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ÉGLISE
Tiré du n° 10/11 - 2009

Une Église sans enfants n’est pas l’Église de Jésus


Noël et le baptême des enfants. Paul VI et Benoît XVI. Augustin et Damien de Molokai. Interview tous azimuts du cardinal Godfried Danneels, primat de Belgique, qui arrive à la fin de la longue période durant laquelle il a guidé l’archidiocèse de Malines-Bruxelles


Interview du cardinal Godfried Danneels par Gianni Valente


Il pleuvine et vente un peu à Malines tandis que, dans les magasins aussi, les décorations et les lumières annoncent l’arrivée de Noël. De l’autre côté du portail de l’archevêché règne l’habituel silence, laborieux et monastique. Ainsi, accomplissant ses activités de toujours, le cardinal Godfried Danneels attend la fête qui – comme il le répète souvent – l’émeut le plus depuis son enfance. Sa devise épiscopale elle-même, tirée d’un verset de la lettre de Paul à Tite, vibre de l’émerveillement devant la mangeoire: Apparuit humanitas Dei nostri. L’humanité de notre Dieu est apparue. Et puis, cette année, c’est la dernière fois qu’il attend Noël en tant qu’archevêque de Malines-Bruxelles, Mechelen-Brussel en langue flamande, et primat de l’Église belge. De grâce, pas de bilan! Mais on pourra quand même poser quelques questions sur sa façon de voir les choses en ce point de son chemin.

Le cardinal Godfried Danneels, archevêque de Malines-Bruxelles, Mechelen-Brussel en flamand [© Gil Fornet/Ciric]

Le cardinal Godfried Danneels, archevêque de Malines-Bruxelles, Mechelen-Brussel en flamand [© Gil Fornet/Ciric]

