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ORTHODOXES
Tiré du n° 09 - 2005

Les thèmes du prochain dialogue théologique avec les catholiques

La primauté: une aide, non un poids


«L’exercice de la primauté doit, à tous les niveaux, favoriser la vie et la croissance de l’Église et non lui faire obstacle» Interview du métropolite Philarète de Minsk


Interview du métropolite Philarète de Minsk par Gianni Valente


Finalement, on repart. Dans l’impasse depuis des années, le dialogue théologique officiel entre l’Église de Rome et les Églises orthodoxes byzantines reprend: des dates ont été fixées, de même qu’ont été définis les problèmes à affronter sur la voie du retour à l’unité pleine et visible. Et cette fois, la feuille de route œcuménique prévoit d’aborder directement la question de la primauté, le point névralgique autour duquel se concentrent toutes les difficultés qui font encore obstacle à la pleine communion sacramentelle entre catholiques et orthodoxes.
Le métropolite Philarète de Minsk en Biélorussie, à l’occasion de la rencontre internationale interreligieuse intitulée

Le métropolite Philarète de Minsk en Biélorussie, à l’occasion de la rencontre internationale interreligieuse intitulée

La prochaine réunion plénière devrait être accueillie par l’Église de Serbie avant la fin de 2006. La délégation orthodoxe sera guidée, comme cela a été annoncé, par le métropolite de Pergame Ioannis Zizioulas, lequel a exposé en détail, et avec autorité, sur le dernier numéro de 30Jours ses idées sur la question de la primauté.
Zizioulas est membre du Synode du Patriarcat œcuménique et est unanimement reconnu comme l’un des plus grands théologiens actuels. Mais ses observations claires et lucides peuvent-elles être considérées comme représentatives de toute l’Orthodoxie? Et surtout, sont-elles approuvées par les représentants du Patriarcat de Moscou qui, en tant qu’Église orthodoxe “majoritaire”, conditionnera obligatoirement et de manière déterminante l’issue du dialogue théologique?
Philarète de Minsk, exarque patriarcal de la Biélorussie, préside la Commission théologique-doctrinale auprès du Saint Synode de l’Église orthodoxe russe. C’est la personne la plus apte à nous renseigner sur la conception qu’ont de la primauté les orthodoxes d’au-delà du Dniepr. 30Jours l’a interviewé à l’occasion de la rencontre organisée par la Communauté de Sant’Egidio à Lyon, du 11 au 13 septembre.
Le métropolite Philarète de Minsk en Biélorussie, à l’occasion de la rencontre internationale interreligieuse intitulée

Le métropolite Philarète de Minsk en Biélorussie, à l’occasion de la rencontre internationale interreligieuse intitulée


