèbe de Verceil, l’une des grandes figures de la résistance à cette identification, a refusé de se soumettre à la volonté de l’empereur qui voulait lui faire signer un document de foi arienne. À Eusèbe, qui considère que ce document n’est pas compatible avec les lois de l’Église, l’empereur Constance répond: «La loi de l’Église, c’est moi». La foi est donc devenue une fonction de l’Empire. Eusèbe est avec quelques autres, une des grandes figures qui, comme je l’ai dit, résistent à ces tentatives de l’État, et défendent la liberté de l’Église, la liberté de la foi et son universalité. Tout cela, une génération après, dans la vie de saint Augustin, paraît déjà plus difficile parce que la foi nicéenne, dans l’entre-temps, a été acceptée par les empereurs eux-mêmes. Les conflits ayant disparus, on pourrait facilement être tenté d’entrer dans cette identification et provoquer ainsi l’inculturation de la foi, inculturation dans laquelle foi et culture s’identifient et deviennent inséparables, de sorte que la foi perd son universalité diachronique et synchronique tout à la fois. Ce qui signifie que la foi n’est plus en mesure de se communiquer à d’autres mondes culturels, ni à d’autres temps dotés d’autres cultures. Saint Augustin était, dans cette grande tentation, la figure qui a défendu la différence essentielle [entre foi et culture] qui, même dans des situations privilégiées où les populations se sont presque identifiées au christianisme, ne peut jamais disparaître. Il a certainement été aidé par le fait qu’en 410 les Goths ont conquis la ville de Rome et l’ont saccagée, et que les païens ont réagi en disant: «C’est arrivé maintenant qu’il y a le christianisme. Quand il y avait encore les dieux de la patrie, Rome était défendue, elle était la capitale du monde. Vous avez chassé les dieux et saint Pierre et saint Paul, vos patrons, ne sont pas capables de défendre la ville. Nous voyons qu’il faut retourner aux dieux». Et ainsi les païens se font (à juste titre de leur point de vue) les propagateurs d’une théologie politique dans laquelle les dieux existent en fonction de l’État et l’État existe en fonction des divinités. Dans cette situation de profonde crise spirituelle, saint Augustin comprend et constate que l’identification est une caractéristique de la religion païenne dans laquelle les divinités sont autochtones, sont les divinités partielles de cette réalité. Tandis qu’une foi qui croit dans le Dieu unique, dans le Dieu de tous les peuples et de toutes les cultures, ne peut connaître cette identification. Et il insiste ainsi sur le fait que l’Église et l’État ne peuvent être confondus. L’Église, malgré sa fragilité, malgré sa participation aux choses humaines d’une époque et même aux péchés d’une époque, est une réalité différente, le signe d’une société nouvelle à venir qui n’est pas présentement un État, mais qui s’annonce, à travers l’Église, pour l’avenir et entraîne l’histoire vers l’avenir. Tandis que l’État reste l’État du présent et que sa fonction est distincte de celle de l’Église.
Je n’ai pas l’intention d’approfondir maintenant cette question, mais il me semble que le grand mérite de saint Augustin est d’avoir créé cette philosophie, cette théologie de la diversité des fonctions, dans la responsabilité commune guidée par les valeurs susceptibles de construire une société juste. Nous savons combien il était difficile pour les contemporains de saint Augustin de comprendre cette distinction. Dans son ouvrage sur l’histoire, sur la cité de Dieu, son ami Orose tombe déjà plus ou moins dans l’identification. Puis, le Moyen Âge a inventé un augustinisme politique qui était une compréhension erronée du véritable augustinisme. Mais les lectures approfondies font apparaître la grandeur de la figure d’Augustin. Et je pense qu’une philosophie politique et une vraie ecclésiologie, une foi dans l’unique Dieu qui est le Dieu de tous, la recherche d’une vraie universalité de la foi qui s’exprime dans toutes les cultures sans s’identifier jamais avec aucune d’elles, ont aujourd’hui beaucoup à apprendre du dialogue avec saint Augustin.