Éminence, nous sommes dans la temps de l’Avent, que l’Église célèbre comme un “temps fort”. Qu’a-t-il de différent des autres?
GODFRIED DANNEELS: L’Avent, pour nous, est un temps un peu spécial. Nous sommes toujours occupés à faire mille choses par nous-mêmes, à faire des efforts pour être à la hauteur, pour prouver notre compétence. Arrive l’Avent et c’est le temps de la grâce. Le temps dans lequel on peut s’apercevoir que les choses viennent de Dieu, que le salut vient nous rendre visite, vient de l’extérieur de nous, parce qu’il n’est pas déjà à la disposition de nos tentatives et des œuvres humaines. Nous avons perdu l’habitude de penser à cela. Et puis il y a une autre chose qui, pour moi, est la même chose: l’Avent est le temps de l’espérance. J’ai toujours été surpris par le fait que, durant l’Avent, nous mettons dans nos maisons des sapins qui sont des arbres toujours verts, qui passent l’hiver sans se dépouiller de leurs feuilles, alors que la nature dort. Comme l’espérance d’Israël qui attend pendant des siècles et des siècles qu’ait lieu la venue du Seigneur. Ce long temps de patience qui a gardé la promesse du Seigneur. Il vient vite. Nous ne le voyons pas en ce moment mais le verrons à Noël.
Pour vous, il s’agit d’un Avent particulier. Vous arrivez à la fin de votre charge d’archevêque de Malines-Bruxelles. Comment êtes-vous arrivé ici?
DANNEELS: Je ne le sais pas. Toutes les choses importantes de ma vie me sont arrivées. Je ne les ai pas produites, moi. Ma vocation, elle non plus, n’a pas été un choix, je l’ai trouvée en moi, je ne l’ai pas créée, moi. Après mes études secondaires, j’aurais dû aller au Séminaire de Bruges mais, en fait, je suis allé à Louvain, parce que cette année-là, pour la première fois, l’évêque avait décidé d’envoyer tout de suite à l’Université ceux qui avaient terminé leurs études secondaires. Après l’Université, j’aurais dû revenir à Bruges, au grand Séminaire, mais j’ai été envoyé poursuivre mes études à Rome. Cela aussi, c’était imprévu. Puis je suis revenu à Bruges, où je me suis retrouvé directeur spirituel des étudiants. J’avais vingt-six ans. Il y avait des étudiants plus âgés que moi. Et par hasard, beaucoup de choses importantes me sont arrivées au mois de décembre. J’ai été consacré évêque d’Anvers le 18 décembre 1977. Deux années après, toujours en décembre, je suis venu d’Anvers au siège primatial de Malines-Bruxelles. Et maintenant, probablement, ce sera encore en décembre que je changerai de lieu.
Vous êtes resté, comme archevêque, pendant trente ans, dans le même endroit. Aujourd’hui, cela semble un record. Auriez-vous accepté de changer, éventuellement de venir à Rome, comme l’ont fait encore récemment beaucoup d’archevêques de diocèses importants?
DANNEELS: Si le Pape demande quelque chose, on le fait. Ce n’est pas un problème. Mais je pense que la stabilité dans un diocèse est très importante. Changer de siège tous les cinq ou dix ans, cela se fait un peu en France: on devient évêque d’un petit diocèse, puis d’un diocèse plus grand, puis d’un autre plus grand encore… Oh Dieu! cela m’est arrivé à moi aussi. Mais je pense qu’il est important de rester longtemps au même endroit. Pour moi, il a été un peu frustrant de ne rester que deux ans à Anvers et les fidèles en ont eux aussi souffert.
Vous avez eu l’occasion cette année de célébrer le quatre cent cinquantième anniversaire de la fondation de votre diocèse. Ainsi votre histoire personnelle d’archevêque a-t-elle eu la possibilité de croiser les longs temps de la vie de l’Église. Dans vos discours, au début des célébrations jubilaires, vous avez, entre autres, approuvé le choix du Concile de Trente d’instituer de plus petits diocèses.
DANNEELS: Après le Concile de Trente, on a choisi de diminuer l’extension des diocèses et de les faire plus petits pour favoriser la proximité. Mon archidiocèse est encore aujourd’hui assez grand, mais il l’était encore plus auparavant: Anvers faisait en effet partie de Malines-Bruxelles. Cela me semble important, surtout maintenant, dans les circonstances actuelles, où la Tradition semble disparaître. Le pasteur doit connaître un peu son troupeau.
Quelle expérience avez-vous faite vous-même de cette proximité?
DANNEELS: Les moments les plus importants ont toujours été ceux où je me rendais le samedi soir et le dimanche matin dans les paroisses où les gens vont à la messe, pour célébrer la liturgie eucharistique avec eux, conférer la confirmation et puis rester là à parler pendant une petite heure. Je l’ai fait pendant trente ans. Pour moi, cela a été l’activité la plus réconfortante. J’ai ainsi fait l’expérience de la communion de l’évêque avec son Église. On prie ensemble, il y a la liturgie, l’homélie, on célèbre les sacrements. Dans cette réalité ordinaire de la vie des paroisses dans laquelle l’Église, facilement accessible, fait partie du voisinage et on peut l’atteindre facilement pour prendre part à la vie de sus fidelium porte l’Église et non pas le clergé.
<I>L’Adoration des bergers</I>, Peter Paul Rubens (1577-1640), Pinacoteca civica, Fermo, Italie [© Foto Scala, Firenze]

L’Adoration des bergers, Peter Paul Rubens (1577-1640), Pinacoteca civica, Fermo, Italie [© Foto Scala, Firenze]