Éminence, sur le dernier numéro de 30Jours, le métropolite de Pergame Ioannis a déclaré que, pour faire progresser le dialogue, il faut reconnaître que la primauté fait partie de l’essence de l’Église.
PHILARÈTE DE MINSK: Oui, bien sûr. La question de la primauté concerne la doctrine de la foi. Ce n’est pas seulement une question d’organisation humaine. C’est justement là que réside le problème. Au IVe siècle déjà, ce qui est connu sous le nom de Canon des Apôtres numéro 34 établissait que «les évêques doivent reconnaître le primus parmi eux et ne rien faire sans lui… mais [que] le primus ne peut pas lui non plus faire quoi que ce soit sans les autres». «Ainsi», poursuit le Canon, «à travers cette unité, Dieu sera glorifié dans l’Esprit Saint».
Ioannis de Pergame a cité justement le Canon 34 comme un bon point de départ pour rouvrir entre les orthodoxes et les catholiques le dialogue sur la question de la primauté. Partagez-vous cette idée?
PHILARÈTE: Le Canon 34 indiquait déjà que la primauté est une donnée essentielle dans la nature de l’Église de même que la synodalité. Mais, en réalité, on ne peut reproposer ce genre de questions sans tenir compte des solutions concrètes qui leur ont été apportées dans l’histoire. Il ne s’agit pas de réalités préexistantes, abstraites, atemporelles…
Bref, le problème dont il faut discuter est plutôt celui du genre de primauté auquel on pense…
PHILARÈTE: On remarque, si on regarde l’histoire, qu’avec le temps l’Église de Rome a affirmé, sans le déclarer à voix haute, que l’évêque authentique est celui qui se soumet à la juridiction du Pape. Cette soumission, dans la perspective qui a prévalu dans l’Église de Rome, semble être devenue la source et le fondement de l’authentique succession apostolique. Mais, en fait, tous les évêques ayant reçu de l’Esprit Saint la même grâce, leur dignité est parfaitement égale. J’ai parlé de cela avec beaucoup de mes frères évêques catholiques et en particulier avec des évêques allemands. Ils ont tous dit avec insistance qu’il est inexact que l’Église de Rome demande la soumission au pape, que ce n’est pas là l’ecclésiologie catholique. Mais l’histoire du Filioque le confirme pourtant, sur le plan théologique cette fois…
De quelle façon?
PHILARÈTE: L’Orient et l’Occident confessent ensemble l’Église une, sainte, catholique et apostolique. Nous confessons le même Symbole de foi apostolique, lequel a été défini par les premiers conciles œcuméniques après des discussions si nombreuses et compliquées que les Pères du Concile d’Éphèse avaient établi qu’aucun ajout au Symbole de foi de Nicée-Constantinople ne devait être accepté. Ils craignaient qu’ajouter un seul mot au Symbole serait une catastrophe et obligerait à recommencer les discussions depuis le début. Mais justement, en se référant au titre primatial, celui qui se considérait comme le «premier évêque» a pu sanctionner l’ajout du Filioque au symbole de la foi. De sorte qu’aujourd’hui encore dans les paroisses catholiques on confesse que l’Esprit Saint «procède du Père et du Fils»…
Ioannis de Pergame soutient que les orthodoxes n’ont qu’à examiner leur tradition pour comprendre le lien qui existe entre la primauté et la nature de l’Église. Dans l’Église orthodoxe il n’y a jamais eu de synodes sans primauté.
PHILARÈTE: Les Églises orthodoxes reconnaissent la primauté d’honneur du patriarche œcuménique. Dans la compétition entre les anciens Patriarcats d’Orient, Constantinople l’a finalement emporté et son archevêque a pris le titre de patriarche œcuménique. Mais le primus de Constantinople voulait être comme le primus de Rome… Ainsi, la conception de cette primauté n’est-elle pas elle non plus univoque. Et, parfois, le manque d’unanimité dans l’interprétation de la primauté de Constantinople devient un obstacle au développement normal des relations à l’intérieur même de l’Orient orthodoxe. Les Églises orthodoxes autocéphales ressentent parfois cette primauté comme un obstacle à leur propre développement. Dans tous ces problèmes entrent aussi en jeu des facteurs humains et psychologiques qui pourront difficilement être mis de côté. C’est pourquoi il faut garantir que ces prérogatives primatiales favorisent la vie et le développement des Églises et qu’elles ne finissent pas par leur faire obstacle.
Icône du XXe siècle représentant saint Irénée, conservée dans la crypte de l’église du même nom à Lyon

Icône du XXe siècle représentant saint Irénée, conservée dans la crypte de l’église du même nom à Lyon