Andreotti et Ratzinger en conversation dans le cloître

Andreotti et Ratzinger en conversation dans le cloître

Second point: le titre du livre parle du pouvoir et parle de la grâce. Comme nous le savons, la grâce est devenue, dans la seconde et dernière étape de la vie de saint Augustin, le thème principal de sa réflexion, tandis que, dans le débat avec la réaction païenne comme avec le donatisme, saint Augustin a surtout vu la nécessité de réfléchir sur le thème du pouvoir et de la diversité des sphères. Puis, sous la pression de la situation, il entre dans un débat avec certaines tendances du monachisme de son temps, avec une forme de moralisme, dont le représentant le plus éminent était Pélage. Dans ces tendances, le monachisme, qui, au début, était à proprement parler une vie d’adoration et fuga saeculi, comme on disait alors, devient un moralisme dans lequel ce sont les forces de la moralité humaine qui construisent la société nouvelle. Et la tentation de transformer le christianisme en un moralisme et de tout centrer sur l’action morale de l’homme est grande dans tous les temps. Car ce que voit l’homme, c’est surtout lui-même. Dieu reste invisible, intouchable, si bien que l’homme s’appuie surtout sur sa propre action. Mais si Dieu n’agit pas, si Dieu n’est pas, dans l’histoire, un vrai sujet-agent qui entre aussi dans ma vie personnelle, alors que veut dire la rédemption? Quelle valeur a notre relation avec le Christ et avec le Dieu trinitaire? Il me semble qu’à notre époque aussi, la tentation de réduire le christianisme à un moralisme est très forte, et je suis très reconnaissant à 30Jours de souligner souvent ce problème. Car nous vivons tous un peu dans une atmosphère de déisme. Notre idée des lois naturelles ne nous permet plus de penser facilement à une action de Dieu dans notre monde. Il semble qu’il n’y ait plus de place pour l’action de Dieu dans l’histoire humaine et dans ma vie. Et nous avons ainsi l’impression que Dieu ne peut plus entrer dans notre univers, un univers fait contre lui et qui lui est fermé. Que reste-t-il? Notre action. C’est nous qui devons transformer le monde, nous qui devons créer la rédemption, qui devons créer un monde meilleur, un monde nouveau. Or si l’on pense ainsi, le christianisme est mort, le langage religieux devient un langage purement symbolique et vide. Et 30Jours a le grand mérite d’avoir montré comment il existe dans les prières modernes, dans les traductions aussi des prières liturgiques, cette tentation d’abandonner l’espérance d’une intervention de Dieu – cette espérance semblerait trop ingénue –, attitude qui transforme tout en appels à l’action des hommes. C’est fort compréhensible. Mais, dans ce cas, il nous manque le vrai dialogue, il nous manque la force de l’amour éternel qui est la vraie force capable de répondre aux défis de notre vie et de la politique. Augustin a connu cette tendance. Il s’y est opposé avec force et, comme il est le docteur de la grâce, il nous invite à le suivre et à nous confier, nous et notre action à la communion avec l’action de Dieu, à croire que l’amour est un pouvoir – un pouvoir aussi dans le monde d’aujourd’hui – et que l’amour a la capacité de transformer le monde et provoque notre amour. Et dans cette communion des deux volontés, on peut, pour ainsi parler, aller de l’avant. Ainsi donc, en d’autres termes, Augustin enseigne que la sainteté et la rectitude chrétiennes ne consistent pas en une grandeur surhumaine ou en quelque talent supérieur. S’il en était ainsi, le christianisme deviendrait une religion pour quelques héros ou pour des groupes d’élus, pour des moines qui ont le temps ou la force de l’être. C’était là la vision de l’antiquité tardive pour laquelle les philosophes ont la capacité de s’élever jusqu’à la divinité, tandis que les gens simples doivent se contenter de vivre à un niveau inférieur. Augustin refuse cette conception, il proclame que la foi chrétienne est la religion des simples, le Seigneur se communique aux simples. La foi chrétienne n’est donc pas quelque chose de surhumain, elle se réalise dans l’obéissance qui se met à la disposition de Dieu là où Il appelle, dans cette obéissance qui ne compte pas sur le pouvoir ou la grandeur de l’homme, mais qui se fonde sur la grandeur du Dieu de Jésus-Christ et est consciente que cette grandeur divine peut se trouver dans le fait de servir et de se perdre, dans le fait de se laisser guider par la vérité et de se laisser animer par l’amour.