Cette proximité ordinaire, cette possibilité d’accéder facilement à l’Église, beaucoup de gens en font l’expérience quand ils vont demander le baptême pour leurs petits enfants. Vous avez récemment expliqué que, dans cette pratique, ce n’est pas seulement le respect des habitudes qui est en jeu.
DANNEELS: Quand Tertullien a dit à un certain moment de sa vie qu’on ne baptiserait plus les enfants, que ceux qui voulaient le baptême devaient attendre de devenir adultes, Rome a répondu: non, parce que c’est Jésus lui-même qui a dit aux apôtres: «Laissez venir à moi les petits enfants». L’argument fondamental en faveur du baptême des enfants, c’est que c’est Jésus lui-même qui le demande. Cela me paraît très important. La présence des enfants baptisés dans l’Église est une richesse que nous ne pouvons jamais oublier. C’est une grâce et un privilège immenses que de vivre dès la première enfance dans une atmosphère de prière mais aussi de culte, en participant à la messe. Je garde encore en moi le souvenir de quand j’avais trois, quatre, cinq ans, avant ma première communion, et que j’allais à l’église avec mes parents. Je voyais tous ces gens qui priaient et qui chantaient. Il y a un courant protestant, celui des remontrants, dans lequel il n’y a pas de baptême d’enfants. J’ai entendu un brave pasteur de cette communauté se plaindre du fait que les enfants ne venaient pas à l’église et qu’il n’y avait que des adultes. Il disait: c’est une autre chose. Ce n’est pas la même chose. Une Église sans enfants n’est pas l’Église de Jésus.
Mais il y a des gens qui disent qu’il ne sert à rien de baptiser les enfants car il n’existe pas encore en eux de conscience. Qu’en dites-vous?
DANNEELS: Le baptême des petits montre à quel point l’Église croit que le fait de venir à la foi est l’œuvre du Christ en nous. Et il montre en même temps que l’Église est le lieu où les petits et les pauvres ont la première place. L’Église n’est pas une assemblée de gens parfaits, tous conscients et autonomes. Ce n’est pas une réserve d’élites. Nous croyons souvent que l’œuvre de Dieu en nous se mesure au degré de conscience que nous en avons: plus nous serons conscients et plus la grâce pourra nous imprégner. Mais ce n’est pas ainsi que cela se passe. Le travail de la grâce ne se manifeste pas dans une prise de conscience psychologique. La grâce précède la conscience et n’est pas conditionnée par elle. Dieu aime sa créature telle qu’elle est, consciente ou non. Il sait Lui comment travailler les âmes, même celles de ceux qui n’en sont pas conscients. Celle du bébé comme celle du moribond ou du malade terminal qui a perdu conscience. Seule la volonté mauvaise essaie de résister à la grâce. Non l’inconscience innocente. Et puis, qui peut résister à la main de Dieu quand Il veut nous attirer à Lui? Paul, avec toute sa volonté négative, n’a pas réussi à résister, aux portes de Damas.
Et pourtant beaucoup de gens disent que, vu la crise que traverse la foi aujourd’hui, il vaudrait mieux serrer les rangs. Les demandes de baptême et des autres sacrements doivent être examinées de près, disent-ils, et il vaut mieux repousser ceux qui ne sont pas aptes et qui ne font pas d’effort.