Selon Zizioulas, un dialogue sur la primauté entre catholiques et orthodoxes devrait partir du principe cher au théologien orthodoxe Afanasief: là où il y a l’Eucharistie il y a l’Église une, sainte, catholique, apostolique.
PHILARÈTE: C’est certain. L’Eucharistie est le sacrement de l’Église, le sacrement des sacrements. Partout où l’Eucharistie est célébrée par un prêtre consacré de manière valide, selon le canon que les Églises reconnaissent comme le canon légitime, l’Église est présente et il est possible de vivre la plénitude de l’expérience de l’Église, laquelle ne consiste pas dans l’appartenance à un groupe social ethnico-religieux mais dans l’appartenance au Christ. Aucune primauté ne peut être exercée aux dépens de cette plénitude catholique de l’Église locale. Or, dans l’Église catholique, le pape projette sur tout le territoire de la terre son pouvoir ecclésiastique et cela complique aussi les rapports entre les Églises sœurs orthodoxes.
À ce sujet, quand le Patriarcat de Moscou a accusé l’Église catholique d’envahir son «territoire canonique», vous avez personnellement introduit dans ces polémiques des arguments intéressants auxquels peu de gens ont prêté attention en Occident…
PHILARÈTE: On n’a voulu voir dans la réaction du Patriarcat de Moscou qu’une levée de boucliers de la part de gens qui craignaient de perdre une part du pouvoir ecclésiastique. Mais, en fait, cette réaction était surtout le témoignage indirect que le Patriarcat de Moscou considère le rapport avec l’Église de Rome comme un rapport entre Églises sœurs qui se reconnaissent pleinement comme telles et appartiennent à la même Église une, sainte, catholique et apostolique. L’argument du «territoire canonique» ne peut lui-même être utilisé qu’avec des Églises avec lesquelles on reconnaît que l’on partage le même depositum fidei et la validité de la succession apostolique. Nous n’en avons certes pas fait usage avec les sectes quand elles ont cherché de façon agressive à s’infiltrer. C’était le même argument dont se servait saint Paul quand il écrivait dans l’Épître aux Romains: «Je me suis fait un point d’honneur de n’annoncer l’Évangile que là où n’était pas encore parvenu le nom du Christ, pour ne pas construire sur le fondement d’autrui».
En tous cas, en Biélorussie, il y a eu moins de problèmes.
PHILARÈTE: C’est moi qui suis allé soulever la question devant les bureaucrates d’État responsables des questions ecclésiastiques: pourquoi – ai-je demandé – y a-t-il en Biélorussie une présence historique de paroisses catholiques et n’y a-t-il aucun évêque catholique qui puisse les gouverner? Dans certains cas, la présence d’un évêque est aussi une garantie d’ordre car il arrive souvent, quand il n’y a pas d’évêque, que les paroisses entrent en litige… Et effectivement, trois prélats du Vatican sont arrivés peu après et ils m’ont dit, entre autres choses, qu’on pensait à envoyer un évêque en Biélorussie. «Aucun problème», ai-je répondu. C’est ainsi que d’abord est arrivé un évêque et qu’ensuite ont été ouvertes des écoles théologiques catholiques. Il en est allé tout autrement en Russie, quand des évêques ont été envoyés – et même dans des lieux où il n’existait pas historiquement de chaire épiscopale catholique – sans que le Patriarche ni le Synode n’aient été mis au courant des intentions du Vatican. Je veux dire par là qu’une bonne partie des problèmes sont nés des procédures, de la façon dont les choses ont été faites. Il suffisait peut-être de mieux s’expliquer.
Pour moi, servir les saints Pères, ce n’est pas théorique, cela concerne notre vie dans l’Église et notre salut. Les Pères devraient avoir une place essentielle dans la pratique pastorale et dans la vie quotidienne. Pendant les journées du congrès de la Communauté de Sant’Egidio à Lyon, j’ai été heureux de pouvoir vénérer les reliques de saint Irénée qui, pour moi, est le Père de tous les Pères
Dans ces querelles, on a parfois fait appel, du côté catholique, aux droits civils, à la démocratie et même à la nécessité de promouvoir en Russie le “libre marché” des offres religieuses. Que pensez-vous du recours à ces arguments d’ordre séculier pour orienter les rapports entre les Églises sœurs?
PHILARÈTE: Ce sont des arguments à effet. La vérité est que, lorsque le système social soviétique s’est écroulé, l’Église de Rome a essayé d’étendre en Russie, de manière mécanique et non créative, le modèle opérationnel religieux et social qui était en usage à ce moment-là en Occident. Avec le résultat qu’en Russie les catholiques sont apparus comme un véritable ghetto social et ont été assimilés aux sectes, c’est-à-dire aux nombreux groupes qui, débarquant avec de l’argent, se sont mis à diffuser des idées qui sont une parodie du christianisme. Et surtout cela a troublé beaucoup de gens qui ont commencé à se dire: voilà où cela nous a conduits de faire confiance au mouvement œcuménique. Il s’agissait bien sûr d’une déduction erronée, mais cela explique aussi le rejet de l’œcuménisme qui existe en Russie aujourd’hui.
Sur la voie vers l’unité, certains lieux communs du dialogue œcuménique semblent peut-être vieillis. Vous avez, quant à vous, toujours souligné qu’il était important de regarder ensemble du côté des Pères de l’Église.
PHILARÈTE: La devise de nos théologiens, dans le premier quart de XXe siècle était: en avant, dans la direction des Pères. La foi de l’Église est une et immuable car l’Église est l’unité de la vie de grâce qui, des saints apôtres et des saints Pères, est arrivée sans interruption jusqu’à nous. L’Église est l’Église des apôtres, est l’Église des Pères. Or aujourd’hui, dans l’Église, les Pères sont étudiés comme des auteurs très respectables, mais c’est comme s’ils n’avaient rien à dire sur la vie chrétienne de tous les jours. On a d’eux une approche universitaire et ornementale, on les considère au mieux comme une riche mine de citations ou comme un champ d’étude dont l’approfondissement doit être laissé à un petit nombre de chercheurs compétents. Mais pour moi, servir les saints Pères, ce n’est pas théorique, cela concerne notre vie dans l’Église et notre salut. Les Pères devraient avoir une place essentielle dans la pratique pastorale et dans la vie quotidienne. Pendant les journées du congrès de la Communauté de Sant’Egidio à Lyon, j’ai été heureux de pouvoir vénérer les reliques de saint Irénée qui, pour moi, est le Père de tous les Pères.
Que pensez-vous, en tant que président de la Commission théologique du Synode de l’Église orthodoxe russe, de la façon dont le pape Benoît XVI aborde la question des rapports entre l’Église de Rome et les Églises d’Orient?
PHILARÈTE: Je n’assume le rôle de président de la Commission théologique que par obéissance. Je cherche seulement à réunir des personnes pour qu’elles travaillent ensemble. Je ne connais pas dans le détail les ouvrages de théologie que le nouveau Pape a écrits en tant que théologien. Mais je sais que Benoît XVI est une grande personnalité et un grand esprit. Du reste, la Sainte Inquisition a toujours été guidée par des gens intelligents… (il rit).


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