Une dernière remarque.Le titre m’inspire une toute dernière et brève réflexion. Le pouvoir et la grâce: on pourrait donner à ce titre pour traduction ou, au moins, lui associer une autre expression: le visible et l’invisible. À notre époque, la sollicitation du visible, du contrôlable est devenue si forte que l’on se croit plus émancipé, plus intelligent parce que l’on ne considère comme sérieux que ce qui est visible, ce que l’on peut dominer. En réalité, cette attitude diminue, au contraire, les capacités de vue de notre esprit et de notre cœur. Nous ne réussissons plus à regarder l’invisible et l’éternel sans lesquels le visible tout entier ne pourrait subsister ni exister.
Je me réjouis véritablement qu’une revue d’information comme 30Jours ait présenté pendant des mois au grand public cette figure dans un dialogue avec notre temps. Un dialogue qui met réellement en lumière la profondeur et l’actualité de sa pensée. Le fait que saint Augustin devienne accessible à nos questions et qu’il participe à notre actualité me comble de joie
Pour conclure, c’est en cela aussi que consiste l’actualité de saint Augustin. Car sa figure est une exhortation à nous fier à l’invisible, à reconnaître ce qui est vraiment important et déterminant pour notre vie. Merci.

GIULIO ANDREOTTI:
Voici maintenant la brève intervention de trois des auteurs.

MASSIMO BORGHESI:
Je voudrais rappeler brièvement le contenu de l’ouvrage et le sens de cette publication, en partant avant tout du titre sur lequel son Éminence s’est elle aussi arrêtée. Celui-ci rappelle La Puissance et la gloire de Graham Greene, mais il évoque aussi l’œuvre de Reinhold Schneider, Macht und Gnade (Pouvoir et grâce). L’ouvrage que nous présentons constitue la conclusion d’un itinéraire conceptuel. Sa signification tient à ce qu’il contient une réflexion qui n’est pas d’aujourd’hui, mais qui remonte à loin. Il serait intéressant, de ce point de vue, de refaire le parcours des dernières années de l’hebdomadaire Il Sabato et de constater la continuité de réflexion entre cette revue et 30Jours. Ce n’est pas en effet un hasard si certains articles contenus dans l’ouvrage viennent précisément de Il Sabato. Il Sabato avait critiqué très précisément, à la fin des années Quatre-vingt, la priorité que de vastes secteurs de l’Église accordaient à la “question éthique” totalement centrée sur la “crise” et sur la “restauration des valeurs”. Le terme de “pélagianisme” a alors été utilisé pour indiquer l’idéologie moraliste qui sous-tendait la pratique ecclésiale. Au fond, c’est Il Sabato qui a remis à l’honneur le nom de Pélage, un auteur alors totalement inconnu en dehors des cercles de spécialistes. On voulait par là rappeler qu’il était urgent de veiller à ce que l’Église ne se réduise pas à une sorte d’agence éthique du monde en crise, mais qu’elle redécouvre, plus profondément, la mission et la signification qui étaient les siennes dans le monde contemporain. Dans le fond, l’Église comme agence éthique tendait à faire sienne l’idée de la “réforme intellectuelle et morale” dans les termes mêmes dans lesquels en parlait Antonio Gramsci. L’intention profonde naissait du problème de l’hégémonie, une hégémonie “catholique” à reconquérir sur le terrain, justement, de la moralité et des mœurs. Je me rappelle que, dans ces années-là, les écrits posthumes de Claudio Napoleoni, Cercate ancora. Lettere sulla laicità, contenaient une critique faite par la gauche du pélagianisme. Et, de Pélage, de façon presque nécessaire, on était renvoyé à son interprète et critique par excellence: Augustin. Je ne crois pas me tromper en disant qu’à la fin des années Quatre-vingt et au début des années Quatre-vingt-dix, Augustin était presque ignoré du milieu culturel catholique. On connaissait, bien sûr, l’auteur des Confessions. Mais l’Augustin théologien de la grâce ainsi que le théoricien de la Cité de Dieu, c’est-à-dire d’une réflexion historico-politique à partir du christianisme, était totalement oublié, même dans le cercle plus étroit des chercheurs.