DANNEELS: Cette position me rappelle toujours l’épisode biblique de Naaman, le chef de l’armée du roi de Syrie, malade de la lèpre, qui va trouver le prophète Élisée pour lui demander de le guérir. Le prophète lui fait dire de se plonger sept fois dans les eaux du fleuve Jourdain, s’il veut être guéri. Naaman se met alors en colère: il lui semble ridicule que, pour lui qui est si puissant, qui est venu de Syrie pour voir le prophète, tout se résolve avec un simple bain dans le fleuve. Mais ses serviteurs finissent par le convaincre, il se jette sept fois dans le Jourdain et en sort guéri. Alors il retourne voir Élisée pour lui donner en récompense de l’argent: il veut payer, en quelque sorte, pour avoir été sauvé. Mais le prophète refuse son argent: la grâce de Dieu est offerte gratuitement à tous. Pour moi, Naaman est l’image de tous ceux qui ne réussissent pas à accepter que la grâce soit si simple.
Revenons à vous. Tel que je vous connais, vous n’allez faire ni bilans ni comptes-rendus.
DANNEELS: Si je compare la situation actuelle à celle du temps où j’étais enfant, je vois que beaucoup de choses ont changé. Il y avait encore alors un catholicisme sociologique, dans lequel on était chrétien par tradition, on peut presque dire que l’on naissait chrétien. Maintenant, ce n’est plus comme cela. La foi est souvent devenue un fait personnel. Je ne dis rien de mal de ce christianisme comme tradition de famille, parce que, comme je l’ai déjà dit, je suis très reconnaissant à mes parents, qui m’ont fait connaître la foi quand j’étais tout petit. C’est un avantage. Mais les nouveautés, il faut les accepter. Traversant des temps où tout semble changer, le Seigneur a continué à être proche de moi. Et quand les choses changent comme elles ont changé dans ce temps, il devient plus évident que l’on ne peut espérer qu’en Lui. J’ai justement consacré ma dernière lettre pastorale à la différence entre ces temps et le temps présent. Le titre de la lettre est La petite fille Espérance. Celle dont parle Charles Péguy. L’espérance comme une petite fille qui avance entre ses deux grandes sœurs, la foi et la charité. Le peuple chrétien croit que ce sont les grandes qui conduisent par la main la petite. Mais c’est au contraire elle qui conduit les deux autres.
Selon vous, quel est maintenant le plus grand obstacle à l’annonce de l’Évangile? L’hostilité du monde déchristianisé? L’égoïsme des individus? Le laïcisme?
DANNEELS: Le plus grand obstacle n’est pas la résistance de la société ou l’hostilité du monde. Le monde a toujours été là. La résistance la plus grande, c’est le manque de confiance de ceux qui veulent évangéliser et qui n’ont pas confiance dans la force de la Parole de Dieu. Aux disciples qui étaient désespérés par les difficultés qu’ils rencontraient, Jésus raconte les trois paraboles présentes dans l’Évangile de Marc: celles sur le semeur, sur le grain qui pousse tout seul, sur le grain de sénevé. Il cherche ainsi à leur faire comprendre comment vont les choses. Les bourgeons ne fleurissent pas parce qu’on a mis une plus grande quantité de graines dans la terre, ou parce que le semeur s’est donné plus de mal. Le grain est fort et donne son fruit par lui-même.
Le cardinal Godfried Danneels pendant l’ordination épiscopale du nouvel évêque d’Anvers, Johan Bonny, dans la cathédrale d’Anvers, le 4 janvier 2009 <BR>[© Belga Photo/Ansa]