Que signifiait et que signifie Augustin dans les essais rassemblés dans ce volume? Il veut dire, avant tout, avoir de nouveau accès à une optique “pré-médiévale”, à une optique chrétienne qui réfléchit sur le monde avant le Moyen Âge, c’est-à-dire avant que n’existe une “chrétienté établie”. Un christianisme, donc, qui se compare encore au paganisme. Tout cela, il est inutile de le dire, rappelle profondément la situation contemporaine. Nous sommes, aujourd’hui, dans une perspective qui, sous bien des aspects, est analogue ou semblable à celle des chrétiens des premiers siècles.
En second lieu, Augustin réclame une position réaliste, capable d’une analyse dure et désenchantée du pouvoir, des leviers et des mécanismes du pouvoir, du rapport que le chrétien doit entretenir avec lui. Il y a dans le volume, des essais très intéressants de Roberto Esposito et de Giacomo B. Contri sur ce sujet. Une conception réaliste, mais en même temps non absolutiste, et tolérante. L’État ne doit pas empiéter sur l’Église ni celle-ci s’identifier avec celui-là. Un bon nombre des interviews du père Nello Cipriani roulent sur le thème des “lois imparfaites”, c’est-à-dire des lois non totalement conformes au droit naturel. Dans la conception augustinienne, l’Église doit tolérer les lois dites imparfaites dans la mesure où celles-ci concourent à permettre cette paix sociale dont elle tire elle-même des bénéfices certains. De cette façon, la réflexion historique d’Augustin se situe entre Origène et Eusèbe de Césarée. À ce propos, l’un des textes les plus cités dans le livre est Die Einheit der Nationen, du cardinal Ratzinger, une étude de 1971 consacrée à la comparaison entre Augustin et Origène. Origène, à partir d’un christianisme à tendance gnostique et révolutionnaire, tend à délégitimer les règlements de l’État, dans la mesure où ils ne sont pas conformes à la morale chrétienne. Eusèbe de Césarée adopte, lui, une position totalement opposée. Il faut lire à ce propos les remarques pénétrantes du père Raffaele Farina pour lequel, après Constantin, s’est créée une identité parfaite entre christianisme et Empire romain. Entre ces deux positions, se situe celle d’Augustin qui n’a pas pour préoccupation la christianisation de l’État. Même quand l’État est dirigé par un empereur chrétien, celui-ci reste l’État “terrestre”, et ne peut devenir autre.
Troisième remarque: comment le réalisme augustinien est-il possible? Quel est le point de vue qui permet à Augustin de regarder le pouvoir avec tant d’objectivité et de désenchantement? Ce qui rend possible le réalisme d’Augustin, c’est qu’il adopte dans son jugement sur le pouvoir un point de vue extérieur à celui-ci. Pour lui, en effet, il y a deux “cités”. Et c’est là la grande intuition d’Augustin qui, disparue de la pensée politique médiévale – que l’on voie sur ce sujet les observations pertinentes d’Elvio Ancona – s’oppose à l’utopie moderne, qu’elle soit laïque ou chrétienne. Utopie selon laquelle la cité est une et il faut lui consacrer toutes ses forces pour la rendre parfaite. Or, pour Augustin, il y a deux cités qui ne peuvent être identifiées. Et, pourtant, elles sont perplexae, elles sont mêlées jusqu’à la fin du monde. De cette façon, certains hommes de la cité du monde seront au paradis, tandis que d’autres, qui appartiennent à la cité de Dieu, se perdront.
Quatrième point intéressant: le rapport entre la grâce et la liberté. Si les deux “cités” sont perplexae, le christianisme ne peut advenir qu’à travers des rencontres humaines significatives, c’est-à-dire dans le rapport entre grâce et liberté. Cette conception dépasse et bouleverse le système des appartenances idéologiques, politiques, sectorielles. Dans un contexte comme celui d’aujourd’hui, il est important de pouvoir rencontrer des hommes, des personnes, dans leur cœur, indépendamment de tout idée reçue.
Il me semble qu’à notre époque aussi, la tentation de réduire le christianisme à un moralisme est très forte, et je suis très reconnaissant à 30Jours de souligner souvent ce problème. Car nous vivons tous un peu dans une atmosphère de déisme
Une grâce persuasive. Il y a de très beaux passages que Lorenzo Cappelletti a tirés du De gratia Christi et de peccato originali, dans lesquels Augustin critique et condamne Pélage parce qu’il insiste seulement sur la grâce comme illumination de l’intellect, c’est-à-dire sur la grâce qui passe à travers l’enseignement de la doctrine, comme si le christianisme coïncidait seulement avec l’exposition d’une doctrine, qu’elle soit morale ou non, comme si l’on pouvait devenir chrétien par le seul apprentissage d’une doctrine. Et Augustin, au contraire, insiste sur une grâce qui, au-delà de la doctrine, touche aussi les cœurs. Une grâce donc persuasive qui demande un témoignage réel.
Pour finir, et je conclurai sur ce point, il y a l’œcuménisme, le dernier terme qui vient témoigner de l’intérêt et de l’actualité de saint Augustin. Certains très beaux passages à la fin de l’ouvrage, tirés de différentes œuvres de saint Augustin, insistent sur le fait qu’il ne faut jamais rejeter l’intuition de vérité de l’autre pour critiquer son erreur. La critique de l’erreur ne doit jamais empêcher de voir tout ce qu’il y a de vrai, et il faut séparer vérité et erreur en sorte que l’autre soit amené à reconnaître la pleine vérité. Ce sens œcuménique et universel est, lui aussi, un sujet de grand intérêt et de grande actualité dans le contexte contemporain. Merci.
NELLO CIPRIANI:
Je voudrais, avant toute chose, adresser mes félicitations et dire ma gratitude à la direction de 30Jours pour la publication de ce volume composé d’interviews et d’essais sur la pensée de saint Augustin, recueil qui montre l’actualité de cette pensée sur des points qui sont, aujourd’hui encore, de grand intérêt pour les chrétiens, pour les croyants. Je me réfère au thème du rapport entre l’État et l’Église, en particulier à l’attitude du chrétien face aux lois de l’État; je me réfère au problème de la grâce et aussi à celui de l’œcuménisme. Mais dans cette très brève intervention, je voudrais appeler l’attention sur un autre thème qui n’a pas encore été abordé ici. Je veux parler de la reconstitution de l’évolution de la pensée de saint Augustin qui prévaut encore aujourd’hui et selon laquelle saint Augustin serait passé d’une position initiale fortement inspirée de Platon à une autre, celle de la maturité, pleinement chrétienne. Dans son essai intitulé Una via adeguata ai sensi, Massimo Borghesi parle précisément d’un idéalisme chrétien initial d’Augustin, qui se transforme ensuite en réalisme chrétien. Idéalisme et réalisme qui impliquent chez Augustin une compréhension différente du Christ, de l’homme, de l’Église. Je voudrais dire que mes recherches les plus récentes m’amènent, au contraire, à penser que lorsqu’on accentue cette évolution, on fausse légèrement la pensée d’Augustin. C’est-à-dire que, selon moi, dès les premières œuvres d’Augustin – même si son platonisme se manifeste avec évidence dans son intention explicite de faire de la philosophie en s’inspirant des grands thèmes du néo-platonisme (Dieu et l’âme) –, se cachent dans les replis de ses dialogues, des