Le cardinal Godfried Danneels pendant l’ordination épiscopale du nouvel évêque d’Anvers, Johan Bonny, dans la cathédrale d’Anvers, le 4 janvier 2009
[© Belga Photo/Ansa]

Dans l’une des paraboles que vous avez citées, on parle de l’homme qui, après avoir semé, va dormir tranquille, parce que «qu’il dorme ou qu’il veille, le grain germe et grandit; comment, il ne le sait pas lui-même». Très souvent, vous avez été vous aussi critiqué pour ne pas être monté sur les barricades, au nom des valeurs chrétiennes, ou pour ne pas avoir couvert vos prêtres et vos fidèles d’instructions et de directives. Est-ce seulement une question de caractère?
DANNEELS: Oui, mon tempérament y est sûrement pour quelque chose. Mais dans la Bible aussi il est écrit que le serviteur de Dieu n’élevait pas la voix dans la rue. De cela, on ne parle jamais, on ne se souvient jamais. Moi, je suis convaincu de la force silencieuse, mystérieuse de la Parole de Dieu. Non pas qu’il ne faille rien faire. J’ai travaillé du matin au soir. Mais je n’ai pas crié. Pour crier, il y a les hurleurs. Je n’en suis pas un. Et puis, il y a la méthode de Paul qui commence à prophétiser sur les places. D’accord. Mais il y a aussi la méthode de Marie, qui est comme le poêle: sans rien dire, il réchauffe tous ceux qui sont autour de lui.
Je voudrais vous lire un passage d’un texte de Paul VI. C’était en 1968. Dans l’Église aussi circulait un air de tempête. Paul VI va en visite au Séminaire lombard et dit: «De nombreuses personnes attendent du Pape des gestes éclatants, des interventions énergiques et décisives. Le Pape considère ne devoir suivre aucune autre ligne que celle de la confiance en Jésus-Christ, qui a son Église plus à cœur que quiconque. Ce sera Lui qui calmera la tempête». Il ne s’agit pas, dit-il, plus loin, «d’une attente stérile: mais d’une attente vigilante dans la prière. C’est la condition que Jésus a choisie pour nous, afin qu’Il puisse opérer en plénitude».
DANNEELS: C’est quelque chose que j’aurais pu écrire. C’est vrai que le Pape avec lequel j’ai eu le plus d’affinités est Paul VI. C’est lui qui m’a nommé évêque. Avec Paul VI, je me sens chez moi.
Ce passage, Benoît XVI l’a cité lui aussi dans sa visite à Brescia.
DANNEELS: Benoît XVI possède cette même aptitude à ne pas crier, à dire les choses en les proposant avec un peu de confiance. Ce n’est pas le modèle athlétique de Jean Paul II, qui a été un autre type de pape. Important lui aussi. Mais différent de Paul VI.
Benoît XVI, ces derniers temps, semble insister sur ce point. À l’ouverture du Synode africain, il a rappelé, en citant les apôtres, qu’eux aussi ont attendu l’action de l’Esprit Saint parce qu’ils savaient qu’«on ne peut pas faire l’Église, [qu’] elle n’est pas le produit de notre organisation». L’Église maintenant a-t-elle besoin d’être rappelée à cette réalité?
DANNEELS: L’Église a besoin de saint Augustin qui dit que la grâce fait tout. Nous, nous devons collaborer. Mais c’est Dieu qui agit et nous, nous coopérons. Or nous avons trop cédé à un certain pélagianisme. Nous pensons que les choses, au fond, dépendent de nous, et qu’une petite aide de la part de Dieu nous suffit. Et nous nions ainsi la toute-puissance de la grâce. Exactement comme au temps d’Augustin.
Cette tentation, où l’avez-vous vue affleurer dans l’Église?
DANNEELS: Dans les années Soixante et Soixante-dix, cette tendance a eu une coloration plus politique. Beaucoup de gens avaient en tête de réaliser le Royaume de Dieu, compris comme révolution sociale. Maintenant, certains adeptes de la Théologie de la libération sont passés à l’écologie. Ce sont les mêmes combattants, ils ont seulement changé de boutique… Puis, dans les années Quatre-vingt et Quatre-vingt-dix, a prévalu une certaine façon d’interpréter l’évangélisation comme entreprise de l’Église, comme fruit de son action de premier plan dans la société. Aujourd’hui, la même tendance un peu pélagienne a pris des formes plus restauratrices. Il y a ceux qui disent: après le Concile, il y a eu un certain égarement, beaucoup de bonnes choses ont disparu, mais maintenant nous, nous nous occupons de remettre les choses en place, de redresser la barre. Ils invoquent toujours des choses essentielles: la liturgie, la doctrine, l’adoration eucharistique… Mais parfois, dans leurs discours, tout cela semble se réduire à des mots d’ordre d’une nouvelle orientation, utilisés comme bannières. Ils changent de slogans, mais la ligne de fond reste toujours la même.
Laquelle?
DANNEELS: Nous sommes toujours tentés d’agir par nous-mêmes. D’abord dans l’Action catholique et ensuite dans les mouvements. D’abord dans le renouveau conciliaire et maintenant dans la restauration. Les acteurs, c’est toujours nous. Nous renvoyons toujours à nous-mêmes: regardez moi, voyez comme je fais bien les choses. Mais en réalité, il ne sert à rien d’être un grand prédicateur, si l’attention du monde s’arrête sur le prédicateur. Voir l’homme d’Église n’apporte rien, au contraire, cet homme d’Église fait écran si, derrière lui, on n’aperçoit pas Jésus. Saint Paul dit: vous pourriez bien avoir dix mille pédagogues dans le Christ mais certainement pas beaucoup de pères. Voilà, nous sommes dans une époque où il y a beaucoup de pédagogues qui parlent au nom du Christ, qui donnent des leçons à tout le monde au nom du Christ, mais qui ne donnent pas leur vie. Ils ne sont pas des pères dans le Christ parce qu’ils ne sont pas des fils.
Je voudrais vous poser quelques questions sur des sujets particuliers. Comment avez-vous vécu, depuis la Belgique, la libéralisation du missel de saint Pie V?
DANNEELS: Tous les rites sont bons quand ce sont des rites catholiques. J’ai toujours pensé qu’à travers les dispositions de tolérance liturgique contenues dans le motu proprio Summorum pontificum, le Pape a voulu montrer sa disponibilité pour que tous les traditionalistes rentrent dans le sein de l’Église catholique. Je ne suis pas sûr que cela suffise pour résoudre la question, parce que le problème avec les lefebvristes n’est pas le rite, le problème, c’est le Concile Vatican II. La question de la liturgie est comme la locomotive. Il faut voir ce qu’il y a à l’intérieur des wagons qu’elle tire.
Le père Damien de Veuster

Le père Damien de Veuster

Ici, à Malines, avaient commencé, dans les années Vingt, les premiers contacts oecuméniques entre catholiques et anglicans, favorisés par le cardinal Joseph Mercier, votre prédécesseur. Que pensez-vous de la récente institution d’ordinariats pour accueillir les communautés anglicanes qui veulent établir la pleine communion avec l’Église de Rome?
DANNEELS: Cela aussi a été un signe de la disponibilité du Pape à recevoir ceux qui veulent venir au sein de l’Église catholique. Et sur ce point aussi, il faudra attendre quelques années pour voir si la solution adoptée était la meilleure. Nous le verrons aux résultats. En général, il me semble que, dans les relations entre catholicisme et anglicans, se manifeste une certaine confiance. La visite de Rowan Williams au Pape a été importante mais j’ai lu le discours de Rowan à la Grégorienne et j’y ai noté une légère désillusion. Il n’était certainement pas enthousiaste.
Le 15 novembre dernier, au Te Deum pour la fête du roi, vous avez renouvelé l’invitation à prier pour les gouvernants. Quelque chose d’insolite dans une période où de nombreux évêques s’efforcent d’éloigner les hommes politiques de l’eucharistie.
DANNEELS: J’ai rappelé qu’il est bon, de temps à autre, de remercier ceux qui assument la responsabilité de la politique, car nous ne cessons de critiquer, mais il y a des hommes politiques qui se sont consacrés à leur travail avec un grand sens de la gratuité. Saint Paul dit: même si nos gouvernants sont contre nous, il faut prier pour eux. En son temps, bien sûr, les gouvernants ne garantissaient pas de privilèges aux chrétiens, c’était même plutôt le contraire. Mais saint Paul dit quand même: priez pour les magistrats et pour tous ceux qui sont au pouvoir et rendez grâce afin que nous puissions mener une vie calme et tranquille. Car le pouvoir dépend de Dieu et dépasse l’individualité de celui qui en porte la responsabilité. La responsabilité est beaucoup plus grande que l’homme qui la porte.
À propos, vous connaissez bien Herman Van Rompuy et vous l’avez félicité publiquement pour sa nomination à la charge de président du Conseil européen…
DANNEELS: C’est un homme qui a de grandes capacités. C’est quelqu’un qui n’a jamais manoeuvré pour arriver où il est arrivé. Et cela lui donne une position de force. Il y a quelques semaines, il a parlé à Liège sur l’encyclique sociale Caritas in veritate et a dit explicitement que c’est là la doctrine dont il s’inspire dans son activité politique. C’est un honneur pour lui et pour nous qu’il ait été appelé à la charge de président du Conseil européen. Mais pour la Belgique, c’est aussi un problème. Lui, en tant que premier ministre, avait prouvé qu’il savait mener les rapports entre nord et sud du pays avec compétence et conscience historique. Maintenant, il faut tout recommencer avec quelqu’un d’autre.
Ces dernières semaines vous vous êtes occupé de très près des célébrations pour la canonisation du père Damien de Veuster. Vous avez même volé jusqu’à l’île de Molokai, dans les Hawaï, où le père Damien a vécu et est mort en soignant les lépreux. Qu’avez-vous rapporté de ce lieu si lointain?
DANNEELS: Damien est un saint de mon diocèse. Le premier depuis quatre siècles, après le jésuite saint Jean Berchmans qui a vécu au début du XVIIe siècle. Ce qui m’a le plus impressionné à Molokai, c’est la nature luxuriante, les fleurs, les arbres, le soleil, l’océan, tout ce bleu, tout si beau; et c’était là le cadre dans lequel vivaient les lépreux, les hommes les plus défigurés. Un contraste paradoxal entre la beauté et la misère humaine. Dans cette île, qui est parmi les plus belles du monde, vivaient les hommes les plus rebutants. Quand on se promène dans l’île, on voit des tombes partout, plus de huit mille. Dans un lieu où la vie paraît si exubérante, règne la mort. Et c’était impressionnant d’imaginer en ce lieu le père Damien et la foi immense qu’il a eue, en vivant et en témoignant l’espérance dans cette situation.
Vous avez dit pourtant qu’il ne fallait pas le regarder comme un héros.
DANNEELS: C’est un héros, au point qu’on lui a même dédié une statue devant le Capitole de Washington. Mais il est aussi beaucoup plus que cela. C’est un saint. Et cela, nous l’avions presque oublié. Beaucoup de gens me demandent comment il se fait que Damien ait attendu un siècle pour faire un premier miracle. Ma réponse est toujours la même: c’est de notre faute, parce que nous n’avons pas demandé son intercession. Nous l’avons admiré, mais nous ne nous sommes pas adressés à lui dans la prière. Lui, chez nous, n’a pas eu de travail. Il n’a rien eu à faire. Il aura pensé: si vous ne demandez rien, moi je ne fais rien.
La tombe du père Damien à Kalawao, dans les îles Hawaï; le corps du saint y resta enseveli jusqu’en 1936, année de sa translation en Belgique