pages dans lesquelles la foi chrétienne se révèle beaucoup plus réaliste.Ce sont les pages sur la personne du Christ homme-Dieu, sur la foi chrétienne aussi, foi qui n’est pas seulement une attitude propédeutique à la contemplation, mais aussi une dimension de vie nouvelle dans le Christ. La compréhension du Christ lui-même qui s’exprime dans ces pages – que malheureusement les spécialistes n’ont pas évaluées à leur juste valeur –, est en train de sortir très clairement de mes recherches. Cette lecture a été possible parce que des méthodes d’étude beaucoup plus fines permettent d’identifier des sources chrétiennes inconnues à beaucoup de spécialistes des premières œuvres de saint Augustin. Je pense en particulier à l’influence de Marius Victorin. Non seulement le Marius Victorin des traités contre les ariens, mais aussi l’exégète des lettres de saint Paul. Et c’est précisément l’exégèse des lettres de Paul qui permet à Augustin, avant même son baptême, d’exprimer une foi dans le Christ beaucoup plus mûre que celle qu’on lui attribue habituellement. Merci.

CLAUDIO PETRUCCIOLI:
Je remercie vivement de l’invitation qui m’a été adressée, et je dois remercier, évidemment, mon ami Andreotti, le directeur de la revue, même si l’insistance avec laquelle il m’a demandé de faire cette très brève intervention de ce soir, me met un peu dans l’embarras. Je crois que cette insistance tient au fait que je suis capable de dire quelque chose de sincère, je ne trouve pas d’autre expression, sur l’ensemble des problèmes qui, vous venez de l’entendre, sont traités dans ce livre qui se réfère à Augustin et qui tire de cette référence sa force. C’est avec plaisir que je rendrai ce témoignage, car le fait de se pencher sur des pages d’Augustin, ou qui parlent d’Augustin, je ne dis pas oblige, mais permet, chose assez rare, de réfléchir sur les fondements. Je crois que c’est là une raison valable pour tous de lire ce livre. L’intention des directeurs de la publication est pour moi très claire et je la trouve convaincante – je pense qu’elle est aussi scientifiquement fondée, mais je ne me permets pas de juger en la matière –: ils veulent, en effet, proposer une lecture d’Augustin selon laquelle les deux cités, la cité de Dieu et le cité du monde, se tiennent et se justifient réciproquement, ne sont pas séparables, comme l’a dit avec beaucoup de précision Massimo Borghesi. Il est pour moi très clair que l’on soutient que la cité de Dieu [le téléphone portable de Petruccioli se met à sonner] (excusez-moi, c’est une intervention diabolique, justement), que la cité de Dieu, la grâce, cette dimension, sont indispensables pour pouvoir vivre – et pour pouvoir vivre de façon libre – la cité du monde et affronter le caractère diabolique du pouvoir et son inévitable contradiction. C’est là, selon moi, une interprétation forte qui comporte une charge polémique puissante à l’encontre d’une lecture – qui existe pourtant dans la pensée chrétienne – qui se fonde, elle, sur la possibilité de rendre bon le pouvoir par la grâce: le fait que Maritain et von Balthasar soient cités comme les auteurs, les interprètes de cette vision des choses montre qu’il y a là un grave problème dans la pensée politique, et pas seulement dans la pensée politique du croyant, du chrétien, sur lequel il faut réfléchir. Je n’ai naturellement pas l’intention de m’engager maintenant dans cette réflexion. Le problème que je me pose est le suivant: si la grâce est nécessaire, indispensable – vous voudrez bien m’excuser si je simplifie beaucoup – pour pouvoir exercer le pouvoir sans en devenir esclave, que peut-on faire quand on ne possède pas la grâce? Il me semble que cette vision très forte des choses repose sur une anthropologie négative. Il me semble que, pour le non-croyant, la possibilité d’exercer le pouvoir sans