La tombe du père Damien à Kalawao, dans les îles Hawaï; le corps du saint y resta enseveli jusqu’en 1936, année de sa translation en Belgique

En ce qui concerne les procès de béatification, que pensez-vous de la rapidité avec laquelle avance la cause de Jean Paul II?
DANNEELS: Je pense qu’il fallait respecter la procédure normale. Si le procès en lui-même avance rapidement, très bien. Mais la sainteté n’a pas besoin de passer par des voies préférentielles. Le procès doit prendre tout le temps qui lui est nécessaire, sans faire d’exceptions. Le Pape est un homme baptisé comme tous les autres. La procédure de béatification devrait donc être la même que celle qui est prévue pour toutes les personnes baptisées. C’est sûr, le cri que l’on a entendu aux funérailles, sur la place Saint-Pierre «saint tout de suite» ne m’a pas plus. Cela ne se fait pas. Il y a quelque temps, on a aussi dit qu’il s’agissait d’une initiative organisée, et cela, c’est inacceptable. Créer une béatification par acclamation non spontanée, c’est quelque chose d’inadmissible.
Avez-vous quelque inquiétude au sujet de votre succession à la tête du diocèse? Craignez-vous que l’on puisse faire un choix erroné?
DANNEELS: Je pense que quel que soit celui qui sera nommé, il sera le pasteur du diocèse. Et cela suffit. Je ne pense jamais à qui ce sera. Ce sera qui ce sera. Probablement, et heureusement, il sera différent de moi. Il n’est pas nécessaire d’être le clone de son prédécesseur. Je ne l’ai pas été moi non plus. Si je devais donner un conseil à mon successeur, je lui dirais: reste qui tu es. On ne peut pas faire un bon travail quand on se soucie de se comparer et de ressembler à quelqu’un d’autre. Il faut être ce que l’on est et travailler avec les charismes que l’on a, qui ne sont pas ceux des autres, parce que chacun a les siens. Et puis, c’est une bonne chose que, de temps en temps, on change le tempérament de celui qui a la responsabilité du diocèse. Si restait en vigueur toujours le même style, cela deviendrait ennuyeux.
Que ferez-vous après?
DANNEELS: J’espère réussir à faire ce que je n’ai pas assez eu le temps de faire dans mes dernières années d’épiscopat. Par exemple, prier. Quand on est évêque, c’est vraiment une bataille quotidienne pour réussir à trouver le temps de prier. Et puis je voudrais me remettre à étudier un peu la Bible. Avec une exégèse qui ne soit pas trop scientifique mais plutôt spirituelle. Je me rappelle qu’à la Grégorienne nous avons eu un bon cours d’Exégèse du Nouveau Testament… Et puis me reposer un peu aussi. Avoir le temps de regarder les arbres, les fleurs, la nature. Et d’écouter un peu de musique. J’aime tout ce qui commence par b: Bach, Beethoven et les Beatles.
J’ai vu en venant ici que l’on restaure la cathédrale. Vous voulez laisser tout en bon état.
DANNEELS: Mai non, la cathédrale dépend de la Surintendance de l’État. Et la cathédrale est en permanence en construction, depuis des siècles… Il y aura toujours des travaux à faire, cela durera encore trente ans peut-être… Probablement mon successeur non plus n’en verra-t-il pas la fin.


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