se rendre à lui, sans se soumettre à lui, ne peut que se fonder sur une anthropologie positive. Sur la possibilité peut-être très difficile mais non exclue, d’exercer le pouvoir et de vivre dans la cité du monde, possibilité fondée elle-même sur une certaine confiance en l’homme, indépendamment même de la grâce. Bien sûr, si on rencontre la grâce, si on la mérite, tant mieux. Mais il y a aussi celui qui vous parle, par exemple, qui, au moins jusqu’à présent, n’a pas eu cette grâce, qui ne l’a pas méritée, n’a pas été capable de la reconnaître, appelez cela comme vous voudrez. Mais je suis là, nous sommes là. Alors, c’est une question que je me pose. D’autre part, une anthropologie négative peut conduire celui qui ne dispose pas du don de la grâce à une conception démiurgique du pouvoir, à élever le pouvoir et à le mettre à la place de Dieu. Le professeur Esposito a parfaitement raison lorsqu’il dit: «Le vrai mal, le mal radical qui naît d’un libre choix (le vrai mal naît de la liberté de le choisir, et comme le mal est une catégorie afférente au politique, le mal aussi, le mal radical, est un problème qui intéresse le politique), celui, au moins, qui a été historiquement tel, ne se donne jamais comme le contraire du bien, mais se définit lui-même comme le bien absolu qui intériorise la loi. Ainsi, donc, le vrai mal est toujours (…) imitation du vrai bien. Le vrai mal, le mal radical, ne dit jamais qu’il veut détruire le bien, il dit toujours qu’il veut l’incarner» et le réaliser pleinement. Je me suis fait alors cette réflexion que je vous propose: pour employer une expression de Niebuhr citée encore ici à propos d’Augustin, «sans illusion et sans cynisme» (étant donné que ce programme «sans illusion et sans cynisme» correspond étroitement à celui que je désire et qu’il est très humain), je me pose cette question: peut-on réaliser ce programme sans la grâce? Au moins dans une certaine mesure? Je me pose la question et, naturellement, c’est moi qui dois y répondre. Peut-on tenter, sans la grâce, de vivre de la meilleure façon possible? Il est certain que la question est à la charge de celui qui la pose, car la réponse de celui qui possède la grâce est heureusement une réponse cohérente et forte. Et j’ai envie de dire que, certes, ici il y a la règle: “Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît”, “fais aux autres ce que tu attendrais d’eux dans les mêmes circonstances”, règle qui est un mélange, je m’en rends compte, d’altruisme et d’égoïsme, dirais-je, d’une façon neutre, c’est une conception mutualiste de la vie (Dilthey, en somme, pour être bref): c’est le maximum de ce que, modestement, je peux répondre à la question que je me suis posée. Mais c’est une réponse qui part, cependant, de la question fondamentale que pose Augustin et qui ne peut être évitée.
GIULIO ANDREOTTI:
Je voudrais remercier à nouveau le cardinal Ratzinger et tous ceux qui sont présents, les ambassadeurs et les professeurs, tous vraiment. Dans notre travail de chaque mois, nous nous promettons toujours, je ne sais pas si nous y parviendrons, de réfléchir et de faire réfléchir sur des choses qui passent et sur d’autres qui, au contraire, sont là et éclairent. Je suis aussi très reconnaissant à mon collègue Petruccioli car, vous le verrez dans le livre, dans la conclusion de son interview, il nous lance un appel puissant qui peut s’exprimer ainsi: qui a eu le don de la grâce et, pouvons-nous dire, le don de la foi, doit chercher – sans forcer, c’est évident, et il me semble que nous sommes tous d’accord là-dessus – de faire en sorte que les autres aient la possibilité d’approfondir et de recevoir ce don. Et d’autre part, puisqu’il s’agit d’un don, aucun de nous ne peut s’en faire gloire. Nous pouvons seulement remercier Dieu.


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